Introduction
Quelques mots sur la méthodologie phénoménologique utilisée dans ma thèse
Afin de mieux comprendre le sujet de ma thèse et le problème qu’elle cherche à résoudre, j’aimerais avant tout familiariser mon lecteur avec la « phénoménologie de la religion ». Ainsi que l’a affirmé Christopher Hugh Partridge à juste titre, l’approche phénoménologique est « sans doute l’approche la plus influente de l’étude de la religion au vingtième siècle ».
La phénoménologie est en général associée au nom d’Edmund Husserl, ayant développé sa propre méthodologie en philosophie, et avant lui aux travaux de Georg Hegel et à sa Phénoménologie de l’esprit. Cependant, c’est suite aux travaux de Pierre Daniel Chantepie de la Saussaye, grand érudit de son temps, que ce terme a été introduit dans les sciences religieuses. Dans son opus magnum Manuel d’histoire des religions, il a développé une méthodologie phénoménologique, basée sur le catalogage méticuleux des caractéristiques observables pour étudier les systèmes religieux.
Les travaux de Chantepie de la Saussaye ont il est vrai largement contribué au développement des études religieuses. Cependant, la définition husserlienne de la méthode phénoménologique va bien au-delà de la simple systématisation des données recueillies. En effet, le fondement de la connaissance est pour Husserl la conscience. Dans ses travaux, il met en évidence le lien intrinsèque existant entre nos processus cognitifs et nos propres croyances, nos interprétations préalables, nos préjugés et l’impact que ceux-cis peuvent avoir sur notre jugement. Pour contrer ce problème, il élabore le concept de intuition eidétique dénotant cette capacité et abilité à contempler les phénomènes tout en étant délivré, du moins jusqu’à un certain point puisqu’elles ne peuvent probablement pas être complètement éliminées, des croyances et préconceptions antérieures brouillant notre perception . Un autre concept husserlien clé est l’idée d’épochè, suspension délibérée de toute réflexion métaphysique accumulée par l’histoire de la pensée scientifique et non scientifique (opinions, jugements, évaluations du sujet et tentatives d’atteindre l’essence même du sujet examiné à partir de la position de « pur observateur »). Dans les études religieuses, la reprise de cette méthode s’exprime par l’idée que l’épochè peut être utilisée comme un outil précieux dans les études interculturelles (ce qui est toujours le cas pour l’Égypte ancienne).
Il est évident que tous les chercheurs étudiant actuellement l’Égypte ancienne n’appartiennent pas eux-mêmes à cette civilisation du passé. Ils sont donc susceptibles d’approcher l’Égypte ancienne avec le poids de préjugés et d’idées préconçues. Qu’est-ce que cela veut dire ? Permettez-moi maintenant d’illustrer ce problème grâce à une expérience de pensée.
Imaginons qu’un chercheur étudie un extrait particulier d’un texte égyptien ancien écrit sur la surface intérieure du sarcophage. Supposons ensuite qu’il soit chrétien, qu’il connaisse et approuve les idées de Charles Darwin sur l’origine des espèces, et qu’il ait entendu parler de Karl Marx et de sa vision des formations socio-économiques qui se substituent les unes les autres en fonction de l’évolution des relations industrielles et des formes de propriété. Notre chercheur vit dans les dernières décennies du XIXe siècle, sommet d’une époque passionnante : celle de l’optimisme naïf et de la naïveté optimiste où la croyance dans le progrès à venir et l’arrivée inévitable de l’Âge de la Raison semblent assurés. N’est-il pas vrai que l’on peut faire l’hypothèse que notre chercheur curieux ait été influencé par sa religion (le christianisme), l’esprit de la société dans laquelle il vit (cet optimisme général et la croyance ferme dans le progrès sociétal et scientifique) et les théories populaires qui circulent dans les cercles scientifiques de son époque ? N’est-il pas probable que, si les autorités religieuses de son époque font clairement référence à Moïse comme étant à l’origine du « premier monothéiste » et que l’esprit évolutionniste omniprésent dans le monde universitaire (promulguant clairement l’idée d’un développement continu et graduel de toute chose, en commençant par les espèces biologiques et les formations socio-économiques, et jusqu’à l’actualisation graduelle du Weltgeist hégélien dans le materium et la sociologie spencérienne) appuie cette idée, il élabore naturellement sa pensée sur anciens systèmes religieux à partir de l’idée de progrès, et qu’il conçoive donc le système religieux de l’ancienne Égypte comme essentiellement polythéiste ?
En effet, si l’émergence des religions abrahamiques et le passage au christianisme dans l’Empire romain ont été progressifs, et si, selon la même logique, le passage des cultures religieuses qui ont précédé l’avènement de l’Ancien Empire à des formes organisées de religion institutionnelle a également été progressif, alors nous n’avons d’autre choix que de considérer la religion de l’Égypte ancienne comme un « chaînon manquant », réduisant ainsi ce phénomène très complexe et unique à une représentation de la catégorie de polythéisme qui existe dans l’esprit de notre chercheur.
C’est là que l’approche phénoménologique peut révolutionner notre approche du système religieux de l’Égypte ancienne. En effet, l’approche phénoménologique vise à considérer les croyances, les symboles, les rituels, etc. de l’autre culture dans leur perspective propre, plutôt que d’imposer la nôtre. Gerardus van der Leeuw, l’un des plus ardents défenseurs de cette approche phénoménologique,a tenté d’intégrer l’appareil phénoménologique dans les études religieuses. Dans son ouvrage Religion in Essence and Manifestation, il a présenté une liste de lignes directrices. Selon van der Leeuw et sa méthode d’introspection systématique appelée « l’interpolation du phénomène dans notre propre vie », il est nécessaire de suivre certains principes pour approcher correctement le phénomène examiné.
Tout d’abord, l’érudit doit classer les phénomènes religieux d’une tradition particulière en groupes catégoriques (ce qui est sacré, ce qui est profane, ce qui est sacrifice, ce qui est rituel). Ensuite, les phénomènes doivent être interpolés dans sa propre vie et examinés de l’intérieur en faisant preuve d’empathie, à partir du « moi intérieur » de l’érudit. Ensuite, suivant les principes husserliens, van der Leeuw souligne l’importance de l’épochè et de la suspension de tous les jugements préconçus (y compris ceux fondés sur les valeurs) et le principe de neutralité. Il souligne en outre que toutes les données perçues sur les relations structurelles au sein des phénomènes doivent être clarifiées et comprises de manière holistique, sans aucune réduction au fonctionnalisme. Comme le décrit van der Leeuw, « … toutes ces activités, entreprises ensemble et simultanément, constituent une véritable compréhension (Verstehen) : la « réalité » chaotique et obstinée devient ainsi une manifestation, une révélation ». Pour lui, et pour de nombreux autres phénoménologues, la tâche du chercheur consiste à rechercher « le sens » du phénomène, tout en maintenant un principe d’objectivité et une méthodologie scientifique stricte, évitant ainsi de glisser vers des spéculations alimentées par des fantaisies.
Selon le CARP (Center for Advanced Research in Phenomenology), sept caractéristiques permettent de distinguer les projets de recherche menés en phénoménologie ou influencés par la méthodologie phénoménologique. Selon lui, les phénoménologues ont tendance à :
- s’opposer à l’acceptation de matières inobservables et de grands systèmes érigés dans la pensée spéculative (sans rancune. herr Hegel, zu den Sachen selbst).
- s’opposer au naturalisme (également appelé objectivisme et positivisme), vision du monde issue des sciences naturelles et de la technologie modernes répandue en Europe du Nord depuis la Renaissance.
- justifier la cognition (et, pour certains, l’évaluation et l’action) en se référant à ce qu’Edmund Husserl appelait l’Evidenz, c’est-à-dire la conscience de la matière elle-même, telle qu’elle est révélée de la manière la plus claire, la plus distincte et la plus adéquate pour quelque chose de ce genre.
- croire que non seulement les objets des mondes naturel et culturel, mais aussi les objets idéaux, tels que les nombres, et même la vie consciente elle-même peuvent être rendus évidents et donc connus.
- soutenir que la recherche doit se concentrer sur ce que l’on pourrait appeler la « rencontre » des objets et, corrélativement, sur les « objets tels qu’ils sont vécus » (cette terminologie n’est pas largement partagée, mais l’accent mis sur une double problématique et sur l’approche réflexive qu’elle requiert l’est).
- considérer la description comme universelle, a priori ou « eidétique » comme étant antérieure à l’explication au moyen de causes, de buts ou de motifs.
- Ah, oui, la septième… Eh bien… afin d’éviter de devenir un de ces hostis humani generis, je ne dirai pas un seul mot sur l’épochê phénoménologique transcendantale et de la réalité de cette chose mystérieuse, mais je vous encouragerais à chercher par vous même de quoi il s’agit.
Si vous êtes intéressé par la phénoménologie, n’hésitez pas à consulter cette liste d’organisations établie par le Centre de recherche avancée en phénoménologie, et de contacter celles qui vous semble les plus intéressantes.