Entretien avec emmanuel boos, Céramiste
(fait le 4 août 2021, Par Ellen Moysan, à Mannheim, Allemagne)

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Interviewer : Ellen Moysan
Interviewé : Emmanuel Boos
EM : En général, je commence l’entretien avec les musiciens en leur demandant ce qu’ils comprennent par l’expression de « chant intérieur », vision musicale de ce que je voudrais entendre et vais travailler ensuite, suffisamment flexible pour se laisser transformer par ce que je joue. Tu n’es pas musicien, mais céramiste ; est-ce que c’est une expression qui te parle ?
EB : Alors ça m’évoque immédiatement le concept d’ « espace transitionnel » comme l’a défini Winnicott : ces aller-retours entre d’un côté une illusion du contrôle, du pouvoir, dans ce cas de l’imagination (ce que je projette sur ce que tu viens de me dire), et de l’autre, la réalité objective, c’est-à-dire la réalité de ta création, ce que te renvoies, dans le cas du chant intérieur, le chant réalisé, mais dans mon cas, les créations, le résultat de mes créations.

Boos, Emmanuel, Sans titre (surface avec fente), 2011
Lorsque j’ai lu le sujet de ta thèse, ça m’a immédiatement fait penser à Winnicott parce que la céramique combine deux choses. D’abord, la matière, la terre humide, l’argile tel qu’il sort du ventre de la terre est malléable, c’est la matière qui répond le plus à la pression des doigts, et on fait l’expérience de sa puissance, de son contrôle, de sa volonté.

Gabriel Orozco « Mis manos son mi corazon »
Ensuite, à partir du moment où elle commence à sécher, elle perd sa malléabilité, donc là on est déjà confronté à une objectivité qui est déjà une identité, sur laquelle on peut moins agir, mais il y a surtout après, le processus de séparation qui est celui de la cuisson.

On début, on fait l’expérience de la fusion, la terre et moi on ne fait qu’un, j’appuie, je suis…
EM : …il n’y a pas de résistance de la matière…
EB : … elle n’est que ce que tu en fais, voilà. Donc tu as un projet, et ce projet est 100%, c’est comme un espèce de téléscripteur, ça va directement de ton imagination sur la terre. Là. Oui. Sans doute pas. Tu es aussi limité par ton habilité. Evidemment…
EM : …il y a quand même une limite de la matière elle-même, non ? Tu n’as pas des quantités infinies…
EB : Oui, voilà.
EM : Quelles seraient les limites ?
EB : Il y a une grande limite en céramique qui est celle de la verticalité. On aime toujours élever le truc, et en fait on est souvent confronté à son effondrement.
EM : hum.
EB : Par exemple ton tour de potier… J’ai beaucoup en tête des créations qui expriment cette difficulté de l’élévation, et cette fatalité de l’effondrement. Pas seulement dans mon travail, mais plus généralement dans celui de…

Farida le Suavé
EM : Qu’est ce qui fait que tu peux repousser la limite alors, que tu peux élever plus haut ? Tu mets des structures à l’intérieur ?
EB : Voilà. Tu peux imaginer des trucs pour essayer de bricoler une structure et de venir la couvrir…
EM : Les grands pots par exemple… il y a des sortes d’arcades à l’intérieur ?

Boos, Emmanuel, work in progress [2]
EB : On appelle ça Schablone en Allemand, gabarit en fFançais
EM : Ce sont des sortes d’échafaudages à l’intérieur ?
EB : Oui. Il y a parfois effectivement des structures qui viennent sous-tendre… qui empêchent l’effondrement… Mais pour en revenir à cette dichotomie entre l’argile, et la cuisson, la cuisson va venir mettre à mal, en général… la cuisson est une séparation parce que l’argile ne fait plus un avec le corps.
EM : Ah, je comprends…
EB : C’est ce truc que tu mets dans le four, tu fermes la porte…
EM : Puis le bébé sort [elle rit]
EB : Oui exactement, c’est la chambre…
EM : D’incubation ?
EB : Oui, la chambre d’incubation…
EM : Il y a deux thèmes dans ce que tu dis. D’abord, le thème de la résistance de la matière. En tant que violoncelliste, je dirais que c’est la résistance de l’instrument, de la technique, du fait que tu ne peux pas…
EB : Oui, oui.
EM : Dans mon propre parcours j’ai dû apprendre à créer un lien, un corps de violoncelliste capable de jouer l’instrument…
EB : D’accord.
EM : Et j’ai dû apprendre à apprivoiser la résistance de l’instrument parce qu’il y a des trucs que tu ne peux pas faire, ça dépend de ton corps à toi, ça peut créer des tensions.
EB : Oui.
EM : Il y a la résistance de la matière, et ensuite, le fait que, contrairement à la céramique, la musique est un produit qui n’est jamais fini. La composition peut être réinterprétée à l’infini. L’interprétation, même moi en tant qu’interprète je peux retravailler le même morceau de sorte que mon chant intérieur est en perpétuelle évolution…
EB : Oui, mais en céramique aussi parce que cette catharsis, tu l’as…Voilà, tu as la représentation musicale, l’interprétation à un moment donné, qui peut être une pièce céramique, mais tu peux toujours revenir et en faire une autre.

EM Oui, mais ce n’est plus la même céramique, non ?
EB : Oui. Effectivement. Tu en fais une autre. Mais par rapport à ce projet initial que tu as, tu peux aussi le revisiter, c’est-à-dire repartir… mais il y a effectivement deux choses. Oui, maintenant je vois le sens de tes questions pour comprendre comment il faut faire pour que la création ne s’écroule pas etc. Oui, alors il y a effectivement cette confrontation du corps…
EM : Est-ce que tu penses qu’il y a un corps du céramiste comme il y a un corps de violoncelliste ? Par exemple, le corps du violoncelliste développe de la corne au bout des doigts, de la force dans le dos mais pas dans les jambes, etc.
EB : Oui, bien sûr. Lors de mon premier apprentissage, quand j’avais vingt ans, j’ai souffert, j’ai senti mon corps se faire au métier, le dos notamment, tout à fait.
EM : Pendant longtemps, j’ai pensé au chant intérieur comme quelque chose de sonore. Ensuite, en faisant des entretiens j’ai compris qu’il y avait vraiment un corps d’instrumentiste. Ensuite, lorsque j’ai travaillé le chapitre sur le corps du musicien dans ma thèse, j’ai utilisé les écrits de Husserl dans Ideen 2, §35-42 pour décrire comment le corps se constitue dans la perception. Il décrit vraiment ça comme un nexus de sensation, comme une carte géographique presque, qui se constitue au contact de l’objet. De la même façon, le corps du musicien se constitue au contact de l’instrument dans la perception. Ensuite, si je suis capable de lire une partition, et de sentir les mouvements et les sensations en la lisant, c’est en fait ce corps constitué qui reste, et permet d’avoir un chant intérieur incarné. Non seulement tu vas l’entendre, mais en plus tu vas le sentir. Est-ce que c’est pareil pour toi ? Non seulement tu visualises, mais en même temps tu vas sentir dans tes doigts, comme un violoncelliste peut sentir tellement dans les doigts qu’il est possible de travailler sans instrument. Pour Husserl, il y a une primauté du toucher.
EM : C’est intéressant ça.
EM : De façon similaire, je décris l’aspect tactile du chant intérieur dans ma thèse, qui n’est possible qu’à cause de ces sensations et mouvements sédimentés dans la conscience et retenus dans la mémoire. Quand j’entends ma performance, je l’entends comme ma performance, parce que je la sens en même temps avec mon corps. Ensuite, lorsque j’imagine, j’imagine aussi comment je vais faire. Il y a même des musiciens qui m’ont dit que, tant qu’ils ne savent pas jouer un truc, ils ne savent pas improviser avec. Même dans leur tête. Ils ne sont pas capables d’imaginer un enchaînement qu’ils ne seraient pas capables de jouer.[4] Est-ce que ça te parle ? Est-ce que ça a un équivalent dans ta pratique à toi ?
EB : Alors, cette histoire de corps, oui, tout à fait. Il y a ces forces dont tu as besoin pour, notamment au tour de potier, ces gestes qui vont renforcer un aspect musculaire, une position, cette position où tu es assis, la force que tu dois exercer, ça, effectivement. Cela étant, ce que j’aime, ce que j’aime beaucoup dans ma pratique, ou dans la pratique céramique, c’est le côté, tu parlais de ce batteur qui parlait de savoir jouer pour pouvoir imaginer, j’aime bien en céramique, et c’est ce que la céramique me donne, c’est une réception du geste… du mauvais geste… ou du geste imprévu… de la maladresse…
EM : La sérendipité ?
EB : Alors effectivement. Si je fais des gâteaux de Noël, je remarque toujours que, l’apprentissage, au début tu les fais mal, ensuite tu comprends le geste, tu le mets en pratique, tu le fais bien, et le gâteau ressemble à ce que tu voulais faire, souvent d’ailleurs le lendemain.
EM : Tu as intégré le geste.
EB : Voilà, tu as intégré le geste. Alors dans ma pratique artistique c’est un peu la même chose. Je pense avoir une certaine maladresse fondamentale quand même, moi, comme individu, être maladroit [Ellen rit], mais c’est salvateur parce que je m’ennuierais à avoir toujours les mêmes choses, et à refaire les mêmes choses, et surtout, la céramique sait l’accueillir, et sait même la mettre en valeur.
EM : C’est comme les vrais amis finalement. Ils savent être réceptifs à notre imperfection. [ils rient] Ils t’accueillent avec ce que tu es…
EB : Avec tes défauts.
EM : Et c’est l’alchimie entre les deux qui fait que tu vas pouvoir évoluer, changer, ou alors ça ne posera tout simplement pas de problème…
EB : C’est vrai.
EM : C’est un double mouvement quand même : le batteur dit qu’il ne peut pas imaginer quelque chose qu’il ne peut pas jouer, mais le fait de savoir imaginer plus loin développe aussi la technique. Ta technique te permet d’avoir une vision, mais ta vision peut te permettre de repousser les limites techniques aussi.
EB : Alors ça, cette question de la virtuosité, en céramique, c’est fondamental. Dans la pratique de la céramique, ou la prétention de la céramique à être une pratique artistique, parce que c’est aussi une prétention, la céramique vient de l’artisanat.
EM : Oui enfin moi, je ne comprends pas la différence.
EB : A une époque, des artisans faisaient des produits utilitaires sur lesquels on ne s’arrêtait pas… C’étaient des objets quotidiens. Il y avait des gens qui faisaient ta vaisselle, tes plats, tes carreaux de façade, etc. Maintenant, il y a une mise à distance de soi-même, on prend conscience que, on ne fait plus ça pour…

EM : La fin est dans l’objet.
EB : Voilà. La fin est dans l’objet. Donc voilà, la question de la virtuosité dans une pratique artistique est la suivante, comme la céramique vient de l’artisanat, et que l’artisanat, comme un peu la musique, a cette exigence de la virtuosité, de ce savoir pour prétendre être, mais qui est aussi problématique, parce qu’assez vite, et c’est peut-être différent en musique parce que…
EM : J’ai l’impression que cette distinction pourrait se rapprocher de la distinction musique populaire/musique savante. Moi, je ne fais pas la différence pour mes entretiens. Je rencontre des musiciens, peu importe d’où ils viennent.
EB : D’accord.
EM : La virtuosité des musiciens folk est parfois supérieure à cette des musiciens classique. Il y a vraiment une virtuosité surprenante.
Je ne pense pas qu’il y ait une hiérarchie entre la pratique…
EB : Non mais ce que je veux dire c’est que la virtuosité à elle seule ne constitue pas l’art. Je te disais tout à l’heure que, dans les années 80, on a exclu la céramique des écoles des beaux-arts, parce que la matière ne pouvait pas justifier à elle-même une prétention artistique. Derrière cela, il y a la question de savoir si la virtuosité, à savoir maîtriser un processus, justifie sa prétention à être un art. La réponse est clairement : non. Néanmoins, je pense que la virtuosité est quand même un élément. Et je pense que c’est important.
EM : Oui Oui. Pour moi aussi. C’est d’ailleurs ce qui me pose problème avec l’art conceptuel qui ne demande pas de technique. C’est un peu trivial de dire ça mais franchement, si je me dis que j’aurais pu le faire moi-même, j’ai du mal à comprendre ce que ça fait dans un musée.
EB : Ah oui, mais alors qu’est ce que tu fais de la peinture monochromatique du coup par exemple ?

EM : Je ne sais pas, mais s’il n’y a pas du tout de technique derrière… C’est pour ça que la musique folk qui n’est pas enseignée en conservatoire… Ou je ne sais pas, dans une école de danse on apprend la « danse de caractère » qui est une danse folk, mais stylisée.
Pour moi, la musique folk a une telle technique, un tel métier derrière, que ça justifierait de…
EB : Oui d’accord mais enfin, dans les musées, il n’y a pas que des choses que tu ne peux pas faire. Et tu ne peux pas dire ce que tu dis en renvoyant tous les Picasso « modernes » dans les réserves.

EM : Mais justement, Picasso l’avait la technique, il l’a épurée, mais il l’avait. Il a juste décidé de s’en affranchir. Ce n’est pas la même chose…
EB : Mais là on justifie le caractère artistique de leur œuvres libérées par l’émancipation vis-à-vis de règles trop contraignantes, mais…
EM : Le métier est tout de même une vraie raison de dire, la pratique, le savoir technique…
EB : Je ne dis pas non, mais du coup, tu justifies toutes sortes de hiérarchies ou d’œuvres, tu justifies leur statut artistique en disant que l’artiste « sait faire ».
EM : Alors non, justement. Une de mes questions au début de ma recherche était : qu’est ce qui fait la différence entre une interprétation mécanique et une interprétation musicale ? Et je pense que la différence est le chant intérieur. Tu peux avoir toute la technique que tu veux, si tu n’as pas une vision incarnée derrière, si tu n’as pas un vrai sens, une vision, tu vois où tu mènes ta création, ça n’est pas pareil. Sans le détour par la pâte de ton imaginaire à toi…
EB : Justement, ton idée de « chant intérieur » m’a tout de suite évoqué, la première approche que j’avais dans la thèse de doctorat que j’ai faite sur la profondeur de l’émail de la céramique.[8] Au début, j’avais une approche technicienne. Je me suis intéressé à un émail en particulier, qu’on appelle « émail en écaille de poisson » qui a cette particularité de trésailler avec un angle non droit vis-à-vis du tesson. Tu as ton corps céramique, l’émail qui le retourne, les trésaillures, les fentes qui apparaissent qui sont en général perpendiculaires au tesson, et qui, là, ont un angle différent. Elles se superposent, et ça donne une impression, d’avoir des superpositions d’écailles, d’écailles de poisson.

Boos, Emmanuel, Cobblestone, 2011
Je me suis intéressé à cet effet-là, à la profondeur de l’émail. Lorsqu’on apprécie une œuvre, on peut dire qu’une peinture est « peu profonde », en céramique c’est la même chose, on apprécie la qualité de l’émail, sa « profondeur », mais ce n’est pas très défini. Et, j’avais donc une approche technicienne qui disait que la profondeur était le résultat d’une technique, ces trésaillures mais il y a d’autres émaux « profonds » donc c’était à moi d’identifier pourquoi on les appelait « profonds », mais qui n’étaient pas de l’ordre d’une technique, ou d’une physique, d’une chimie. Mais mon hypothèse de thèse a été de dire que cette profondeur était moins dans la technique que dans une poétique. Et c’est là que je rejoins cette idée de « chant intérieur », parce que le poétique était pour moi, et ça l’est toujours, cette notion d’intériorité… de « chant », ou d’« écho intérieur », ou de « vie intérieure »…
EM : … d’incarnation dans l’imaginaire en tout cas. Dans le sens où…
EB : Incarnation « de » l’imaginaire ou incarnation « dans » l’imaginaire ?
EM : « Dans ». Dans le sens où, et c’est pour ça que j’aime regarder les enfants, ce qui fait la différence, en tout cas ce qui a fait la différence lorsque j’ai réappris à faire du violoncelle, c’est que je suis passée d’une approche technique orientée sur ce qu’il faut « faire », à l’idée de transmettre quelque chose. Et c’est simple, quand tu lis une partition, tu la chantes en toi, et il n’y a que toi qui va la chanter de cette manière.
EB : Oui.
EM : Dans un de mes master j’avais fait une comparaison de six interprétations du même Prélude de Bach pour violoncelle, il y avait une différence de deux minutes entre l’interprétation la plus rapide et la plus courte. Toutes étaient belles et correctes. Qu’est ce qui faisait donc la différence ? Les musiciens se sont chanté la partition différemment. Ils ont eu, quand ils ont lu la partition, ils l’ont vécu, ça s’est incarné dans leur vécu imaginaire, dans leur « champ » à eux, d’une certaine manière. C’est ça qui fait la différence.
EB : C’est la résonnance…
EM : Oui c’est ça, dans ton monde à toi, dans ton imaginaire à toi. C’est comme un enfant qui se fait une cabane avec deux draps tendus sur une chaise. Il « voit » autre chose. Et c’est toute la question du jeu. Tu vois le réel, mais tu vois plus que le réel. C’est ce qu’Husserl appelle la « phantaisie perceptive », le fait de voir, dans l’acteur, Cyrano de Bergerac. C’est profondément perceptif. La matière est là, mais toi, tu vois plus en fait.
EB : Alors oui, mais c’est une projection ?
EM : Non. Je ne pense pas. On n’applique pas une idée dans la matière.
EB : Est-ce que tu perçois quelque chose ? Est-ce que tu imagines quelque chose ?
EM : Pour moi, c’est, dans le cas de la lecture de la partition en musique qui est un « entendre à travers le voir », entendre un son en lisant un texte, tu ne plaques rien. Tu te chantes. Tu te chantes la mélodie comme tu es toi. Et pour moi, ça reconduit au corps, parce qu’en musique tu vas prendre ta pulsation intérieure différemment, tu vas respirer différemment, et ça va lancer la musique selon ton propre…
EB : Alors, effectivement, ça me fait cet effet là lorsque je me lis une recette.
EM : Tu te la chantes ! [elle rit]
EB : En fait, tu te dis, tu passes de la lecture à l’oreille, mais je passe de la lecture au goût, au plaisir de… Quand je lis des recettes, je me sens, je tremble, j’ai envie du truc, il y a cette résonnance intérieure.
EM : Je pense que tu le sens parce que tu as, dans ta mémoire, le vécu mémorisé de certaines sensations, des goûts, etc.
EB : Tout à fait. Et la recette de cuisine est un peu comme la partition musicale. Effectivement, tu résonnes. Après, quand je lis « idéalement », en lisant une recette d’émail… j’aimerais bien pouvoir te dire ça d’une recette d’émail. C’est-à-dire : en lisant la recette ou sa composition chimique, sentir en moi…
EM : Tu ne visualises pas quelque chose ? La couleur que ça va avoir à la fin ?
EB : Non. Enfin si. Tu peux savoir, mais c’est extrêmement difficile, et en plus c’est assez inintéressant.
EM : Parce qu’avec la cuisson ça va sortir différemment ?
EB : Parce que je souhaite que ça sorte différemment surtout. C’est-à-dire que, si ça fait, si ça correspond juste à mes attentes, il y a quelque chose qui ne m’émouvra pas. Alors que la recette de cuisine…
EM : Si ça tombe à côté c’est dommage ! [ils rient]
EB : Voilà, si ça tombe à côté c’est dommage. Et je sens, je sens le plaisir, je sais que je salive en lisant. Je te parle de recette de cuisine, mais ça peut être la description des goûters de la Comtesse de Ségur.
EM : Dans ma thèse, je fais la distinction entre trois chants intérieurs : celui de l’interprète qui est un entendre à travers le voir, le chant intérieur de l’improvisateur qui se constitue dans l’instant avec une spécificité temporelle parce que tu conçois en jouant (ensuite il y a le chant intérieur de l’impro compositrice et de l’impro interprétatrice selon que tu pars ou non d’un motif préformé que tu développes), et le chant intérieur du compositeur qui est de la pure phantaisie sans perception de partition, et pas joué dans l’instant. Ce qui est intéressant dans le chant intérieur de l’interprète, c’est que les étapes sont très claires. D’abord, tu apprends à lire la partition, c’est-à-dire à associer un son avec un signe et un geste, ensuite tu vas voir ton texte, tu prends le temps, tu le sens dans ton corps, puis tu vas te chanter la partition, et cela, à ta manière. Là, le processus est très clair. L’importance du corps aussi. Mais ça, je pense que c’est pareil dans l’impro et la composition : on prend la pulsation en soi.
EB : Oui.
EM : Dans la musique il y a vraiment une pulsation intérieure qui est la temporalité sur laquelle se greffe la musique après.
EB : Il y a un aspect qui m’intéresse ici, celui de la possibilité, là, tout se passe à l’intérieur de l’homme pour toi. Et en fait…
EM : L’intérieur… c’est dans le corps…
EB : On évoquait tout à l’heure la possibilité, je te demandais si la musique pouvait être autonome. Sans aucun mysticisme, est-ce qu’il n’y a pas une intériorité… En fait, je pense qu’il y a le sujet regardant la céramique, l’argile, la surface, mais, comme chez toi le musicien, mais qu’il y a, et là tu parles du chant intérieur, mais je pense que cette intériorité, qu’il y a aussi une intériorité de ce que tu regardes.
EM : Alors, en t’entendant, je me dis que, si, le son est autonome dans le sens où une fois que tu l’as produit, il ne t’appartient plus, il vit sa vie en quelque sorte. Je pense que c’est ça, le côté généreux de la musique. Toi tu dis que tu mets la chose dans le four, puis tu ne contrôles plus. Le musicien, une fois qu’il donne le son, c’est pareil. Il est sorti, et c’est moi, l’autre, chacun le reçoit, on le reçoit comme on est, chacun. Quelque chose peut me toucher, moi, et pas mon voisin.
EB : Mais est-ce qu’il y a un chant intérieur… Combien d’intériorités y a-t-il ? Est-ce qu’il y a une seule intériorité, ou est-ce que la musique que je lis, est-ce qu’elle peut avoir, elle aussi, une intériorité ?
EM : Dans le cas d’une partition, elle a l’intériorité du compositeur qui l’a créé déjà…
EB : … ou est-ce qu’elle n’est qu’un objet finalement ?
EM : Pablo Casals dit que la musique…
EB : …est vivante…
EM : …que la musique écrite est morte et que l’interprète lui donne vie.[9] J’adore ça. Je pense qu’il parle de « résonnance ». Pas de « chant intérieur », de « résonnance ».
EB : Oui. Mais ça c’est une approche. Pablo Casals c’est le modernisme. C’est l’homme au centre. C’est « je donne », « je », le sujet, l’individu, donne naissance à ce qui est inerte. Dans ma pratique, c’est la matière au service du créateur.
EM : Oui mais non, parce qu’un interprète d’aujourd’hui te dira toujours qu’il faut respecter le texte (même si j’ai appris récemment que c’est une exigence qui est née après Beethoven parce que ça n’a pas été toujours le cas). Il faut jouer « ce qui est écrit ». Les interprètes que j’ai rencontrés disent presque tous qu’il faut respecter le texte. En ce sens, la partition te « dit » quelque chose. Elle te dit : forte, piano, etc.
EB : Je me souviens du concept de « regard » dans un des textes de Lacan que j’avais lu, où l’on voyait un double cône : tu avais le cône classique qui allait du sujet vers l’objet, mais lui, Lacan, en met un autre, en disant que le regardant est aussi regardé par l’objet.
EM : Je ne sais pas si j’irais jusque-là…
EB : Mais là, lorsqu’il dit qu’il est regardé, ce n’est pas mystique non plus. Lacan n’est pas mystique. Je ne sais pas ce qu’il veut dire par là. Mais par exemple, je sais qu’il y a des émaux, je les regarde, et je me pose la question… il y a des émaux qui sont un peu laiteux, floutés, pas clairs, je réagis beaucoup à ça, ça m’émeut.

Boos, Emmanuel, Cobblestones (2009-2011)
Une des hypothèses est que l’émail me regarde : il me renvoie à une perception de moi-même qui est une perception floutée, c’est-à-dire un espèce de décalage qui… d’un espèce de moi morcelé, difficilement…
EM : Mais du coup, la question est plutôt, pourquoi ça te touche, toi, particulièrement ?
EB : Parce que justement, c’est-à-dire qu’on est aussi regardé. Cette intériorité, je pense que l’intériorité de ce que tu regardes, il y a une intériorité de l’objet qu’on regarde aussi. Ce n’est pas simplement…
EM : Après, ça dépend de comment tu comprends la notion d’ « intériorité ». Pour moi, l’intériorité est une intériorité incarnée. Je ne vois pas ça comme ce qui est à l’intérieur des limites du corps, mais comme l’intériorité, l’incarnation, l’imagination est incarnée, je ne pense pas que ça soit désincarné, la pensée je n’en sais rien, mais en tout cas la musique c’est incarné.
EB : D’accord.
EM : Après, c’est ce qu’on est regardé par la matière… ce qui est sûr, c’est que tu ne peux pas faire tout ce que tu veux. Est-ce que ce sont des règles purement arbitraires… dans notre culture il y a des choses qui sonnent juste et d’autres non.
EB : Oui.
EM : J’écoutais les polyphonies mélanésiennes du film La ligne rouge l’autre jour, c’est très criard en fait.
C’est magnifique, ça touche, mais c’est différent de notre contexte. Pour nous ça ne sonne pas vraiment juste. Les raisons pour lesquelles quelque chose nous touche, ou nous parle, c’est aussi lié à l’histoire du sujet. La manière dont tu t’es construit, toi, est unique. On ne développe pas la même mémoire, même que ses frères et sœurs qui ont vécu la même chose. Ça vient s’incarner dans notre histoire. Je pense qu’il y a quelque chose lié à l’histoire.
EB : Oui, bien sûr, l’intériorité.
EM : Même la technique : la manière dont on développe notre propre technique est liée à notre histoire mais aussi à notre corps. Récemment, j’ai remarqué que certains musiciens vont à la salle de sport pour développer leur corps. Si je joue du violoncelle avec mes mains qui sont longues, je ne vais pas avoir le même son que quelqu’un avec des mains plus ramassées et carrées. Un musicien m’a même dit qu’il travaillait avec le miroir, il regardait la main du musicien et essayait de copier sa main.[10] En fait, il fait rentrer des sensations par la main, qu’il va ensuite utiliser dans ses improvisations. Finalement, c’est vrai que je ramène toujours tout au sujet incarné. Je ne sais pas si l’objet a une vraie autonomie par rapport au sujet qui le regarde…
EB : Moi, l’incarnation…
EM : Même dans la céramique, tu n’apprends pas à faire des émaux en copiant le geste de ton maître ?
EB : Si. Si bien sûr ! Et ça, c’est tout le problème du geste technique, mais ce ne sont pas ces aspects là qui… est-ce que ce sont ces aspects là qui donneront leur aspect artistique à un émail ? Ou l’intérêt artistique d’un émail ? Ou est-ce qu’un émail va t’émouvoir par rapport à un geste que tu auras pratiqué ou copié… Pour moi, l’incarnation, peut-être… Est-ce que ce n’est pas plutôt…
EM : Je pense à un musicien qui m’avait dit : « Bien sûr, Pavarotti a un son comme ça, tu vois la tête qu’il a ! ».[11] Clairement, ça résonne dans le corps.
EB : Oui, évidemment…
EM : Mais moi, je n’avais pas pensé à la tête du chanteur. Je me suis dit… Au début… Les questions de la philosophie esthétique ne me parlent pas trop parce que pour moi, l’art est très incarné. Dans le contact avec la matière, la manière dont je la reçois. C’est comme le restaurateur de piano qui me disait l’autre jour qu’il ne savait pas comment l’instrument allait sonner.[12] Et d’ailleurs, lorsqu’un autre musicien le joue, il ne sonne pas pareil non plus. Donc là, oui, il y a une autonomie de l’instrument.
EB : Justement, j’allais te dire, que ce qui s’incarnait n’était pas mon corps, mais la matière. Mais lorsque je parlais des maladresses et du fait que la matière reçoit ça, c’est ça : je m’incarne dans la forme. D’ailleurs, les céramiques sont toujours décrites, les termes pour décrire les céramiques sont toujours anthropomorphiques : le cou, les pieds, la lèvre etc. Dans mes dernières créations, lors de ma résidence à Sèvres, ce sont des parties de corps.

Boos, Emmanuel, Stabile (2019)
https://www.sevresciteceramique.fr/manufacture/les-artistes/artist/emmanuel-boos.html
EM : Je pense que tu fais ressortir un potentiel. Par exemple, le « Köln Concert » de Keith Jarrett est très connu parce qu’il a donné une puissance à un instrument qui avait une faille. Je trouve ça super intéressant comme idée. Oui, le piano a sa vie en lui. L’objet a son autonomie en a lui. Il a une vie.
EB : Alors oui. Tu fais avec ce que t’as.
EM : Voilà. Et, décuplé, ça peut devenir génial.
EB : Mais ça, ça renvoie au concept de double intériorité. Tu as ta vie intérieur, mais tu as la vie intérieure de l’outil avec lequel tu travailles.
EM : Oui, là, je suis totalement d’accord.
EB : C’est-à-dire que tu as aussi… Je comprends tout à fait quand tu parles de l’instrument de Keith Jarrett. Moi, je fabrique mes porcelaines avec mon maître, mon maître Jean Girel est à la recherche d’une terre qui soit parfaite, mais moi ça ne m’intéresse pas.

Une céramique qui va fondre, etc., ça peut donner quelque chose. Et moi, dans ma pratique, j’essaye d’exprimer, de jouer avec, parce que c’est de l’ordre du jeu aussi.
EM : C’est comme rattraper une mayonnaise ou rattraper un élève. Lorsque je suis allée chez ma deuxième prof de violoncelle, elle ne m’a pas dit que tout était à refaire, mais elle m’a proposé de travailler à partir des choses bien qui étaient déjà là.
EB : Oui. Voilà.
EM : Du coup, là je pense qu’il y a trois éléments : toi, l’outil, et la matière.
EB : Voilà.
EM : Pour Keith Jarrett il y avait lui, le piano qui sonnait mal, et le son.
EB : Oui. Donc là il y a moi, la terre qui est le piano, et puis le son c’est-à-dire l’aspect visuel.
EM : Un musicien m’a raconté une autre histoire : Heifetz avait fait un concert et un spectateur était arrivé à la fin : « Maître, maître, quel violon, ce son, quel violon ! » Et le violoniste aurait mis l’instrument contre son oreille en disant : « Quel son ? Je n’entends rien. ». Pour dire : le son, c’est moi qui le produis avec l’outil. Le violon en soi, même un stradivarius, c’est toi qui le joues. Il y a une autonomie de l’instrument, mais c’est la rencontre avec le musicien… Une de mes questions de thèse est : c’est quoi le son ? C’est quoi le toucher ? On parle du toucher du musicien, mais c’est quoi ? La manière d’appréhender l’instrument ? Qu’est ce qui fait mon son ? Les musiciens de jazz travaillent beaucoup sur le son. Je ne sais pas s’il y a un équivalent dans ta pratique mais je trouve que c’est une question intéressante.
EB : Oui, après c’est la question du style… Non ?
EM : Oui, il y a le style, mais il y a vraiment la préhension de l’instrument. Par exemple, les Français et les Russes tiennent l’archet différemment, et ça fait aussi un son différemment. Ma prof russe m’a appris, elle m’a montré en touchant mes épaules, mon coude. Il y a le violoncelle, mais il y a aussi ce que j’en fais, moi. Comment je le fais parler. Comment je fais chanter mon instrument ?
EB : Oui oui. Moi, je tourne à la japonaise, c’est-à-dire dans le sens des aiguilles d’une montre.

Bol „Iga“ [14]
J’avais appris avec une Américaine qui avait travaillé avec des Japonais, et qui m’a toujours appris pour ça.
EM : Pour faire quoi ?
EB : Le tour du potier.
EM : Comment font les autres ?
EB : Dans l’autre sens. Et là, mon maître me disait que je tournais « à l’envers ».
EM : Oui, par rapport à son standard à lui.
EB : Voilà. Alors maintenant, j’ai appris à travailler dans les deux sens. Alors d’abord, je ne crois pas que… C’est à l’envers « de quoi » ? De son sens. Après… On a eu des grandes discussions là-dessus. Moi, je pensais que la priorité était… Je pense qu’il y a autant de droitier au japon qu’en occident, mais la main droite, est la main intérieure, donc c’est la main qui est à l’intérieur du pot, et c’est celle qui façonne… c’est la main du vide…
EM : hum.
EB : C’est la main, c’est le vide. Un pot se définit… Contrairement à la sculpture qui marche par addition de matière, dans la céramique c’est le vide qui créé. Et ce n’est pas la… Là, je pense que les Japonais ont très bien compris ça. La main la plus habile est celle qui définit le vide et non celle qui définit la ligne. C’est dans l’autre sens. La main droite qui est à l’extérieure est celle qui va définir une ligne. Peut importe ce que tu as à l’intérieur.
EM : Je comprends oui.
EB : ça, ça renvoie à l’idée de chant intérieur. A une intériorité.
EM : Je pense qu’avec la musique tu fais chanter l’instrument. Tu lui donnes ta voix. Tu le fais chanter. J’imagine que c’est pareil avec la céramique. Tu dois avoir une voix particulière de la matière, mais c’est toi qui la fais chanter à ta façon.
EB : Oui oui.
EM : Donc, cela suppose d’avoir à la fais un respect de la matière pour ce qu’elle est, sans lui imposer quelque chose du dessus…
EB : Tout à fait.
EM : … donc il y a une réceptivité. En même temps, c’est toi qui…
EB : Mais c’est un jeu. C’est-à-dire que s’il n’y a pas de domination… Il y a ce concept de « volition » de la matière : est-ce que la matière veut quelque chose ?
EM : Je ne sais pas mais pour un instrument c’est clair. Moi, j’ai deux violoncelles : un est tchèque, il a un son qui part tout de suite, et un instrument français qui est plutôt un petit instrument de salon, pas du tout construit pareil. Je ne sais pas si j’ai le même son, si je les fais chanter de la même manière. En tout cas, je ne peux pas en faire ce que je veux.
EB : Oui.
EM : Ma prof de violoncelle m’avait fait remarquer que, si je ne jouais pas juste certaines notes, c’est parce qu’elles n’étaient pas exactement « en face » sur le violoncelle, et qu’il fallait donc que je mette mon doigt un peu de biais. Du coup, tu dois vraiment t’adapter à ce que la matière te donne. Est-ce que la matière te regarde, est-ce qu’elle veut quelque chose, ça je ne sais pas. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que tu ne peux pas la manipuler comme tu veux.
EB : Alors ça, oui, c’est vrai. En céramique, c’est toujours ça. Ça, ça renvoie à nouveau à Winnicott parce que la confrontation avec l’objectivité, le réel, c’est ça. C’est l’illusion de ta puissance, c’est-à-dire que… voilà… tu pensais pouvoir tout dominer et en fait… C’est là que le jeu devient possible : tu comprends que la matière a, peut être pas une volition, mais en tout cas des caractéristiques avec lesquelles tu te mets, toi, en accord. Avec ton instrument. Avec lesquelles tu « joues ». Et c’est là que je pense, la possibilité du jeu n’est donnée qu’à des termes qui sont équilibrés. Sinon, ça n’est pas un jeu. C’est ou de la domination, ou… Tu vois ce que je veux dire ? L’équilibre des deux termes jouant ?
EM : Oui oui.
EB : S’il n’y a pas d’équilibre entre… si l’un est complètement…
EM : Entre toi et la matière ?
EB : Oui. Si elle me domine complètement et elle fait tout ce qu’elle veut, il n’y a pas de jeu. Je suis dominé. Le jeu suppose la possibilité, une égalité. La possibilité qu’un des deux termes puisse gagner.
EM : En tout cas, je pense qu’il y a une éthique. Une éthique du traitement de la matière.
EB : ça, c’est autre chose.
EM : Oui, mais l’idée de respect, c’est ça.
EB : Oui. Mais moi, je te renvoie toujours à la matière. Parce que l’idée c’est que moi, je respecte la matière, mais la matière, elle aussi, doit me respecter. C’est dur à entendre. Mais ça veut dire que je ne peux pas. L’idée c’est qu’il n’y ait pas de déséquilibre. Ce n’est pas moi qui me mets à son niveau. Simplement. Comment te dire…
EM : C’est comme lorsque tu fais pousser des fleurs. Je ne suis pas très douée avec les fleurs mais l’idée c’est qu’il va y avoir certaines choses à faire pour que ça pousse. D’autres à l’inverse… Je ne sais pas si c’est la matière qui te dit quelque chose, ou doit qui arrive à sentir qu’il y a certaines choses qu’il est mieux de faire, et d’autres non. Une sorte de retenue je dirais.
EB : Oui.
EM : En tout cas, avec l’instrument c’est ça. Si je vois un pianiste massacrer son instrument en jouant je trouve ça terrible. Ce matin, je regardais un pianiste autrichien vieille école, qui faisait sortir des sons magnifiques, et je me suis dit : « il aime son piano ».
Voilà. Il y a un rapport affectif. J’ai rencontré une violoniste qui m’a dit qu’elle avait traversé toute une période où elle ne touchait plus son violon, et qu’elle avait dû apprendre à « aimer son instrument ».[15] Il y a quelque chose là. L’affectif qui te porte à comprendre la matière à laquelle tu as affaire.
EB : Oui. Après, est-ce que l’instrument peut te jouer, toi ?
EM : Cela sous-entendrait qu’il pourrait me surprendre ?
EB : Oui. S’il t’emmène quelque part ?
EM : Bon alors moi, je vois mon violoncelle comme un ami pour être honnête [elle rit].
EB : Oui.
EM : Je pense qu’on développe cette relation affective avec.
EB : Oui oui. L’affectivité est…
EM : Et par le contact : on le « joue » tu vois. Tu apprends à voir où ça sonne, comment ça sonne. Est-ce que l’instrument me parle ? Je ne sais pas, il y a l’instrument, mais aussi la musique qui sort.
EB : Oui.
EM : Je pense que l’instrument correspond plutôt à ton outil.
EB : Oui oui.
EM : Mais je pense que, pour que quelque chose sorte, il faut une affection à l’instrument. Je ne sais pas. Même lorsqu’on choisit un instrument petit, c’est parce qu’il nous plaît. Si on demande à un enfant : pourquoi tu as choisi ça ? Souvent c’est parce que ça a plu.
EB : D’accord.
EM : Je ne sais pas, j’aime les vents, la trompette, le sax, mais je n’aimerais pas les jouer. Ça ne m’intéresse pas. J’aime les cordes. Le violoncelle c’est très…
EB : Oui, il y a aussi cette. J’ai une collègue au Royal College qui avait fait sa thèse sur « Embrasser la terre ».

Bonnie Kemske
EM : Umarmung.
EB : Oui, en anglais ça doit être « hug ».
EM : Bon, mais ça me paraît bien du coup pour tonalité pour arrêter notre belle discussion ! Merci pour cette passionnante conversation, vraiment, j’ai appris plein de choses. J’ai vraiment découvert un monde.
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[1] http://www.emmanuelboos.info/works/surfaces/
[2] Vase de la dynastie Qing (1644-1911), période Kangxi (1662–1722)., Metropolitan Museum of Art
[3] http://www.emmanuelboos.info/works/monolithes-de-sevres-matieres/
[4] Cf. https://www.davydov.bzh/entretien-avec-remi-metral-batteur/
[5] http://www.emmanuelboos.info/works/vessels/
[6] Malévitch, Kasimir, Carré Noir sur Fond Blanc, 1915.
[7] Picasso, Pablo, Frau mit Vögel, 1939.
[8] Boos, Emmanuel, Doctorat (RCA), doctorat dirigé par la pratique: «La poétique des émaux. Surface céramique et perception de la profondeur ». Supervisé par Emmanuel Cooper, Claire Pajaczkowska et Alison Britton 2000-2003 ; https://www.jousse-entreprise.com/mobilier-architectes/wp-content/uploads/sites/5/2019/01/emmanuel-boos.pdf
[9] Casals, Pablo, Ma vie racontée à Albert.E. Kahn, Paris, Stock, 1970.
[10] https://www.davydov.bzh/entretien-avec-joachim-govin-contrebassiste/
[11] https://www.davydov.bzh/interview-with-zachary-smith-horn-player-en/
[12] https://www.davydov.bzh/entretien-avec-paul-gossart-restaurateur-de-pianos-anciens-accordeur-chercheur-en-philosophie/
[13] https://www.jeangirel.fr/black-bowl
[14] Rosanjin Kitaôji
[15] https://www.davydov.bzh/entrevue-avec-anne-marie-morin-03-03-12-paris/