Entretien avec Rémi Métral, Batteur

(fait le 1er Septembre 2020, par Ellen Moysan, à Chartres, France)

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Interviewer: Ellen Moysan

Interviewé: Rémi Métral, batteur, batteur du Duo François Moysan Duo.

***

Avant de commencer, voici un petit schéma de l’instrument pour mieux le comprendre

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EM : Comme tu le sais, je fais ces entretiens dans le cadre de ma thèse qui porte sur le « chant intérieur ». Le but de ma recherche est de décrire le processus créateur de la performance musicale sous ses différentes formes. J’ai commencé mon travail par le cas de l’interprétation parce que j’étais persuadée que, même lorsque l’on interprète une partition, il y a formation de quelque chose de nouveau, et c’est cette formation de nouveauté qui m’intéresse.

RM : Oui bien sûr, sinon les musiciens interprètes ne seraient que des lecteurs. Certains musiciens le pensent d’ailleurs.

EM : A mon avis, il y a un vrai travail de réappropriation créatif de la partition.

RM : Oui. Il suffit d’écouter deux versions de la même partition, ou même deux versions de la même partition par la même personne à deux moments différents, pour se dire qu’effectivement il se passe bien quelque chose.

EM : Exactement. C’est d’ailleurs par la comparaison d’interprétations que j’ai commencé ma recherche dans mon premier mémoire de Master. Ensuite je me suis intéressée au chant intérieur comme processus interprétatif en plusieurs étapes (lire, entendre, jouer) dans le mémoire de mon deuxième Master. A présent je m’intéresse au chant intérieur de façon à la fois plus large et plus restreinte, comme phénomène d’imagination dans la pratique musicale. Je commence donc systématiquement chaque entretien par la même question : quelle serait ta définition du chant intérieur ?

RM : C’est une expression que je connais bien car je l’ai employée dans mon propre mémoire. J’ai fait un mémoire sur l’arythmie musicale, c’est-à-dire le fait d’interpréter une quelque chose sans aucune notion de rythme. En fait, il n’y a pas de définition exacte de l’arythmie musicale. Cependant, si on prend la définition de l’arythmie et qu’on l’applique dans le champ spécifique de la musique, cela donne ce que je viens de te dire : ne pas être en rythme, une absence totale de notion de rythme. Dans mon mémoire j’ai d’abord travaillé la notion de rythme, il a fallu donner une définition. La question du chant intérieur est arrivé plus tard, dans le chapitre concernant ce qu’il faut faire pour prévenir cette arythmie musicale.

EM : Intéressant.

RM : En fait c’est presque un des piliers central dans les recherches que j’ai menées et les expériences que j’ai faites sur un an.

EM : Qu’est-ce que tu as fait exactement ?

RM : J’ai isolé trois situations parmi mes élèves. La première est celle d’une élève qui, selon moi, était arythmique. En tout cas, qui en présentait tous les symptômes.

EM : Quels symptômes ?

EM : Il y avait chez elle une absence totale de pulsation dans l’interprétation. Bien entendu, on peut jouer sans pulsation, c’est-à-dire accélérer et ralentir, mais s’en rendre compte. Ça, ce n’est pas l’arythmie, c’est seulement être très mauvais en rythme. En revanche, lorsque la personne ne s’en rend pas compte, c’est de l’arythmie.

EM : Tu peux donner un exemple ?

RM : Oui bien sûr. Par exemple sur un exercice très simple que l’on fait en batterie débutant, le premier rythme qu’on fait, c’est juste frapper droite/gauche sur la caisse claire [il chante]. Lorsque j’ai fait ça avec mon élève, ça s’est mis à accélérer ou ralentir par moments [il montre]. Dans ce genre de situation, je demande : « alors comment c’était ? »

EM : Et là, elle est censée décrire l’expérience et dire que cela a accéléré ou ralenti ?

RM : Oui. Parce qu’elle est censée s’en être rendu compte. Seulement là, mon élève a levé la tête et dit : « Alors j’étais comment » ? Je me suis dit : « ça, ça va être une situation intéressante ». J’ai choisi cette situation pour ma recherche parce que je me suis dit que l’élève était débutante et qu’on ne pouvait pas juger tout de suite sa capacité à progresser.

EM : Oui.

RM : La deuxième situation est un élève qui faisait de la batterie depuis quatre ans mais que je découvrais, moi, pour la première fois. Il n’était pas en rythme du tout : il accélérait, ralentissait, n’accompagnait pas bien la musique. Pourtant, c’était propre, techniquement, mais la pulsation n’était jamais régulière. Je l’ai donc décrété arythmique tout de suite. Je me suis dit, « lui est arythmique, on va quand même travailler un an, mais il n’y aura sans doute pas beaucoup de progrès ».

EM : Tu lui as dit ?

RM : Non bien sûr. Mon premier professeur de batterie m’avait dit : « un élève qui est arythmique finira par se rendre compte qu’il ne progresse plus et, à un moment donné, il arrêtera de lui-même. Il ne faut pas lui dire parce que c’est un peu abrupt ».

EM : Oui.

RM : La dernière situation était à un atelier de rythme. Au conservatoire de Mennecy, on m’envoyait les élèves dont on pensait qu’ils avaient un problème de rythme, on me les envoie toujours d’ailleurs. Or, la vérité est que dans neuf cas sur dix ils n’ont pas de problème de rythme. Leur problème n’est rien à corriger. Parfois c’est juste un problème de vocabulaire. Parfois ils n’ont juste jamais travaillé avec un métronome donc juste le fait d’adjoindre un métronome à une interprétation les recale tout de suite sur le rythme.

EM : Cela veut dire qu’ils comprennent le rythme de façon innée mais que l’apprentissage a été mal fait ?

RM : Oui, c’est cela. Et sur une dizaine d’élèves, en général il y a au moins presque sept violonistes.

EM : Ah bon ? Mais cela veut dire que tu as d’autres instruments alors ?

RM : Oui tout à fait. C’est un atelier ouvert à tous les instrumentistes. J’ai beaucoup de violonistes parce qu’au violon on glisse sur la note donc le tempo n’est pas clair [il montre la différence en frappant sur la table]. Si je dois glisser sur le coup, il va tomber différemment. Il faut donc travailler différemment selon l’instrument, et pour les violonistes notamment avec le métronome. On pense que le métronome est quelque chose de dur mais ce n’est pas vrai, le métronome est souple. C’est vrai qu’il n’accélère ni ne ralentit, mais il y a beaucoup de choses à faire avec lui, notamment dans le rebond. Dans la technique Dalcroze par exemple, on travaille souvent cela.

EM : Oui effectivement, j’ai fait un stage Dalcroze à Pittsburgh et nous avons travaillé cela[1].

RM : Avec mes élèves, je travaille avec le rebond de la balle : on la tape et elle doit revenir dans la main. Ce n’est pas enfermant, au contraire, on le fait avec plaisir. C’est drôle que l’on trouve un tempo enfermant alors que cet exercice avec la balle qui revient avec régularité n’est pas vécu comme cela ; c’est pourtant exactement la même chose.

EM : Je ne sais pas mais il me semble que Dalcroze soit une méthode très très axée sur le chant intérieur.

RM : Totalement. Malheureusement sur un type de musique. Mais c’est vrai qu’il en parle beaucoup. Il dit de mettre des onomatopées sur chaque note de musique par exemple. On parle du chant intérieur. Dans ma recherche à moi, le chant intérieur était l’avant-dernière étape de l’enquête qui cherchait à comprendre comment dénicher et corriger l’arythmie. Le chant intérieur venait juste avant le problème de l’interprétation.

EM : C’est comme cela que tu le définirais, comme ce qui « précède l’interprétation » ?

RM : Oui exactement, c’est cela. Rythmiquement, c’est l’idée de visualiser ce que l’on va jouer. Si c’est une partition que l’on connaît par exemple, de se la chanter…

EM : …dans sa tête.

RM : D’appliquer des sons, des onomatopées, n’importe quoi, sur ce que l’on va faire. Ensuite cette visualisation-là, le fait de la chanter, fait qu’on va avoir une interprétation beaucoup plus cohérente déjà, pas dissociée de soi. Forcément, on a chanté son interprétation déjà avant, on a donc déjà quelque chose. Ensuite, ce chant intérieur permet quelque chose de fondamental dans la recherche de l’arythmie et dans la batterie en général et tous les instruments à percussion, c’est qu’il permet de remplir les trous. Ce qui fait peur aux gens et engendre très souvent des problèmes de rythme, ce sont les trous. Dans mon mémoire, j’ai toujours pris l’exemple de la syncopette qui était le plus parlant. Une syncopette ça fait « pata-tapa », « pata-tapa ». Si je ne mets rien entre le « pa » et le « pala », c’est complètement subjectif. Par contre, si je fais « pa-tsitsi-tata-tsitsitsi », « pa-tsitsi-tata-tsitsitsi », le fait d’avoir rempli les petits trous, de les avoir chantés…

EM : … c’est ça, le chant intérieur…

RM : Exactement.

EM : Tu fais la subdivision du rythme.

RM : Celle que je veux. Avec les onomatopées que je veux. Ça appartient à chacun. Je regarde la partition [il chante en faisant des onomatopées], et je sais que mon chant est au moins pulsé. Je ne dis pas qu’il faut mettre le métronome pour voir s’il est absolument droit ou pas, mais il est pulsé, et la pulsation intérieure, c’est le fondement absolu de la rythmique en fait. Cette pulsation intérieure doit s’exprimer. Le chant intérieur est une manière d’exprimer cette pulsation intérieure.

EM : Comment tu la décrirais du coup ? Comment tu décrirais ce qui se passe ?

RM : Dans le chant intérieur ou dans la pulsation intérieure ?

EM : Hum… les deux !

RM : La pulsation intérieure précède encore le chant intérieur, c’est-à-dire que la pulsation intérieure, et pour le coup elle est propre à chacun, est quelque chose que l’on ressent quand on marche, quand on respire.

EM : Ah oui alors ça, c’est quelque chose que j’ai découvert avec Dalcroze. J’ai eu un prof qui m’avait fait marcher les Suites de Bach lorsqu’on les travaillait, mais c’est avec le stage Dalcroze que j’ai fait vraiment l’expérience de marcher la musique. 

RM : …et avec une marche particulière d’ailleurs. Une marche pour les trois temps, pour les quatre temps, pour les cinq temps, avec des appuis différents.

EM : Pourquoi est-elle propre à chacun du coup ?

RM : Il y a des gens qui vont marcher vite, des gens qui vont marcher lentement. Là je parle sans musique. La pulsation intérieure est le respect des cycles corporels. En fait, j’ai voulu faire ce mémoire parce que j’ai de graves problèmes de cœur. J’ai donc de graves problèmes d’arythmie, des problèmes cardiaques. Ma propre situation m’a amené à m’intéresser aux cycles, aux mouvements du cœur, à comment est-ce que je pouvais jouer de la batterie alors que moi, j’ai un cœur arythmique.

EM : Qu’est ce qui se passe en toi ? Au lieu de battre régulièrement ton cœur bats en désordre ?

RM : Oui, il fait cinq battements, six battements de suite parfois, ce que je sens. Cela fait perdre de l’espérance de vie parce que le cœur doit faire le nombre de battements définis par lui-même donc s’il bat cinq fois au lieu de deux on perd de l’espérance de vie.

EM : Ah oui.

RM : Donc l’idée d’entendre son cœur, de travailler sur sa régulation, c’est trouver sa pulsation intérieure. Je parle du cœur, et de la respiration. Le corps n’est régi que par des cycles, des mouvements cycliques. Le sang, la façon dont il circule, la façon dont il recircule, la façon dont l’oxygène rentre, tout ça ce sont des cycles qui sont extrêmement réguliers. Quelqu’un d’arythmique est donc quelqu’un qui n’écoute pas son propre corps.

EM : Tout part du cœur du coup ?

RM : Alors tout part en tout cas de nos cycles intérieurs. Il y en a deux principaux : le cœur, et la respiration qui joue aussi énormément.

EM : Mais ils sont liés non ? Puisque c’est le cœur qui fait respirer.

RM : Je peux m’arrêter de respirer mais mon cœur continue de bosser.

EM : Je vois ce que tu veux dire oui.

RM : Les deux ne sont donc pas forcément en rythme l’un et l’autre. Par contre, les deux sont des rythmes : je respire, et si je respire régulièrement mon rythme cardiaque va s’apaiser, on va travailler avec lui, respiration et cœur vont travailler de concert. Et ça, ça fait partie de la pulsation intérieure. D’ailleurs, qu’est-ce qu’on dit à un instrument qui accélère ? « Respire ! »

EM : Oui c’est vrai.

RM : « Respire enfin ! ». Si on parle de mon instrument, la batterie, il y a un gros break qui arrive, il y a un moment qui va être très intense, c’est le contraire : plus je veux jouer vite plus je dois respirer lentement. J’insiste dessus : si je joue vite et que je bloque ma respiration, je perds contact avec ce cycle intérieur, je perds contact avec ma pulsation intérieure, et donc elle ne peut pas ressortir. La pulsation intérieure est quelque chose qu’on peut trouver. J’explique les cycles mais ça, pour un élève, ce n’est pas parlant. Comment le rendre concret donc ? La pulsation intérieure est quelque chose qui peut s’expliquer très clairement, de façon très simple.

EM : Comment cela ?

RM : Si par exemple je dis : « frappe dans les mains à un tempo que toi, tu décides », ça va être l’expression de la pulsation intérieure. Certains vont frapper d’une certaine manière [il frappe dans ses mains], et d’autres d’une autre [il frappe un rythme différent]. Ça dépend de chacun.

EM : Oui mais ça, ça dépend du moment, non ? Tu es sûr que c’est la pulsation intérieure, vraiment ?

RM : Ce qui est sûr c’est que, dans une salle de cours, si je demande à quelqu’un de frapper dans les mains, et que je lui redemande de frapper dans les mains la semaine d’après, a priori, on va se retrouver à peu près sur les mêmes choses.

EM : D’accord.

RM : Dans un certain cadre par contre, ça je t’accorde que le cadre est le même. Si je demande à l’élève de frapper dans ses mains après avoir couru ça sera peut-être différent. Cet exercice va pouvoir aider à déterminer la pulsation intérieure. Cependant, frapper dans les mains n’est pas suffisant, et ensuite la pulsation ne s’exprime pas pour tout le monde par les mains. Par exemple, pour moi en tant que batteur, elle s’exprime à un endroit très précis : là, dans le talon gauche. On a une pédale spéciale qui fait qu’on a même un petit renforcement pour le talon gauche. Ainsi, lorsqu’on joue, on doit frapper là. Quelqu’un qui va l’exprimer là, très bien [il frappe dans ses mains], exprimons-la d’une façon différente. Par exemple, le violoniste frappe dans ses mains et me dit : « comment je l’exprime avec mon instrument ? ». Il faut trouver la pulsation intérieure. L’idée, c’est de l’intérioriser au maximum. Les violonistes qui ont un problème de rythme, je les vois arriver dans mon atelier, ils sont droits, la musique ne vit pas, ne bouge pas. Le violoniste que j’ai aidé l’année dernière, il a eu sa fin de deuxième cycle d’ailleurs…

EM : … bravo !

RM : … j’étais très fier de lui ! Ce n’est pas grâce à moi mais ce qui était intéressant, c’était d’observer la façon dont il jouait. Il y avait une sorte de…

EM : … il bougeait plus ?

RM : Oui. Il y avait un empressement, une envolée, une retombée, le corps exprimait la pulsation de ce qu’il était en train de jouer. Il n’était pas détaché en fait. Pour cela, pour lui, applaudir ne servait à rien. On avait marché pour obtenir ce résultat.

EM : Il n’était pas détaché de quoi en fait ? De son instrument ?

RM : Oui.

EM : Parce que je pense que c’est une présence à soi, le fait d’être présent à soi-même, qui permet de se connecter avec son instrument.

RM : Totalement.

EM : Si tu n’es pas présent à toi-même, à cette pulsation intérieure dont tu parles toi, comment peux-tu être connecté avec ton instrument ? Souvent les élèves qui ont du mal, ont aussi du mal parce qu’ils n’arrivent pas à connecter avec leur instrument.

RM : Bien sûr. Et c’est connu. D’ailleurs dans mon mémoire je fais une partie propre à chaque instrument parce qu’avec un énorme instrument ou un instrument très petit on ne peut pas travailler le rythme de la même manière, la pulsation. En revanche, ce qui est sûr c’est que se connecter à soi c’est respecter ses propres cycles, parce que jouer lentement, jouer rapidement comme l’impose la partition, ou comme l’impose l’idée du morceau que j’ai envie de faire c’est très bien, mais comment est-ce que je sais comment moi, j’ai envie de me situer dans ce morceau-là, à quel endroit je suis ?

EM : Spontanément, si on n’a pas réfléchi sur ce sujet, qu’on n’est pas passé par la méthode Dalcroze, on se dira qu’il faut juste faire ce qui est écrit.

RM : Voilà.  Le problème est que le tempo 120 à la noire va paraître lent à certains mais rapide pour d’autres.

EM : …c’est le temps intérieur…

RM : On ne se met pas dans les mêmes conditions si on ressent ce tempo comme rapide ou lent. S’écouter. Connaître ses cycles. Voir un petit peu comment on travaille. Ensuite les exprimer. Les extérioriser. Frapper dans les mains. Bouger. Frapper les jambes. Frapper les genoux.

EM : C’est vraiment dans le corps.

RM : Ça, c’est sûr.

EM : Tu ne peux pas avoir de pulsation intérieure que tu n’as pas sentie dans ton corps en fait.

RM : Il y a deux façons d’exprimer cette pulsation intérieure : ou avec le corps, ou avec le chant intérieur.

EM : C’est-à-dire en chantant dans ta tête ou tout fort ?

RM : Alors voilà, je pense qu’au départ on le fait à la voix, on l’exprime, mais très clairement, à terme, c’est intérieur. Ça se voit en fait. Dans mon conservatoire il y a une épreuve de déchiffrage à vue en batterie en fin de deuxième et troisième cycle, je regarde les batteurs lire, et ceux qui sont doués et comprennent un peu ce qui se passe, ils lisent comme ça [il bouge sa tête et fait un mouvement corporel].

EM :  …ils bougent.

RM : Il y en a qui mettent la pulsation.

EM : C’est quoi le déchiffrage à vue en batterie ?

RM : On a notre solfège à nous, par exemple la croix c’est la charleston, le ré c’est la grosse caisse, il y a la caisse claire

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Partition de déchiffrage propre à la batterie

Notre instrument est tellement rythmique qu’il nous faut un appui. Du coup ça se voit quand l’élève a un chant intérieur. Il exprime une pulsation. Nous, quand on fait du déchiffrage à vue on n’a pas de tempo, il n’y a pas de métronome, la seule chose importante est donc que l’élève soit dans la pulsation, et pas en métronome, c’est-à-dire qu’il respecte sa pulsation intérieure. Il va jouer lentement évidemment, parce qu’il le découvre, mais son tempo sera le sien. Trouver son propre tempo, c’est LE combat qu’on fait dans ce genre d’ateliers. Son tempo intérieur, sa pulsation intérieure. En général on règle le problème de rythme à partir du moment où elle est écoutée, où elle est respectée. Ce n’est donc pas de l’arythmie parce que l’arythmie est par définition quelque chose qui ne se corrige pas.

EM : Pourtant ma prof de violoncelle disait que l’arythmie n’existait pas. Que m’amusie et l’arythmie n’existaient pas car on pouvait toujours progresser.

RM : J’ai une élève qui ne progresse pas depuis deux ans, c’était la débutante. Il n’y a pas de contact avec le rythme. Pas d’accroche. Si, l’arythmie existe, je l’ai constatée. Est-ce que c’est ma méthode qui n’est pas la bonne ? Avec toutes les méthodes que j’ai employées, mes recherches… On a fait beaucoup de choses, on s’entend très bien, ce serait bizarre qu’il n’y ait pas au moins la naissance de quelque chose.

EM : Elle n’a pas du tout progressé ?

RM : Non. Pas sur ce point-là. Alors techniquement elle serait capable de faire des vraies choses. Mais ça ne sert à rien. Elle n’est pas capable de les mettre en rythme.

EM : Oui donc en batterie c’est vraiment gênant.

RM : C’est un vrai problème. Pour nous c’est un problème central quand même.

EM : Tu crois que c’est quoi ? Elle ne connecte pas avec son corps ?

RM : Ce qui est fou c’est qu’elle fait de la danse.

EM : De la danse classique ?

RM : Non, du modern jazz. Comment peut-elle danser en rythme sur la musique ?

EM : Elle ne doit pas réussir.

RM : Je suis allé la voir danser, c’était intéressant car oui, en effet, elle est décalée. Chez elle, c’est la pulsation intérieure. Elle n’est pas capable de trouver la pulsation intérieure parce que pour elle il faut que la pulsation soit dictée.

EM : … par l’extérieur.

RM : La première fois que je lui ai demandé « donnes-moi un tempo », elle m’a regardé et a répondu : « donnes moi un métronome ». Ça ne marche pas. Exprime quelque chose !

EM : Mais si tu marches avec elle, elle ne réagit pas ?

RM : On a tout essayé. Si je marche avec elle, il n’y a pas de problème, mais si je la fais marcher sur la musique, sa marche sera totalement indépendante de la musique, ce qui est assez rare. En général, quand je fais écouter de la musique, des musiques différentes, je vois la marche des élèves changer.

EM : … c’est pour ça que Dalcroze est super intéressant…

RM : Bien sûr ! Dalcroze est un des premiers à avoir fait ce genre d’exercices d’ailleurs. Au moins bouger différemment en fonction de ce qu’on entend. Elle, pas du tout. Elle a la même démarche, droite, systémique, peu importe ce qu’elle entend.

EM : Petite question : est-ce qu’elle vient d’un milieu social bourgeois hyper cadré ?

RM : Oui. Assez bourgeois. Assez cadré.

EM : Peut-être qu’elle a aussi l’habitude d’être vissée et qu’on lui dise tout ce qu’elle a à faire.

RM : En effet. Et ce qui est intéressant c’est que c’est une jeune fille qui, si on commence à lui parler un petit peu de sa vie, de comment ça se passe à l’école, elle fond en larmes. Elle a une forme de petit démon intérieur en elle qui a envie de casser tout ça. Ça s’entend. Le carcan est impressionnant.

EM : Oui, on dirait qu’elle est hyper cadrée. Pour avoir un contact avec la pulsation intérieure il faut avoir la liberté de rentrer en contact avec elle. Si tu as un cadre tellement fort qu’il vient tout le temps interférer entre toi et toi-même, tu ne peux pas rentrer en contact avec ton intériorité.

RM : Oui ! Et puis entrer en contact avec cette pulsation intérieure c’est aussi essayer de se comprendre et de se connaître, ce qui est dur à 15 ans. Accepter sa pulsation c’est essayer de se regarder soi. Pas facile ! Mon élève est une jeune fille qui ne se regarde jamais, j’ai remarqué, elle ne se regarde pas du tout et a des difficultés à ce niveau-là. La corporalité du rythme est essentielle mais elle suit totalement ce dont on est en train de parler. La corporalité c’est la finalité en fait. C’est ce qu’on va réussir à atteindre. L’exprimer corporellement c’est bon, quelqu’un qui exprime corporellement n’a pas de problèmes de rythme, et même s’il va accélérer ou ralentir ça va se corriger très vite. Mais là, ce qui précède, c’est le chant intérieur. Ce qui précède le chant intérieur c’est la découverte de sa pulsation intérieure. Ça, alors là, je ne serais pas du même avis que ta professeure. Je n’aurais pas le même avis qu’elle, parce qu’il y a des gens qui ne découvrent pas cette pulsation intérieure malgré beaucoup d’efforts et beaucoup d’exercices. Ça demande des prédispositions. Comme tu le dis parfois sociales, parfois même mentales, un relâchement…

EM : … franchement ça ne m’étonnerait pas que les conditions sociales soient une partie du problème…

RM : … mais c’est très possible. C’est quand même bizarre. J’enseigne dans tous les milieux sociaux mais personnellement, je viens d’un milieu social extrêmement défavorisé. Etonnamment nous, on n’avait pas de problème de pulsation parce que nous, on n’avait pas de problème à s’exprimer. Justement c’était le contraire, il y avait une sorte de catharsis incroyable.

EM : Il n’y avait pas de…

RM : … pas de règles. On n’était pas bloqué. Au contraire ! On pouvait s’exprimer et on ne se gênait pas pour le faire.

EM : Hum…

RM : Les gens dansaient, bougeaient, faisaient des grands gestes.

EM : Hum…

RM : J’ai un élève par exemple qui ne me sert même pas la main. Il est d’une timidité maladive. Déjà il ne me regarde pas. Il est comme ça [il regarde par terre].

EM : Oui mais tu ne peux pas jouer comme ça.

RM : Non ! Déjà pour la respiration bonjour. [Il rit] Et pour le rythme, comment faire ? Donc là, notre travail en cours, ce n’est pas d’apprendre la batterie…

EM : … c’est de le faire sortir de lui-même.

RM : Oui. D’essayer de lui apprendre à être dans son corps et dans sa peau. Ce n’est pas facile : il a les bras trop longs, il a 17 ans, on a compris, c’est dur, je comprends, eh bien figures toi que moi, je lui parle tout le temps ! Comme s’il me répondait. Il ne me répond pas hein !

EM : Il ne te répond pas ?

RM : Jamais.

EM : Et il fait de la batterie parce qu’il est forcé par ses parents ou… ?

RM : Non. Justement, ses parents adoreraient qu’il fasse un autre instrument. C’est très rare de forcer un enfant à faire de la batterie.

EM : En général on force plutôt à faire du violon [elle rit]

RM : Oui, on force à faire du violon ou du piano.

EM : Du coup, il y aurait la pulsation intérieure à la racine, puis le chant intérieur, et ensuite l’expression.

RM : Oui.

EM : Est-ce que tu rajouterais une étape ?

RM : Dans mon mémoire, la première chose que j’ai faite c’est d’expliciter les termes. Pour tous les instrumentistes, le tempo c’est quoi ? la pulsation c’est quoi ? Il y a un vrai problème rien qu’avec ça ! [Il rit] La pulsation ne donne pas de notion de vitesse. Donc déjà, expliciter bien les termes qu’on utilise parce que parfois ça peut sembler un peu confus. Le tempo, ça ne bouge pas [Il frappe sur la table régulièrement]. La pulsation…

EM : … il n’y a pas de temps ?

RM : Il n’y a pas de notion de vitesse ni de notion de métrique, donc de temps non plus si tu veux. Il y a juste une notion de régularité. C’est tout. Une fois qu’on a explicité ça, en effet on va partir à la conquête de la pulsation intérieure. On va aller la chercher. Chez certains, elle ressort tout de suite. Il y a des gens au premier cours : [il chante un rythme régulier] « poum-tss-taa-tss, poum-tss-taa ». La tendance, elle est là, ça arrive parfois dans le fait de jouer en même temps, il n’y a pas de soucis, ça fonctionne, et en plus c’est exprimé d’une manière claire, très bien. Il y a des gens qui vont faire : [il chante un rythme irrégulier] « poum-ts-ta-tss, poum-ts-ta ».  Là, ce n’est pas un problème de rythme, c’est un problème technique. Il ne faut pas mélanger le rythme et la technique. C’est pour cela qu’on parle de pulsation intérieure : c’est indépendant de toute la technique. Parce qu’évidemment que la technique bloque et empêche d’être en rythme. Par exemple, un violoniste qui accélère à un endroit…

EM : … oui c’est sûr…

RM : …ça peut aussi être un problème technique. C’est pour cela qu’il faut aller à la racine. Je ne suis pas censé corriger les problèmes techniques en atelier. Même lorsque la technique est une des causes de l’arythmie, ou plutôt des problèmes de rythmes (l’arythmie est quelque chose de beaucoup plus profond). Je n’interviens pas au niveau de la technique, ça c’est entre eux et leur instrument. Par contre s’il y a un problème de pulsation intérieure ça ne changera rien, là on s’en rendra compte. Le problème avec la pulsation intérieure c’est qu’à un moment donné il faut l’exprimer très clairement. Et comment l’exprimer ? C’est là où le violoniste m’avait fait une réflexion très bien. Il m’avait dit : « maintenant j’ai appris à frapper dans mes mains ». Avec lui on avait fait un long travail pour apprendre à frapper dans les mains très lentement, ce qui est très dur à faire contrairement à ce qu’on pourrait croire [il montre l’exemple à 20 à la noire]. Si je ne subdivise pas c’est difficile, comment est-ce que je vais savoir que mon coup d’après va être régulier [il continue à frapper dans ses mains très lentement] ? Il y a une manière de le faire avec le chant intérieur, c’est ce que tu fais quand tu chantes. Il y a une manière physique [il montre en faisant de très grands gestes et en faisant remarquer que c’est ce que l’on apprend à faire avec la méthode Dalcroze]). La corporéité et le chant intérieur sont là pour exprimer cette pulsation, pour qu’elle se retrouve où ? Moi, en tant que batteur, je la mets là [il montre une partie du corps]) parce que je sais que ça je ne l’utilise pas en batterie.

EM : …je pense que je la mettrais dans le ventre, mais ça c’est parce que je fais de la danse classique…

RM : Oui, ça marche très bien. Quand un élève est droit comme ça et qu’avant une interprétation il ne respire pas, ce n’est pas possible.

EM : … franchement moi je n’ai pas appris vraiment à respirer…

RM : Mais personne ! C’est bien pour ça que je monte un atelier de rythme, pour apprendre aux élèves à respirer parce qu’ils n’ont pas le temps de le faire en cours puisqu’ils ont des objectifs, le classique etc.

EM : Je pense qu’on ne parle pas assez du chant intérieur dans les petits conservatoires. On en parle peut-être à haut niveau mais en fait c’est quelque chose de tellement élémentaire pour les musiciens qu’ils ne pensent même pas à le transmettre.

RM : Le chant intérieur c’est fondamental. Dans les problèmes de rythme bien sûr, mais dans les problèmes des musiciens tout court ! Nous, on se sert du chant intérieur pour combler les trous, mais d’autres vont se servir du chant intérieur pour mettre toutes les ponctuations. Un instrumentiste qui va faire vivre en lui : [il chante] « ta-kk-tak-kk, ta-kk-tatakk », déjà, il l’interprète, il est déjà dans son interprétation future. Ce chant intérieur va donc surtout lui servir pour les rebonds, pour toutes les nuances. Je sais qu’on a dit que les nuances sont le rythme des mots, ça marche bien, j’aime bien cette phrase. Comment est-ce qu’on peut donner vie à une partition si précédemment il n’y a pas ce chant intérieur ? Il y en a qui le font en jouant. Nous, il ne nous est pas très utile.

EM : Comment ça « qui le font en jouant » ?

RM : Par exemple Keith Jarrett, on l’entend chanter la note qui précède.

EM : Oui bien sûr c’est un des exemples que je prends souvent.

RM : D’ailleurs il ne faut pas mettre le micro trop près, c’est ce qui ruine tous ses concerts au Japon parce qu’on ne fait qu’entendre la note juste avant qu’elle arrive.

Lui, il n’est pas du tout dans l’écoute de ce qu’il fait, il est dans l’intériorité. A chaque fois. Il n’écoute pas ce qu’il joue, il intériorise ce qu’il va jouer après. C’est incroyable. Mais bon Keith Jarrett c’est un batteur, c’est un pianiste, c’est un génie.

EM : Il est à l’intérieur.

RM : Il en parle beaucoup de l’intériorité. L’idée c’est que pour une partition, si je ne la lis pas comme un musicien, encore plus à la batterie, si je ne la fais pas vivre ne moi par des mots, par des gestes, l’interprétation ne marchera pas, ne pourra pas être pulsée. C’est d’ailleurs pour cela qu’on ne dit pas une interprétation qui est rythmée mais qui est pulsée. J’aime beaucoup ce mot d’interprétation « pulsée ». Sans chant intérieur, ça me paraît un peu difficile de faire une interprétation pulsée… même s’il y en a sûrement qui y arrive. L’idée étant est que, comme mon élève qui est arrivée et avait quatre ans de batterie, que j’ai cru totalement arythmique donc pour qui j’avais presque totalement fermé les portes, maintenant il m’accompagne pour les duos de batterie parce qu’il est d’une précision phénoménale. Pourquoi ? Parce qu’on l’a fait bouger sur la musique, parce qu’il a écoué autre chose, il a écouté du jazz, il a écouté une pulsation différente, « ah la musique ça peut être ça, okay ! ». Voilà, il a écouté du jazz, ça a tout changé. Le fait de jouer la musique différemment.

EM : Donc la culture fait partie…

RM : Dans l’arythmie c’est un élément. C’est le deuxième. Beaucoup moins importante que le chant intérieur. La première on marche, on applaudit, on travaille la corporalité intérieure. La deuxième, on écoute d’autres musiques et on essaye de voir ce qui se passe en nous. La troisième, une fois qu’on a découvert qu’il se passait des choses à l’intérieur, on exprime la pulsation intérieure, par le chant intérieur, par la corporalité.

EM : Donc (1) bouger, (2) construire une culture, (3) exprimer.

RM : Tout à fait.

EM : Et dans la culture, la création de la culture, tu mets quoi ?

RM : En règle générale en fonction de ce qu’ils écoutent, je change complètement. Ça marche très bien. Les musiciens de musique actuelle que j’ai ou que je peux avoir n’écoutent jamais de jazz ou de musique classique. Je leur fais donc écouter l’opposé. Pour les musiciens classiques je peux leur faire écouter du rap, n’importe quoi, l’idée c’est d’avoir une autre musique. A ce moment-là ils me disent : « c’est marrant, j’entends la pulsation ». Forcément ! Un classique de D’Angelo des années 90 forcément on va l’entendre la pulsation [il chante].

Et donc l’élève me dit : « ah voilà, là ça marche, mais dans la musique classique ça ne peut pas marcher pareil ».

EM : Il faut trouver la pulsation différemment.

RM : Oui, il faut le trouver ! Le compositeur, Chopin, il a un chant intérieur. Il est évident que la musique vivait pour lui. La première définition de la musique, c’est le rythme. Dans mes recherches je suis remonté au plus loin possible, et la première représentation musicale, on l’a trouvée à 15000 ans avant notre ère, et c’est un espèce d’individu à tête de Taureau qu’on trouve dans les grottes en Dordogne. C’est une sorte d’être humain avec une tête d’animal qui a une flûte. Il n’est pas assis, il a une jambe levée.

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Donc la première vision de la musique est quelqu’un qui joue des notes et qui fait comme s’il frappait du pied. Il a donc la musique…

EM : … dans le corps en fait !

RM : Oui exactement. La musique non-rythmée serait très bruyante d’ailleurs.

EM : On pourrait donc penser que, dans des cultures où on dresse le corps, on ressent moins la pulsation.

RM : Oui, tout à fait. A l’inverse, dans les cultures comme l’Inde où l’on parle beaucoup de la corporalité, on les fait travailler beaucoup sur le fait de bouger, de danser, les gens n’ont jamais de problèmes de rythme.

EM : Ah bon ? Tu as des élèves indiens ?

RM : Bien sûr, beaucoup !

EM : Et tu trouves qu’il n’y a jamais de problèmes de rythme ?

RM : Non, jamais. Après il y a d’autres problèmes. De pulsation, jamais. Là je parle d’élèves indiens que j’ai en échange, pas des élèves nés en France. Tous les ans j’ai des élèves qui arrivent d’Inde en échange, ils n’ont jamais de problème de pulsation. Pourquoi ? Parce qu’ils apprennent par le « takadimi » qui est le chant intérieur.

Ils apprennent en ex-pri-mant. Nous, on apprend la musique avec un papier et un crayon assis dans une salle de solfège donc forcément ça va être compliqué [Il rit] ! En la chantant ! D’entrée. En chantant le rythme. C’est impressionnant. C’est la musique carnatique.

EM : Je ne connais pas.

RM : C’est fascinant. Tu vas découvrir un monde de culture musicale très différent du nôtre ! Là, le rythme est totalement intégré. Nous, on va désolidariser complètement la mélodie du rythme.

EM : Oui mais nous, on est un peu dans une culture bourgeoise qui contrôle le corps.

RM : On a pensé à un moment que la mélodie présumait du rythme. Dans la définition musicale, jamais.

EM : Comment ça : « la mélodie présumait du rythme » ?

RM : C’est la mélodie que l’on retient. Un violoniste ne va pas s’attacher au rythme au départ. Il va s’attacher à bien faire les bonnes notes et les bonnes hauteurs. C’est super, mais l’interprétation est fausse s’il ne les met pas en rythme. Ça, on ne lui apprend pas en cours, en cours on insiste sur la justesse. Ça, en Europe… La fausse note ! La peur de la fausse note ! Sauf qu’on peut faire une interprétation avec toutes les notes en place à la bonne hauteur mais elle peut être totalement inaudible parce que le rythme n’est pas présent. L’idée de la musique carnatique est au contraire de mettre le rythme au centre. Il ne faut le mettre ni au centre ni en périphérie mais se dire que la musique participe des deux. En collaboration. Et comme je dis dans mon mémoire, ce qui va rester surtout dans nos oreilles c’est la musique tenue par le rythme. Voilà ! C’est une belle fondation. Les deux ensemble, voilà.

EM : Hum…

RM : Je suis surpris de voir des musiciens de troisième cycle qui ne savent pas jouer une croche pointée propre. Elle n’est pas en place parce qu’il n’y a pas de chant intérieur, parce qu’il n’y a pas d’expression de la pulsation intérieure. « Pa-pa ». Très souvent j’ai une espèce de note molle derrière qui va presque sur le deuxième temps. Si je la joue en tempo, là c’est difficile.

EM : J’ai appris à subdiviser avec ma prof russe. Elle me faisait jouer les notes intermédiaires.

RM : Oui bien sûr ! Avec les notes fantômes du milieu. En faisant jouer le chant intérieur. C’est parfait. Quand je demande ça par exemple à un instrumentiste dans mon atelier de jazz, il ne se pose pas la question, il y va direct. Il ne réfléchit pas, il part tout de suite avec sa guitare. Je lui dis : « ce que tu viens de me faire techniquement ça peut être une noire, ça peut être une quadruple croche pointée, je ne sais pas du tout à quel tempo tu es. »

EM : C’est parce qu’il n’a pas respiré avant ?

RM : C’est parce qu’il n’a pas respiré, qu’il n’a pas du tout pensé à trouver sa propre pulsation. Du coup parfois à la fin de leur morceau je les vois attendre, réfléchir et parfois faire « tata-tata », parfois avec la jambe, parfois avec le bassin qui bouge, mais pas droit ! Le pire étant le violon.

EM : [elle rit] ça ne va pas plaire aux violonistes ça !

RM : Non mais avec le violon on glisse sur la note. C’est la raison pour laquelle j’ai lu Le violon intérieur…

EM : … d’Hoppenot ? J’ai interviewé deux de ses élèves, Anne-Marie Morin et Claire Bernard, au tout début de ma recherche[2].

RM : Elle parle bien du rythme. Sa façon d’aborder la musique est extraordinaire. Malheureusement on n’accentue pas assez le rythme dans les cours de violon. Très souvent les élèves que j’ai repartent au bout d’un an parce qu’en fait ils n’ont pas de réel problème, c’est juste qu’ils n’ont pas beaucoup travaillé le rythme dans le cursus.

EM : Je pense qu’on m’aurait appris à marcher la musique dès le début ça aurait changé ma vie. C’est fou. Ça fait que la note arrive juste. Cela dit, ça reste difficile de comprendre pourquoi penser la note la rend juste.

RM : Je crois que Petrucciani l’exprimait bien « la penser c’est la jouer ».

EM : Comment ?

RM : Quand tu joue la note, en fait tu l’as jouée déjà. Ton cerveau qui entend la note appuie aux bons endroits avec la main. Il a respiré au bons moments.

EM : Donc une fois de plus c’est le corps.

RM : Oui bien sûr. De toute façon on ne peut pas respirer de la même manière en fonction de notre jeu. Si par exemple je vois un grand mouvement au violon ou n’importe quel autre instrument qui habite là, il ne faut pas prendre une grosse respiration et s’arrêter. Par contre il serait faux de penser que ma respiration serait la même lorsque je jouerai ce morceau plus rapide. Donc le fait de le chanter intérieurement, de le prévisualiser, ça me fait presque mettre les doigts aux bons endroits. En batterie ça me fait imaginer mes mouvements.

EM : Donc c’est une anticipation.

RM : Exactement. C’est exactement soi. Donc pour moi, le chant intérieur participe de l’anticipation, et l’anticipation est indispensable à la réalisation. Quand je chante intérieurement je n’ai pas l’impression d’avoir été inactif. Parfois même j’écoute de la musique et je suis très fatiguée parce que j’ai eu une écoute active, j’y ai été très clairement. Par exemple, à la batterie il y a beaucoup d’onomatopées.

EM : Et tu ne crois pas que c’est un truc français ça ?

RM : Ah non, je ne crois pas. Quand j’ai fait un échange de conservatoire à l’étranger à Brooklyn aux USA…

EM : … oui mais les USA c’est justement une culture du rythme !

RM : c’est pour ça que mon chant intérieur a été très apprécié là-bas. D’ailleurs je pense que les onomatopées viennent plutôt des américains. En ce qui me concerne j’ai constitué mon chant intérieur tôt parce qu’en fait je n’avais pas d’instrument à la maison. Je ne l’ai eu que très très tard. J’ai passé mon troisième cycle sans batteries. Mon professeur me donnait seulement la clef une fois par semaine. Je prenais le dernier train de ma banlieue le vendredi et je passais la nuit dans l’école. Le reste du temps je regardais la partition et « poum-tchi-ta, papa-poum-tchi-ta ». Là, je te le chante comme ça, mais je te jure que si je ne le faisais pas, là le fait de l’avoir appris me permettrait de le jouer tout de suite.

EM : Justement, je me demande si ça va être pareil pour moi parce que j’ai laissé mon violoncelle chez un ami aux USA et à cause du covid je n’ai pas encore pu le récupérer. Je me demande comment je vais jouer lorsque je le retrouverai. On perd ses muscles quand même.

RM : C’est possible oui. Mais moi, je te parle seulement du cerveau qui vit. Le chant intérieur n’est pas abstrait.

EM : Non bien sûr, il est dans le corps !

RM : Pour moi vraiment le fait d’avoir appris mes partitions avec seulement mes deux doigts comme ça sur le côté de chaque cahiers, et donc d’avoir dû le chanter, car contrairement à d’autres qui avaient l’instrument et pouvaient jouer, moi j’ai dû le chanter, ça a renforcé le chant intérieur et ça m’a permis à chaque fois d’avoir une interprétation qui, au niveau de la pulsation en tout cas était correcte. J’en suis certain parce que je le chante, je l’ai chanté, donc l’anticipation rend mon interprétation pulsée. Plus vivante. Plus proche de moi ! Je pense que le fait de ne pas avoir eu l’instrument en effet ça aide. Ça oblige….

EM : … ça oblige à intérioriser.

RM : Tu sais on dit « intérioriser » mais moi quand je faisais ça une demi-heure j’avais vraiment l’impression d’avoir joué de la batterie une demi-heure. Je te jure que de l’avoir fait… Quand je retournais sur ma batterie je n’avais pas travaillé de la semaine mais pourtant mon exercice avait un peu avancé.

EM : Avancé un peu ou beaucoup ?

RM : Pas beaucoup mais honnêtement…

EM : Qu’est ce que tu gagnais par rapport à des étudiants qui avaient une batterie à la maison et pouvaient travailler tous les jours ?

RM : Beaucoup plus que le déchiffrage en tout cas ça c’est sûr. On se dit : « du coup je l’ai déchiffré », mais c’est beaucoup plus que cela. J’avais l’impression… comme lui qui en avait fait une heure sur son instrument. J’avais l’impression d’avoir fait une heure. Vraiment. Sur l’instrument. Quand j’arrivais, alors que je n’avais pas travaillé de la semaine, j’arrivais le vendredi soir qui était le seul jour où je pouvais travailler, j’avais l’impression déjà d’avoir avancé sur cette leçon.

EM : Pendant combien d’années tu as fait ça ?

RM : Au moins tout mon troisième cycle, donc deux ans.

EM : Et avant, tu n’avais pas de batterie ?

RM : Non mais j’ai commencé assez tard, vers 13/14 ans, et avant j’étais au conservatoire dans lequel on pouvait louer la salle et travailler plus régulièrement. Ensuite à l’Ecole Boursault je n’avais qu’une nuit par semaine. Ça a rendu mon travail très efficient. J’arrivais j’avais l’impression d’avoir travaillé. Du coup maintenant j’entends, même avant de jouer j’entends les accords, je me dis je vais faire comme ci ou comme ça [il chante]

EM : Et tu visualises l’instrument ? Tu visualises sur quelle caisse tu joues ?

RM : Exactement ! J’ai vraiment l’impression tu sais.

EM : C’est une image ?

RM : Ah non non. J’ai l’impression de le jouer vraiment. Mais du coup je te garantie que sur la batterie j’ai juste l’impression d’appuyer sur des touches que j’ai déjà bien activées. C’est pour ça que le chant intérieur est vraiment quelque chose de fantastique.

EM : ben… oui ! Tu prêches une convaincue tu sais, c’est quand même ma thèse de doctorat. Je pense que c’est vraiment LA clef.

RM : Je suis d’accord avec ça.

EM : Je pense que c’est ce qui rend l’interprétation musicale.

RM : Et même plus, je ne vois pas comment une interprétation peut-être musicale si elle n’a pas été intériorisée avant. Elle va être droite, elle sera correcte, mais il y a un cap qu’elle ne passera jamais.

EM : Qu’est-ce que t’ont apporté les USA par rapport à ça ?

RM : Apporté ? Le rythme était central.

EM : C’est une culture du groove.

RM : Le rythme est central. La première chose qu’on fait c’est qu’on a un solfège différent pour les musiques actuelles et pour la musique classique, et pour les musiques actuelles le solfège se fait sur  les deux et le quatre qui sont applaudis. [Il montre] Et là on fait la lecture, en applaudissant sur le deux et le quatre. Ce n’est pas un métronome, c’est soi. Et là on fait la lecture du rythme [Il chante et montre en frappant dans ses mains].

EM : C’est bien ?

RM : Je pense que c’est génial. Ce qui est bien c’est le fait d’avoir une lecture pulsée. Le Rythme est au centre. Très clairement. On pourrait le faire sur le un et le trois. Après, attention, ça peut se faire au détriment de certaines choses, d’une certaine virtuosité technique, parce que ça prend du temps de cours. Ça peut donner des gens qui sont en place mais peut être un petit peu moins virtuoses. Donc il va falloir travailler ça à côté. Hirumi Uehara, une pianiste de jazz, l’avait très bien expliqué. Elle vient du piano classique au Japon, elle est arrivée aux USA, ils l’ont tout de suite mise dans la pulsation avec une batterie et une basse, sa technique lui a énormément servie, elle a fait la fusion des deux, et là c’était parfait parce qu’elle avait déjà un bagage classique qui lui a beaucoup servi.

En effet il y a une culture du rythme incroyable, même dans les méthodes.

EM : Et même dans la vie. Moi je trouve que dans les villes américaines ça se sent, il y a de la musique qui sort des bagnoles.

RM : Oui et puis le public américain n’applaudirait jamais à l’envers comme le public français qui applaudit toujours sur le un et le trois. C’est aberrant.

EM : Comment ça ? Quand tu joues et qu’ils applaudissent ?

RM : Quand tu joues et qu’ils veulent faire le tempo. Amaury Blanchard qui est un batteur de différents artistes français était venu faire une master class à l’école Boursault où j’étais professeur et il expliquait qu’il tournait dans le monde entier avec Renaut, Calogero, et qu’ici c’est le seul pays où on applaudit à l’envers à tel point qu’il est obligé de les reprendre avec les baguettes. Ça paraît fou.

C’est aberrant. Je regardais une vidéo pas plus tard qu’hier où le public rentre à l’envers… on est en France [il rit] ! C’est une culture. C’est fou, sur le chorus du pianiste, ils sont à l’envers. [il rit]. Ils ne s’en rendent pas compte. C’est une culture. Très clairement. Je ne voudrais pas pour autant dire que le public américain est l’idée parfaite. C’est une réponse au problème du rythme, par contre ça, c’est clair. Après je pense qu’on peut très bien apprendre la musique d’une façon différente. On n’est pas obligé de mettre l’emphase sur le rythme mais l’idée c’est de ne pas dissocier. Il ne faut pas le mettre complètement en retrait. Les américains mettent l’emphase dessus.

EM : Nous, on valorise beaucoup les instruments à corde, mélodiques plutôt.

RM : Oui. C’est ce que je te disais au début. Nous on a clairement mis l’accent sur la mélodie. Même si la batterie est aussi très populaire. Mais ensuite il ne faut pas s’étonner que j’aie un atelier de rythme rempli…

EM : … de violonistes ! [ils rient ensemble]

RM : … et que leurs professeurs croient qu’ils sont arythmiques. Parfois leurs professeurs viennent me voir en me disant qu’ils ont un problème mais pas du tout ! Ils ont juste un tout petit truc à corriger.

EM : Moi on me disait toujours « Anticipe ! Anticipe ! » mais on ne m’a jamais expliqué ce que c’était jusqu’à très tard.

RM : Le fait de te le chanter intérieurement c’est déjà ça en fait. Tu lis ta partition intérieurement et je te garantie que ta respiration va se greffer sur tes notes, tes gestes vont être différents, tu l’as déjà jouée la partition quand tu l’as faite intérieurement, tu l’as déjà jouée une fois complètement, et le fait de l’avoir faite intérieurement fait qu’en plus tu la fais bien, parce que tu ne la fais pas avec des erreurs !

EM : D’ailleurs quand j’ai interviewé un prof de Dalcroze il utilisait l’expression « when I play my inner song » comme si c’était un CD à l’intérieur de lui.

RM : Oui.

EM : c’est comme si tu mettais de la musique en toi.

RM : Mais tout à fait. Tu sais que j’ai fait un relevé de Petrucciani pour un ami, j’ai relevé son chorus dans Cantabile à Tokyo en 97.

Au départ j’étais bien, mais ensuite c’est devenu un enfer parce que Petrucciani fait des ghost notes tout le temps. On ne sait pas s’il les joue. J’ai l’impression que sa main tape des touches. Pourquoi il fait ça ? Très clairement pour garder le rythme. Parfois il comble les trous par des petits frôlements de notes. Lui, son chant intérieur existe pendant qu’il joue. Très clairement.

EM : je pense qu’il y a la ligne du chant intérieur qui est une anticipation de ce qu’on joue mais il y a comme une superposition de deux temporalités différentes légèrement décalées.

RM : Tout ça fait partie du temps. Quand je mets le métronome à mes étudiants je leurs dit : « clac, clac clac, on met une grosse parenthèse entre chaque moment et tout ça va être le temps ». Il faut frapper là, frapper ici, et continuer de le faire vivre là. En batterie si j’ai levé la baguette trop tôt ça ne marche pas car mon coup d’après sera décalé.

EM : …dans le temps…

RM : Exactement, nous, on a un mouvement cyclique pour tout. Le métronome est le sommet de la montagne, il faut arriver ici, avec lui.

EM : Être dans le temps c’est être en haut.

RM : Exactement. Après on peut jouer un peu en arrière, « lay back », mais l’important c’est d’être ici {Il montre]. Le clic est là, c’est le sommet de la montagne. Si tu joues toujours là, tu es en tempo. Si tu es lay back tout le temps il n’y a pas de soucis. Il faut penser à l’ascension et à la descente.

EM : Moi je voyais plutôt ça comme rentrer dans le sol.

RM : C’est propre à l’instrument.

EM : Parce que tu lèves la baguette.

RM : Oui.

EM : C’est vrai que nous, au violoncelle, on rentre dans la corde, et puis avec ma professeure russe j’ai même appris à démarrer « à la corde ».

RM : Oui, tu vois en visualisant je verrais plus ça mais en batterie. Comme disait Georges Paczynski, la batterie, c’est l’assassinat. Il dit dans Le rythme et les origines de la vie que le fait de frapper, c’est l’assassinat.

Ce qui veut dire que mon coup, si mon clic est là [il montre], doit arriver en même temps. On fait le geste pour tomber sur le temps. Une fois qu’on a compris ce déroulé, on comprend bien ce qu’on attend de la batterie : l’anticipation, le jeu, et le continuando qu’on doit faire derrière c’est ce qu’on attend du percussionniste.

EM : et l’imagination ?

RM : Pour moi ça intervient surtout pendant les chorus. C’est vraiment technique la batterie. Beaucoup plus technique que virtuose. Dans le rythme je n’ai pas l’impression de faire appel à l’imagination mais plutôt à plusieurs techniques. Si je te chante « poum-tchi chak poum poum », en fait c’est un enchaînement de plusieurs techniques que j’ai déjà utilisées, déjà jouées. Mon imagination rentre en ligne de compte quand je vois le chorus arriver devant moi. Là pour le coup, quand j’accompagne le chorus de quelqu’un d’autre je joue, j’enchaîne des techniques, mais je ne fais pas appel à l’imagination, ‘j’enchaîne des techniques. D’ailleurs quand j’improvise je fais un roulé, je dégage toutes mes vues, je pars du rythme que je suis en train de faire pour faire autre chose.

EM : et la culture rentre plus en jeu.

RM : Exactement, la culture, le moment, le « mood ».

EM : Ton état émotionnel…

RM : … du moment… qui change beaucoup. On a fait plusieurs prises de la même chose avec François et on n’a jamais la même. Je dis souvent à mes élèves : « la technique doit servir l’improvisation, l’imagination ». J’ai une idée, j’ai envie de faire un mouvement, juste avant mon chorus je pense à ce que je veux faire. Si la technique ne suit pas l’improvisation va être cassée parce qu’on ne peut pas imaginer quelque chose qu’on ne peut pas faire. Donc la technique est bridante. C’est pour ça que je dis à mes élèves de travailler leur technique, comme ça lorsqu’ils seront dans le chorus et pourront jouer ce qu’ils voudront, la technique saura servir l’enchaînement des idées. Et plus la technique sera forte, plus l’imagination sera forte. A un moment j’aimais beaucoup les quintolets mais je ne savais pas les placer, donc je n’y pensais même pas quand je jouais. Puis je les ai travaillés, j’ai été surpris après de voir que j’y pensais. L’imagination n’amène pas ce qui n’a pas été bossé avant. L’imagination est dépendant de la technique et la technique sert l’imagination. Pour moi elle n’intervient que lorsque j’improvise, aux idées que j’improvise. Moi je vois des couleurs. Des couleurs chaudes. Froides. La chaleur va dans les sons graves, la froideurs dans les sons aigus, et en imaginant cela je construis mon chorus. Je me dis « tiens là c’est froid, je vais mettre un peu de chaud » ou l’inverse. Et là la technique arrive. Pour que je joue ce que je veux faire. La technique ensuite ça se travaille.

EM : Oui.

RM : Le plus important c’est la pulsation intérieure.

EM : donc je pense qu’on va finir là-dessus, et puis ensuite je fais l’entretien avec toi et François comme duo ! Merci beaucoup, c’est vraiment passionnant. C’est la clef qui me manquait pour comprendre le lien entre le temps et le corps !

[1] Cf Entretien avec Stephen Neeley

[2] Voir les entretiens en ligne dans la catégorie « Instruments à cordes »

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