Sur le don

Conférence pour le groupe des jeunes pros de Chartres, 21 mai 2015


Le don est quelque chose que nous connaissons tous très bien pour en avoir fait mille fois l’expérience, ne serait-ce qu’en recevant un cadeau de Noël, un cadeau d’anniversaire, ou un service rendu par un ami. Mais savons-nous exactement de quoi il s’agit ? Comprenons-nous bien ce qu’il implique ? Et surtout, est-on prêt à donner vraiment ? Je vous invite à garder ces questions en tête pendant que je vous expose l’analyse qu’on m’a chargée de faire ce soir.

Le don est un acte qui implique trois termes : le donateur, le bénéficiaire, l’objet donné. Il est à distinguer de trois autres systèmes d’échanges qui fonctionnent, eux aussi, avec ces trois termes. Le premier est le « troc » : il s’agit d’un échange qualitatif et dépendant de l’appréciation subjective (ex : si je fais des échanges de billes sur la cours de récré, c’est moi qui décide qu’un calot vaut trois petites billes). Il fonctionne dans les petites communautés mais il cède la place à une médiation objective et quantitative dès lors que le groupe s’agrandie. On arrive alors au deuxième type d’échange, le « commerce », impliquant une transaction économique où l’objet échangé l’est contre une somme d’argent qui représente sa valeur d’usage, c’est-à-dire sa qualité à satisfaire un besoin (ex : une bouilloire qui maintient l’eau chaude et propose plusieurs températures vaut plus cher qu’une bouilloire simple parce qu’elle comble plus de besoins et a demandé plus de travail). Ce système monétaire conduit à une production qui ne se fait plus seulement selon ce dont on a besoin, mais peut rechercher un profit supplémentaire (c’est tout le problème du capitalisme fondé sur la plus-value). En plus de ces deux systèmes on trouve le « potlach » (terme de l’anthropologue Marcel Mauss) qui désigne les prestations sociales selon lesquelles les collectivités indiennes échangent non seulement des richesses et des choses inutiles mais aussi des politesses, festins, danses, femmes, esclaves etc.

On constate que ces trois types d’échanges que nous venons de citer impliquent la nécessité d’une réciprocité (en échange de mon calot je reçois trois billes, en échange de 100€ je reçois une bouilloire sophistiquée, en échange d’un dîner je suis réinvitée). Si ce retour n’a pas lieu, on peut se sentir volé. C’est précisément sur ce point que se fait la différence avec le don. En effet, si je fais un cadeau à un ami pour Noël, quand bien même il y a de fortes chances pour qu’il m’offre, lui aussi, quelque chose, je ne dois pas attendre de retour de sa part. Ainsi, on peut dire qu’avec le don, la réciprocité peut avoir lieu « de fait », on n’a pas à l’attendre « de droit ».

Donner, c’est donc, en apparence, toujours perdre quelque chose. Et pourtant, malgré tout, le don continu d’être fondamental non seulement au niveau interpersonnel (il n’y a ni amour, ni amitié, sans ces petits dons qui ponctuent la relation), mais aussi au niveau de la société toute entière (les stars ouvrent des fondations caritatives, en cas de catastrophes comme au Népal il y a toujours une masse de gens qui ouvre son porte-monnaie, des individus n’hésitent pas à donner leur vie à des inconnus dans le cadre des ONG par exemple). Comment ça se fait ? Quel intérêt a-t-on à donner ? S’il y a un intérêt, est-ce toujours un don ? Est-il nécessaire de donner ? Toute relation ne se déploie-t-elle qu’à partir du don ?

Toutes ces questions peuvent être réunies en une seule : faut-il admettre que le prix du don soit nécessairement celui d’une perte radicale ?

Pour répondre à cette question nous verrons d’abord qu’on ne peut parler de don si le donateur est dans l’attente d’une réciprocité (le don coûte donc quelque chose : une perte), mais nous verrons ensuite que c’est dans cette radicalité presque dangereuse que le don prend toute sa valeur (en ce sens il a du prix non dans le sens où il coûte mais dans celui où il a de la valeur), et enfin nous ferons une étude rapide du pardon comme manifestation emblématique du don.

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            LE PRIX DU DON EST NECESSAIREMENT UNE PERTE RADICALE

En premier lieu il faut analyser la question du don en cherchant si donner implique toujours de perdre quelque chose.

L’EFFET DU DON EN ANNULE LA PURETE.

Attendre une réciprocité en échange d’un don n’est pas un don ; c’est du troc, du commerce, ou un potlach. Récupérer l’objet que j’ai donné n’est pas non plus un don ; c’est un prêt. Par conséquent, le don doit toujours être gratuit. Et pourtant, force est de constater qu’il y a généralement –et il me semble systématiquement, un retour d’une manière ou d’une autre.

Par exemple, si je donne de mon temps à quelqu’un qui a besoin de raconter ses problèmes, je le rends en quelque sorte dépendant de mon écoute. Il va revenir vers moi parce qu’il aura besoin de moi. Je le possède, c’est une sorte de retour. De même, si je fais la charité à un nécessiteux, je vais me sentir utile, moral. Ce contentement personnel est aussi une forme de retour. Il y a donc un intérêt égoïste à être altruiste ; la générosité permet en fait d’acheter quelque chose. Dans le premier cas j’achète l’autre que je vais posséder grâce à tout ce que je lui offre, dans le second cas je m’achète une bonne conscience à bas prix.

L’intention du donateur n’est donc pas désintéressée, l’acte n’est pas gratuit. Il vise un intérêt personnel à travers sa générosité. Un philosophe comme Nietzsche fera de cela la base de sa critique de la charité chrétienne. Il montrera dans Par-delà le bien et le mal qu’en fait, le chrétien cherche toujours sa satisfaction personnelle ou une rétribution au paradis lorsqu’il fait la charité ; il est donc toujours égoïste. C’est d’ailleurs une critique que l’on adresse encore aujourd’hui aux chrétiens en les accusant de s’acheter une bonne conscience à travers des actes pseudo-généreux. Le vrai don, le don pur, n’existe donc pas.

Faut-il alors condamner le don ?

DISPOSITION A TOUT PERDRE : LE DON COMME ABANDON.

Reprenons nos exemples. Si je donne mon temps en écoutant cette personne, en fait, rien ne me dis qu’elle ne va pas profiter de mon écoute, puis s’en aller sans demander son reste. Je serais sûrement frustré mais je n’aurais aucun droit de lui en vouloir. On peut donc abuser de ma générosité. De même, si je fais la charité à quelqu’un, je pourrais toujours me dire que j’ai beau avoir donné, je n’ai pas donné comme il faut (j’ai donné trop et je le regrette, je n’ai pas donné assez, j’ai donné à la mauvaise personne, j’ai fait un cadeau qui est tombé à côté etc.). La satisfaction personnelle n’est pas toujours au rendez-vous.

On voit donc que le retour n’est pas nécessaire. Il est contingent. Autrement dit, il peut très bien ne pas arriver. Toute la particularité du don réside précisément dans cette disposition du donateur à, peut-être, ne rien recevoir en retour de sa générosité. Alors non. On ne peut pas condamner le don en disant qu’il n’existe pas puisque son intention est toujours impure. Le don existe. Ce qui fait le don, ce n’est pas qu’il y ait ou non, un « retour sur investissement », mais que le donateur soit prêt à tout perdre en donnant.

En ce sens, le don est un véritable abandon. Une perte radicale. Le donateur se met dans une position de vulnérabilité, de faiblesse, il court un risque. On ne reçoit pas toujours quelque chose. Pire encore, on peut souffrir d’avoir donné, on peut s’épuiser à donner. Qui n’a pas fait l’expérience de l’ingratitude, de l’épuisement, dus à la générosité ?

Faut-il alors en déduire que le don est dangereux ?

PERDRE EN DONNANT, PERDRE EN AIMANT

Oui. Donner, c’est risquer de s’ouvrir en dévoilant ce qu’on est ou en partageant ce que l’on a ; ne pas donner, c’est se renfermer en gardant pour soi ce que l’on est, ou ce que l’on a. La question du don rejoint ici celle de l’amour. Aimer et donner comportent le même risque : celui d’une ouverture, d’une vulnérabilité. En aimant je prends le risque de m’ouvrir et peut-être d’être blessé. Si je ne prends pas ce risque par peur de souffrir, alors comment je peux aimer ?

Finalement, le prix à payer en donnant est le même que le prix à payer en aimant : donner jusqu’au bout, aimer jusqu’au bout. Cela ne signifie pas à l’infini et de manière illimitée. Car seul pourrait donner ainsi celui qui serait lui-même illimité et infini. Il y a une sagesse du don fait avec mesure[1]. Cette mesure n’empêche pas la radicalité de l’acte. Le christianisme assimile d’ailleurs l’amour à un don. Le don de soi. Aimer, c’est donner.

Les deux impliquent la possibilité d’une perte, d’une souffrance : lorsque je donne, je dois m’attendre à la possibilité tout perdre. Lorsque j’aime, je dois aussi m’attendre à la possibilité de tout perdre. On ne donne pas pour soi. On n’aime pas pour soi. Donner, aimer, sont différents du troc, du commerce, du potlach, car la réciprocité n’est pas incluse. Recevoir en échange d’un don est un miracle. L’amour réciproque est, lui aussi, une sorte de miracle. Le retour n’est jamais donné d’avance.

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            Pour conclure la première partie de notre réflexion sur le don, nous pouvons dire que le don véritable existe bien, malgré tous les soupçons dont on pourrait le charger. Il consiste à être prêt à tout perdre, et que c’est en cela qu’il est à rapprocher voire même à identifier à l’amour. Le prix du don est nécessairement une perte radicale

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            OSER LA PERTE ET, DE CE FAIT, RECEVOIR L’AUTRE

Nous avons tous fait l’expérience d’une générosité qui a mal finie. D’un amour qui a été blessé. Pourtant nous continuons de donner. Il y a donc quelque chose dans le don qui est plus fort que la perte. Qu’est-ce qui fait que, malgré cette dangerosité du don, on continue à donner ? C’est cela que nous voulons étudier en deuxième lieu.

TOUTE RELATION S’INSCRIT PRIMITIVEMENT DANS LE DON

Tout d’abord, en nous appuyant sur les travaux du pédo-psychiatre Winnicott[2], nous pouvons affirmer que le don est un fondement anthropologique de l’humanité. En effet, il est la base même de la relation primitive mère-enfant. En d’autres termes, pour que l’enfant, situé dans une position de vulnérabilité et de dépendance absolument sans équivalents, puisse se développer, il faut qu’il bénéficie du don total de sa mère.

D’abord il ne doit pas être rejeté biologiquement, et doit pouvoir recevoir tout ce qui est nécessaire à sa croissance pendant les neuf mois de grossesse. Sa mère l’accueille, on pourrait dire, généreusement, gratuitement, parfois au péril même de sa vie.  Puis elle, ou un substitut, prend soin de lui grâce à une suradaptation à ses besoins que Winnicott appelle « préoccupation maternelle primaire »[3]. Si la mère n’est pas « suffisamment bonne » (j’emploie l’expression du psychiatre), si elle se replie sur elle-même et n’assure pas les soins minimums, alors l’enfant encoure de graves risques pour sa croissance aussi bien physique, qu’affective et mentale. C’est ainsi qu’on a retrouvé des enfants avec de graves troubles autistiques dans les orphelinats roumains à l’époque de Ceaucescu : on s’était contenté de donner à manger et à boire à tous ces petits qui, totalement abandonnés à eux-mêmes, s’étaient renfermés dans leur propre sphère, coupant parfois définitivement la possibilité d’un lien avec une autre personne[4].

Ainsi, la relation qui unit la mère à son enfant est bien une relation de don. Et cela pas uniquement pendant les premières années de vie. En effet, grandir se fait au fil d’un processus d’autonomisation de l’enfant qui apprend à être indépendant de ses parents. A terme, ceux-ci seront amenés à le perdre… et parfois totalement si l’on pense aux enfants qui quittent définitivement le foyer, aux guerres, aux accidents etc. La croissance d’un enfant qui aurait été élevé par une mère extrêmement possessive, luttant contre la perte, tentant de maintenir au maximum la dépendance, est gravement perturbée. Pour qu’un être humain se développe, il doit bénéficier d’un don authentique.

Toute relation est-elle ainsi déséquilibrée, entre un sujet qui donne tout, et un autre qui prend tout ?

LE DON PERMET LA RENCONTRE DE L’AUTRE

Pour répondre à cela, après nous être mis du côté de la mère, plaçons-nous maintenant du côté de l’enfant. Pour lui, cet état béni où sa mère est toute à lui n’a qu’un temps. Petit à petit, il doit faire l’apprentissage du renoncement à la « toute puissance magique»[5], c’est-à-dire à la satisfaction nécessaire et immédiate de tous ses besoins. Il apprend ainsi à gérer la frustration de ne pas rencontrer de réponse immédiate à tous ses attentes (ex : je crie, maman n’arrive pas tout de suite). Le don, n’est pas un dû. Face à lui il a, non pas un objet qui lui appartient, mais un sujet libre qui se donne à lui.

La mère apprend à laisser l’enfant devenir autonome, l’enfant apprend à ne pas monopoliser sa mère pour lui. Il y a donc un renoncement à la possessivité de part et d’autre de la relation. C’est cela même qui permet l’instauration d’une relation libre, d’une relation entre deux êtres libres. Il y a un lien entre deux sujets dans la mesure où il y a un écart creusé entre eux par le renoncement à posséder l’autre, par un don de soi à l’autre. Apprendre à rentrer en relation c’est donc apprendre le don sous ses deux formes : en tant que donateur qui abandonne ce qu’il est ou ce qu’il a sans attendre de retour, et en tant que bénéficiaire qui reçoit quelque chose ou quelqu’un avec gratitude et sans le considérer comme un dû.

La possessivité est une fusion qui ne peut avoir qu’un temps, le don est une séparation qui est garante de la durée de la relation. Paradoxalement, on ne rencontre pas l’autre en fusionnant avec lui, mais seulement dans la mesure où l’on accepte d’être séparé de lui, de le laisser libre, de se sentir libre avec lui. S’il faut être prêt à tout perdre en donnant, il faut aussi admettre que c’est en prenant ce risque que l’on reçoit en abondance : parce que je renonce à l’autre, je lui donne la possibilité de se donner librement à moi.

Mais ainsi que nous l’avons souligné à plusieurs reprises, ce retour n’est pas systématique. Parfois on prend le risque de s’abandonner à quelqu’un d’ingrat qui en profite ou nous trahit. Faut-il alors admettre alors que, face au don, tout soit permis ?

FOLIE DE DONNER ET RESPONSABILITE A RECEVOIR

Si nous définissons le don comme « aptitude à endurer une perte radicale », il faut pourtant avouer que l’expérience de cette perte est une douleur infinie dont on ne se remet parfois pas. Il est extrêmement difficile d’être délaissé par ses enfants quand survient la vieillesse, de voir son amitié trahie, de se donner sans entendre un seul merci.

Ainsi, souffrir d’avoir donné est une possibilité ouverte, c’est quelque chose auquel on doit se préparer, et pourtant, on ne se prépare jamais vraiment à cela. On oublie, en quelque sorte, la puissance du risque que l’on encoure. Et heureusement. Car donner implique une sorte de spontanéité.  De légèreté. D’espérance même. Il faut croire que, même si l’on souffre, ce n’est pas une fin. Qu’il y a un au-delà de la souffrance, qu’un nouveau départ est toujours possible[6].

Devant cela, celui qui reçoit le don est chargé d’un impératif moral : il doit tout faire pour que le donateur ne souffre pas. Parce que l’autre a pris le risque de s’ouvrir à moi, de se dépouiller pour moi, de me faire le don de son abandon, il est immoral de profiter de sa faiblesse. Dans la mesure du possible, j’ai le devoir de rendre un don pour le don, même si c’est sous une autre forme (par exemple : remercier après avoir reçu un cadeau, prendre soin de ses vieux parents, atténuer la souffrance de celui que je quitte etc.). Si le donateur doit être assez fou pour oser tout perdre, le bénéficiaire doit être assez responsable pour limiter cette perte radicale. C’est ce double mouvement – folie du donateur, responsabilité du bénéficiaire, qui permet au don de perdurer.

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            Au terme de cette deuxième étape de notre réflexion nous pouvons donc conclure que le don perdure, en premier lieu parce qu’il est un fondement anthropologique primitif, puis parce qu’il est la condition de possibilité de toute relation, et parce qu’il est à la fois folie du côté de celui qui donne et responsabilité du côté de celui qui reçoit.

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            LE PARDON COMME DON PAR EXCELLENCE.

Mais lorsque la souffrance a été si grande qu’elle a ôté toute possibilité de donner à nouveau, lorsque le don ne semble plus possible, reste-t-il encore quelque chose à faire ? Oui. Sans aucun doute. Il y a encore le pardon. La manifestation la plus éclatante du don.

RADICALITE DU PARDON

Pardonner met en scène les mêmes éléments que le don : un sujet qui pardonne, un sujet qui est pardonné, et un objet : le pardon lui-même. On ne troque, ni ne fait commerce, ni n’échange un pardon contre quelque chose. Le pardon est un don : « aptitude à endurer la douleur d’une perte radicale ». On ne pardonne pas pour soi. Ni pour se sentir mieux. Ni pour récupérer l’autre qu’on a perdu par l’offense. Ni parce que l’offense est suffisamment petite pour pouvoir être pardonnée facilement. Ni pour aucune raison. On pardonne. Point.

A l’horizon de tout pardon dit Derrida[7], il y a le pardon pur. Pardon de l’impardonnable. Pardon de celui qui ne demande pas pardon. Pardon de celui qui fuit la responsabilité de l’offense. Pardon de quelqu’un qu’on ne reverra jamais. Pardon d’un ennemi qui n’a parfois ni contours ni visage (je pense aux assassins qu’on ne retrouve jamais par exemple). Que le retour soit effectif ou non n’a pas d’importance. Qu’on reçoive une récompense en pardonnant n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est de pardonner en faisant don de son pardon.

En d’autres termes, pour que le pardon soit authentique, qu’importe qu’il y ait un retour ou non, il faut être prêt au pur désintéressement, à l’illimité, à l’inconditionnel. Le pardon est un abandon total[8]. Il doit pouvoir aller jusqu’à pardonner l’impardonnable. En ce sens le pardon est indissociable de l’amour. Pardonner c’est aimer sans rien attendre en échange. Aimer, c’est savoir pardonner, et recommencer à pardonner, sans jamais se fatiguer. Et si on peut faire l’erreur de demander pardon trop tôt, à un moment où l’autre n’est pas prêt à recevoir ce don, il n’est au contraire jamais trop tard.

SOUFFRANCE DU JE ET RESPONSABILITE D’AUTRUI

Mais ce pardon ne va pas sans une reconnaissance explicite de l’offense. La souffrance est au cœur du pardon. Pardonner n’est pas oublier. Ce n’est pas laisser glisser doucement une blessure dans le passé, prenant ainsi le risque qu’elle ne passe jamais, qu’elle soit jamais soignée, qu’elle resurgisse un jour ou l’autre avec la même violence et peut-être une force d’anéantissement plus grande.

Pour pardonner dit Ricœur, il faut se souvenir[9]. Il faut renoncer à faire comme si l’offense n’avait jamais existée. Il ne faut pas non plus penser qu’il y a une possibilité de revenir à la situation antérieure à l’offense. La blessure est bien là. Cependant, en la reconnaissant présente, on lui donne la possibilité de tomber dans le passé, et c’est ainsi que s’ouvre la perspective d’un futur de réconciliation possible[10].

Cette reconnaissance de la blessure implique, du même coup, que l’autre soit rendu responsable de l’offense. S’il n’y a pas de responsabilité, alors il manque quelqu’un à pardonner, il n’y a pas de pardon. Pourtant, ce n’est pas une responsabilité culpabilisante et écrasante, c’est une responsabilité qui, dès lors qu’elle s’accompagne de la possibilité du pardon, est ouverte sur une liberté. S’il ne reconnaît pas qu’il est le responsable de l’offense, le coupable risque fort de rester paralysé par ce qu’il a fait sans jamais réussir vraiment à se pardonner à lui-même, enfermé dans une culpabilité sans solution. Au contraire, en reconnaissant qu’il est coupable, il permet à l’autre de le pardonner, et il peut se pardonner à lui-même.

LE PARDON COMME LIBERTE

Certes, le pardon lie en quelque sorte l’offensé à sa blessure, l’offenseur à sa responsabilité. L’un et l’autre semblent rivés à l’événement qui a eu lieu. Et pourtant, c’est parce qu’il y a cette liaison qu’une déliaison est possible. En effet, pardonner c’est clamer que la blessure n’a pas détruit l’offensé, et que la responsabilité n’a pas condamné l’offenseur. L’un et l’autre ont survécu à l’offense parce que l’un et l’autre étaient plus qu’une victime, et plus un coupable.

Ces quelques mots « je te pardonne », libèrent donc en l’espace d’un instant les deux sujets. En une seconde ils soulagent l’un et l’autre d’un fardeau trop lourd à porter : celui d’être rivé à une position de victime, et celui d’être rivé à une position d’offensé. Soudainement, ils permettent une renaissance, rendant ainsi à chacun sa capacité d’agir[11].

S’ils avaient été réunis par une offense qui les possédait l’un et l’autre, le pardon leur rend la liberté de pouvoir aller chacun son chemin. L’offenseur et l’offensé ne sont plus cloués l’un à l’autre par l’offense. Déliés d’elle, ils sont déliés l’un de l’autre. Pardonner permet de se libérer, et de rendre à l’autre sa liberté. Charge alors à celui qui a été délié de sa faute de prendre sur sa responsabilité de ne pas recommencer. Comme dans le don qui impliquait une responsabilité du bénéficiaire, le pardon implique une responsabilité du pardonné. Désormais, il doit faire tout son possible pour éviter une nouvelle offense.

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            Au terme de la troisième étape de notre réflexion nous pouvons affirmer que le pardon est toujours un don, et qu’il est même peut-être le don par excellence. Il demande le même dépassement. Il comporte la même folie Il ouvre les mêmes perspectives d’humanisation, de restauration et de déploiement de la relation intersubjective.

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            CONCLUSION

A la question que nous avions posée au tout début de notre présentation à savoir : « le prix du don est-il toujours une perte radicale ? », il nous faut répondre oui. Donner est toujours s’abandonner totalement. Celui qui donne est vulnérable. Il y a un risque à donner. Et pourtant, c’est précisément en cela que réside l’abondance de fruits possibles. Parce qu’on est prêt à tout perdre, on peut aussi tout recevoir. Ce qui fait le prix du don en fait aussi la valeur.

Pour nous, ce mystère du don qui gagne en perdant est un mystère d’amour. Et cet amour culmine dans le pardon, c’est-à-dire dans l’acte qui consiste à aimer à nouveau après l’offense. En renonçant à la vengeance. En risquant à nouveau. Sans rien retenir pour soi. Sans savoir si on sera à nouveau blessé. Mais dans la confiance que, plus fort que la douleur d’une perte, il y a toujours la puissance d’un pardon possible.

Confiant dans le don, on fait alors l’expérience de la joie à donner. Ce n’est pas une joie superficielle et naïve, qui ignore le prix du don. Au contraire, c’est une joie qui sait ce qu’il peut lui en coûter, mais qui donne quand même. Ce n’est pas une joie passagère qui agonise avec la première douleur. Au contraire, c’est une joie qui perdure dans le temps, souterraine, quand bien même reviendrait l’offense. Ce n’est pas une joie ordinaire qu’on trouverait par ses seules forces, c’est une joie qui est elle-même donnée. Elle est donnée par celui qui est à l’origine de tout don : le Dieu amour qui, en donnant me permet de donner, en pardonnant de pardonner. Jusqu’à l’impardonnable.

[1] A propos de la conception du don comme mesure, médiété entre prodigalité et avarice, se rapporter à ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Trad. Fr. Richard Bodéüs, Paris, GF, 2004, I. livre 5.

[2] WINNICOTT, Donald W., « La préoccupation maternelle primaire » publié in La mère suffisamment bonne, Payot, Paris, 1967, 2007.

[3] Le psychiatre en parle comme d’une « maladie », dans la mesure où la mère est dans un état d’hypersensibilité presque pathologique qui serait dangereux si l’enfant venait à mourir.

[4] Sur ce thème se rapporter aux premiers travaux du psychiatre B. Cyrulnik.

[5] Freud, et à sa suite de nombreux psychiatres et psychanalystes, utilise ce terme.

[6] Sur la question de l’espérance qui sous-tend le don se rapporter à l’analyse du sacrifice d’Isaac par Abraham in KIERKEGAARD, Soren, Crainte et tremblement, Trad. Par Charles le Blanc, Paris, Payot, 2000 (Rivage)

[7] DERRIDA, Jaques, Pardonner : l’impardonnable et l’imprescriptible, Paris, Gallilée, 2012.

[8] DERRIDA, Jaques, Le Monde des débats, décembre 1999, « Le siècle et le pardon » : « Je prendrai alors le risque de cette proposition : à chaque fois que le pardon est au service d’une finalité, fût-elle noble ou spirituelle (rachat ou rédemption, réconciliation, salut), à chaque fois qu’il tend à rétablir une normalité (sociale, nationale, politique, psychologique) par un travail de deuil, par quelque thérapie ou écologie de la mémoire, alors le « pardon » n’est pas pur – ni son concept. Le pardon n’est, il ne devrait être ni normal, ni normatif, ni normalisant. Il devrait rester exceptionnel et extraordinaire, à l’épreuve de l’impossible : comme s’il interrompait le cours ordinaire de la temporalité historique », p.2.

[9] RICŒUR, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

[10] Sur la question de la temporalité du pardon on peut se rapporter par exemple aux réflexions faites in JANKELEVITCH, Vladimir, Le pardon, Paris, Aubier, 1967.

[11] Sur cette paralysie des sujets sans le pardon se rapporter à : ARENDT, Hannah, La condition de l’homme moderne, Trad. G Fradier, préface par P. Ricœur, Paris, Calman-Levy, 1983, p. 302-303 : «  Si nous n’étions [pas] pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever ; nous resterions à jamais victimes de ses conséquences ».