Thèse de doctorat
Tous les dieux sont au nombre de trois : Amon, Rê et Ptah, qu’aucun n’égale.
Celui qui cache son nom comme Amon, apparaît au visage comme Rê,
son corps est Ptah.
Hymne à Atoum du papyrus Leiden I 344 recto, vers 1990-1803 avant J.C.)
Près de deux siècles se sont écoulés depuis que le génie de Champollion a déchiffré les hiéroglyphes égyptiens. La science européenne a redécouvert l’histoire fascinante de cette ancienne civilisation. L’intérêt du public cultivé pour l’Égypte a conduit à l’émergence d’une science à part entière : l’égyptologie. Depuis, les chercheurs ont fait des progrès notables dans l’étude des différents aspects de la culture égyptienne. On connaît bien l’art égyptien, on a reconstitué l’histoire politique, de nombreux secrets d’écriture sont révélés, mais le contenu de la religion de l’Égypte ancienne fait toujours l’objet d’âpres discussions parmi les spécialistes des religions. Certains chercheurs la considèrent comme polythéiste, d’autres penchent plutôt pour l’hypothèse selon laquelle l’Égypte était monothéiste et d’autres encore tentent de combiner ces deux points de vue.
Tout d’abord, n’oublions pas qu’un phénomène est toujours plus complexe que la théorie dans laquelle on cherche à l’enfermer. La religion égyptienne est donc infiniment plus profonde que les termes « monothéisme » et « polythéisme » qu’on peut lui attacher. De leurs côtés, ces mots ne sont pas non plus des étiquettes que l’on pourrait coller à une religion, ce qui aurait pour effet de rendre tous ses aspects immédiatement clairs. Les religions considérées comme incontestablement monothéistes – l’islam, le christianisme et le judaïsme – ont au cours de leur développement rencontré à plusieurs reprises ce que l’on peut appeler des « manifestations de polythéisme ». En effet, l’islam a par exemple combattu la vénération des saints (« auliya« ) considérée comme une violation du principe de tawhid postulant un monothéisme strict. L’Ancien Testament mentionne quand à lui à plusieurs reprises les déviations du peuple juif par rapport à la vénération du seul Yahvé. Enfin, la lutte contre le polythéisme et l’idolâtrie a dans le christianisme pris la forme d’un iconoclasme et de querelles trinitaires.
Ma question est alors la suivante : pourquoi le dogme de la Sainte Trinité ne conduit pas à considérer le christianisme comme une religion polythéiste, alors que l’existence d’une multitude de noms divins conduit les chercheurs à considérer la religion de l’Égypte antique comme une religion polythéiste, en dépit des déclarations répétées concernant un dieu unique dans les textes religieux égyptiens ? La réponse à cette question est la suivante : l’Égypte n’a jamais connu ce que le christianisme appelle une « théologie dogmatique« .
Lorsqu’il a émergé, le christianisme, issu de la tradition juive, est immédiatement devenu la cible de critiques, tant de la part des juifs que des philosophes hellénistiques. Pour défendre leur foi, les premiers auteurs chrétiens ont donc rédigé des apologies dans lesquelles ils répondaient aux critiques qui leurs étaient faites en ordonnant et systématisant les éléments de la doctrine et en utilisant, le cas échéant, les termes de la philosophie antique. Par la suite, la théologie chrétienne s’est développée à partir de l’apologie chrétienne. La formulation du dogme de la Très Sainte Trinité qui peut nous intéresser ici a par exemple été précédé par d’intenses polémiques théologiques et de lutte contre les gnostiques et les hérétiques-antitrinitaires qui durèrent pendant des décennies. L’Égypte, elle, n’a jamais connu cela. La religion égyptienne n’a jamais fait l’objet de critiques de la part d’autres traditions religieuses. En effet, les philosophes grecs considéraient les sages égyptiens non pas comme des porteurs de superstitions néfastes mais comme des enseignants. Les prêtres égyptiens n’ont donc jamais eu d’équivalent de ce que Celse et Porphyre ont été pour les chrétiens.
Les textes religieux égyptiens qui subsistent encore aujourd’hui ne sont pas des traités théologiques, mais des rituels sacrés figés en hiéroglyphes qui incluaient la cosmogonie, la sotériologie et l’eschatologie. Paradoxalement, la conception égyptienne du texte sacré était en revanche très souple. En effet, les tombes des rois d’une même dynastie pouvaient contenir des textes présentant des différences notables. Si la tradition védique indienne exigeait une traduction littérale des Védas sous une forme inchangée, les Égyptiens n’avaient pas peur de faire des expériences et ne plaçaient pas la forme au-dessus du contenu. Pour un Égyptien, il n’y avait donc pas de contradiction entre la vénération de nombreux noms divins et la connaissance d’un Dieu unique.
Le polythéisme et le monothéisme ne sont pas totalement étrangers l’un à l’autre. On pourrait donc plutôt parler de « processus de polythéisation » et de « monothéisation » au sein de la religion. Lorsque l’Égypte ancienne a connu des périodes de crise profonde, les tendances monothéistes se sont affaiblies, cédant la place à la vénération de personnes divines distinctes considérées comme des dieux en tant que tels, sans rapport avec le dieu créateur dont la connaissance était présente en Égypte depuis la plus haute antiquité. Lors de l’épanouissement de la culture religieuse, le sacerdoce a de nouveau axé la religiosité populaire sur la vénération d’un dieu unique et caché, comme ce fut le cas avec le Moyen et le Nouvel Empire.
L’appareil terminologique que nous utilisons couramment dépend trop de l’environnement dans lequel il est né et s’est développé. Le terme « monothéisme » est apparu pour désigner principalement les religions abrahamiques. Pour cette raison, certaines caractéristiques liées à la doctrine, à la série symbolique et à l’iconographie sont perçues comme des attributs du monothéisme en tant que tel. Le terme « polythéisme » a longtemps été un équivalent du terme « paganisme » issu de l’environnement juif. Dans la terminologie actuelle, on peut parler de l’existence d’une présomption de polythéisme pour tout système religieux qui ne remonte pas à la tradition abrahamique. Les chercheurs qui ont constaté les contradictions entre la signification des termes dont ils disposaient et le contenu réel des textes religieux ont été contraints de créer de nouvelles catégories pour décrire les différentes traditions religieuses : hénothéisme, monolâtrie, caténothéisme, monothéisme solaire. Ces termes sont beaucoup plus proches de la description de l’ancienne religion égyptienne. Cependant, ils ne lui correspondent toujours pas totalement. La religion égyptienne ancienne dans ses manifestations les plus élevées est une forme particulière de monothéisme non abrahamique qui admet l’existence d’énergies volitives indépendantes, ontologiquement liées au Dieu unique qui est lui-même transcendant et en dehors du monde créé.
L’étude présente tente d’effectuer une reconstruction phénoménologique de certains aspects de la religion égyptienne ancienne à partir d’un corpus de textes rituels, parmi lesquels :
- Le Livre de l’Amdouât (textes variés)
- Le Livre d’Aker
- Le Livre des cavernes
- Le Livre pour sortir au jour (textes variés)
- Le Livre des Portes
- Le Livre de la Vache céleste
- Le Livre de vivre tout au long de l’éternité
- Le Livre des respirations
- Les Textes funéraires
- Le Grand Hymne à Aton
- Le Papyrus d’Ipou-Our
- Les Papyri de Leyde (I et X)
- Les Litanies de Rê
- La Stèle de Metternich
- Le Papyrus d’Ani
- Les Textes des Pyramides
- Le Papyrus Westcar