Histoire de la philosophie médiévale

Introduction

CONTEXTE GÉO-POLITIQUE DU PASSAGE VERS LA PHILOSOPHIE MÉDIÉVALE

Sac de Rome par les barbares

La prise de Rome et son pillage par les Vandales en 455 laissent une empreinte indélébile sur tous les habitants du monde antique. Elle détruit en effet ce qui semblait immuable, éternel, ce qui incarnait l’ordre et la civilisation dans un contexte de barbarie. En 476, 21 ans après la prise de Rome, Odoacre renverse Romulus Augustulus (dernier empereur de l’Empire romain d’Occident) et envoie à l’empereur Zénon se trouvant à Constantinople les signes de l’autorité impériale : un manteau pourpre et un diadème impérial. Cela marque la fin de la période antique en général, et de l’Empire romain d’Occident en particulier. Le chroniqueur byzantin Marcellinus Comes témoigne de cette tragédie. Il écrit :

« Odoacre, roi des Goths, occupa Rome. Odoacre fit immédiatement mettre à mort Oreste. Odoacre condamna Augustule, fils d’Oreste, à l’exil dans le château de Lucullus en Campanie. L’empire romain d’Occident que le premier Auguste avait dirigé pendant la sept cent neuvième année de la fondation de la ville, périt avec cet Augustule, la cinq cent vingt-deuxième année des empereurs disparus, après quoi Rome fut tenue par les Goths » — Marcellini chronicon, (A. C. 476.)

Des dizaines d’États barbares apparaissent sur le territoire de l’ancien empire, dont la structure interne n’a plus grand-chose à voir avec la vie du monde antique. Les grandes villes se dépeuplent (à l’apogée de sa puissance, au premier siècle de notre ère, Rome compte près de 1,5 million d’habitants, ce chiffre n’est plus que de 30 000 à 100 000 habitants en 600 après J.-C.). La peste de Justinien, qui sévit au Ve siècle en Orient et en Occident laisse entre 15 et 100 millions de morts. De plus, ces événements coïncident avec un refroidissement climatique catastrophique en 535-536, qui se situe dans le contexte général du « petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive ».[1] On estime que le refroidissement climatique ajouté à la peste de Justinien et aux invasions barbares entraîne une baisse de 39 à 10 millions de personnes de la population européenne dans les anciens territoires de l’Empire romain. Le développement technologique et les taux d’alphabétisation chutent de manière significative. Les méthodes agricoles de l’Antiquité tardive, fondées sur l’utilisation d’esclaves sur d’immenses latifundia (grandes propriétés foncières ressemblant aux exploitations agricoles modernes), perdent de leur utilité. Les liens commerciaux entre les régions diminuent et l’agriculture devient de plus en plus féodale (les paysans travaillent de petits terrains en communauté, dépendant de leurs seigneurs en tant que vassaux). L’économie s’appuie sur des échanges de subsistance et sur des relations monétaires quasi inexistantes.

Carte de l’Europe après la chute de l’Empire romain d’Occident en 476.

À cette époque, le niveau d’éducation baisse considérablement (les seuls centres d’éducation en Europe occidentale sont les grands monastères disposant de de leurs propres bibliothèques et scriptoriums, et cela jusqu’à l’apparition des universités).  S’ouvre alors une nouvelle étape dans le développement de la philosophie : la philosophie du Moyen Âge. Il est très difficile d’associer les limites chronologiques de la philosophie médiévale avec des dates précises. Plutôt que d’appliquer ici l’approche chronologique des sciences historiques qui n’est pas nécessairement très adaptée, nous préférons chercher à identifier les différences essentielles entre la philosophie antique et la philosophie médiévale, afin de dessiner les contours de cette dernière.

Chacune de ces deux époques se caractérise par sa façon propre de philosopher : les philosophes de l’Antiquité se distinguent par un choix totalement libre des problèmes à traiter, tout sujet pouvant être soumis à une analyse critique. La philosophie médiévale, en revanche, est une philosophie profondément religieuse, et dans chaque religion, qu’il s’agisse de l’islam, du christianisme ou du judaïsme, il existe des vérités inconditionnelles qui ne peuvent être mises en doute. C’est pour cela que l’on trouve, à l’origine de la philosophie médiévale, les penseurs qui ont introduit des catégories religieuses dans leurs enseignements philosophiques.

RELATIONS DE LA PHILOSOPHIE MÉDIÉVALE AVEC L’ANTIQUITÉ, PÉRIODISATION

II est certain que de nombreux philosophes antiques ont également utilisé des éléments religieux dans leurs enseignements et ont parlé de cosmogonie, de dieux, de l’immortalité de l’âme, d’esprits désincarnés (rappelons-nous de Platon et de Plotin par exemple). Quelle est donc la différence fondamentale entre ces philosophes platoniciens ou néoplatoniciens et les théologiens médiévaux ? Pour un philosophe de l’Antiquité, le raisonnement sur le divin est toujours secondaire par rapport à ses idées philosophiques. Chez Plotin et Xénophane, le divin occupe la place qui lui revient dans le cadre de leurs doctrines philosophiques. Chez les philosophes médiévaux, c’est l’inverse : leurs idées philosophiques se fondent sur leurs croyances religieuses et en découlent.

La philosophie du Moyen Âge est cependant intrinsèquement, nous pourrions même dire « génétiquement » liée à l’Antiquité. Elle hérite notamment de son appareil conceptuel (catégories, concepts…), principalement basé sur les œuvres de Platon et d’Aristote. La vision médiévale du monde en général et de la philosophie en particulier est théocentrique. En d’autres termes, elle est dominée par la croyance selon laquelle un commencement surnaturel et personnel, Dieu, détermine ce qui se passe dans le monde. Dieu est la mesure de toutes choses, il donne un but et une direction à l’histoire du monde. Voir les choses ainsi présuppose alors d’adhérer à un certain nombre de principes ou de vues personnelles telles que :

  • Le créationnisme qui est l’affirmation selon laquelle le monde a été créé par Dieu ex nihilo c’est-à-dire à partir de rien, par un acte de volonté divine. Dieu lui-même est incréé, éternel et autosuffisant.
  • La sotériologie qui est le principe qui oriente et définit le but ultime de la vie humaine. Ce but est le salut de l’âme et l’union avec Dieu.
  • Le Providentialisme, principe qui affirme l’existence de la participation de Dieu au développement du monde et l’existence du sens ultime de l’histoire du monde et de l’existence de l’individu.

LES ÉTAPES DE LA PHILOSOPHIE MÉDIÉVALE LATINE

Les Pères de l’Église,Les anthologies de Sviatoslav

Le développement de la pensée philosophique médiévale peut être divisé en deux étapes principales : (1) la patristique (continuation de la tradition des anciens maîtres de l’Église, Ve-VIIe siècles) et (2) la philosophie scolastique (VIIIe — XVe siècles).

La patristique est traditionnellement divisée en deux catégories : (1) la patristique orientale (gréco-byzantine) et (2) la patristique occidentale (latine). La patristique gréco-byzantine se concentre sur la contemplation directe de la réalité divine dans un acte intuitif de « saisie ». La pensée latine, elle, gravite autour de l’analyse rationnelle et de l’herméneutique des réalités. Boèce (480-524 ap. J.-C.) est la figure la plus importante du pont entre la philosophie de l’Antiquité et celle du haut Moyen Âge. C’est lui qui traduit en latin les principales œuvres d’Aristote et soulève pour la première fois le problème de l’existence des universaux. En Orient, le philosophe, théologien et poète Jean Damascène (675-753 ap. J.-C.), articulant des éléments du néoplatonisme et de l’aristotélisme, est qui marque la fin de la tradition de la patristique antique.

Un moine au scriptorium, Jean Le Tavernier

La période scolastique de la philosophie médiévale peut être divisée en trois étapes : (1) la première étape est la « proto-scolastique » correspondant à l’époque de la christianisation des tribus germaniques et à l’essor du royaume franc (VIIe — IXe siècles) ; (2) l’intense période de création des écoles monastiques et des premières universités (IXe — XIIe siècles) ; (3) l’« âge d’or » de la philosophie européenne médiévale qui culmine avec la scolastique (XIIIe) ; (4) le lent déclin de la philosophie scolastique (XIVe et XVe siècles).

On peut dire que chacune de ces périodes s’incarne dans les idées de penseurs particuliers : (1) Jean Scot Érigène (810-877) représente de façon éclatante la première ; (2) Anselme de Canterbury (1033-1109) et Pierre Abélard (1079 — 1142) ; (3) Thomas d’Aquin (1225 — 1274), Bonaventure (1221 — 1274) et Roger Bacon (1214 — 1294) la troisième ; et (4) John Duns Scot (1266 — 1308), Meister Eckhart (1260 — 1327) et William d’Ockham (1260 — 1327) la dernière.

LA PROTO-SCOLASTIQUE

Le roi Théodoric et le roi Odoacer, Xylographie, Michel Wolgemut, Wilhelm Pleydenwurff, 1493

La scolastique définit largement la culture du Moyen Âge en Europe occidentale. Le mot « scolastique » vient du mot grec σχολαστικός (scolaire). Les modernes emploient souvent le mot « scolastique » avec une connotation négative et dépréciative (comme s’il s’agissait d’un discours sur des problèmes abstraits et théoriques n’ayant rien à voir avec les problèmes du monde réel).

Historiquement, la scolastique est un type spécifique d’éducation et d’enseignement pratiqué dans les écoles et les universités d’Europe occidentale aux VIIIe et XVe siècles. Après la stabilisation relative de la vie sociale suite à la « grande migration des peuples »,[2] la carte de l’Europe change radicalement. De nombreux royaumes barbares de type féodal précoce s’étendent sur le territoire des anciennes provinces de l’Empire romain. L’Italie romaine est occupée par les Ostrogoths sous le commandement de Théodoric, qui fonde son royaume sur une synthèse des coutumes barbares et du droit romain. Les Burgondes s’installent dans le sud de la Gaule et fondent le royaume de Bourgogne. Le nord de la Gaule est occupé par les Francs, tandis que les Wisigoths et les Suèves s’installent sur le territoire de l’Espagne romaine. La Grande-Bretagne romaine passe sous le contrôle de tribus anglo-saxonnes de langue germanique, et une partie importante de la population celte se déplace vers le nord-ouest de la Gaule, en Bretagne.

Les sept arts libéraux

À ce moment, la perte de recettes fiscales pour les États émergents constitue une différence importante par rapport au système de gouvernement impérial. Expliquons-cela. Les dirigeants des nouveaux États barbares cessent de payer des impôts à l’armée, préférant lui donner des terres ou des revenus. Dans ces conditions, le pouvoir royal se limite aux intérêts des grands membres de la noblesse. Le faible niveau de centralisation du pouvoir empêche le roi de régner directement sur toutes ses possessions et empêche également les autorités séculières d’interférer dans les affaires de l’Église. L’influence et la richesse des évêques et des monastères s’accroissant, il devient alors nécessaire de former des prêtres et des moines instruits pour prêcher et travailler dans les scriptoria. C’est dans ce but que des écoles sont créées dans les principaux monastères et dans les épiscopats, annonçant les universités modernes.

L’une des écoles épiscopales les plus célèbres de l’époque est celle fondée au VIIe siècle à Tolède par Isidore de Séville, l’un des hommes les plus instruits de son temps, philosophe et évêque. C’est lui qui élabore le programme fondamental de l’enseignement des sept arts libéraux (ensemble des disciplines nécessaires à une formation complète).[3] Ces disciplines sont divisées en deux cycles : (1) le trivium, composé de trois arts (grammaire, dialectique, rhétorique) et (2) le quadrivium, composé de quatre matières : arithmétique, géométrie, musique et astronomie. L’école monastique s’efforce d’adapter les sciences anciennes aux besoins de l’éducation chrétienne. Par exemple, la grammaire sert à améliorer la connaissance des Saintes Écritures et des autres livres d’église, la rhétorique, l’art de la prédication, l’astronomie, le calcul des Pâques, la dialectique sert à améliorer la capacité à argumenter avec les hérétiques. Les sept arts libéraux sont ensuite étudiés dans une faculté inférieure des universités médiévales : la faculté des arts (dont l’obtention donnait le droit d’entrer dans l’une des facultés supérieures : théologie, médecine ou droit).

Bède le Vénérable, La Chronique de Nuremberg

Au VIIIe siècle, deux écoles célèbres émergent en Angleterre grâce à Bède l’Honorable en Northumbrie et à Alcuin à York. Charlemagne invites Alcuin à devenir le professeur de sciences des fils du roi des Francs, et le système éducatif d’Alcuin commence alors à se répandre en Europe continentale. Alcuin améliore le système d’Isidore de Séville et introduit un système d’éducation en trois étapes : (1) tout d’abord, les étudiants étudient les disciplines générales (la lecture, l’écriture, le latin, la liturgie et une connaissance de base des textes sacrés) ; (2) ensuite, ils étudient l’ensemble classique des sept arts libéraux ; (3) enfin, ils font une étude approfondie des Saintes Écritures et des Pères de l’Église.

LES DÉBUTS DE LA SCOLASTIQUE

FORMATION DES PREMIÈRES UNIVERSITÉS

Roi Charlemagne, Louis-Félix Amiel

L’accession au pouvoir de Charlemagne marque une nouvelle étape dans l’histoire de l’Europe médiévale : on l’appelle parfois la « Renaissance carolingienne ».[4] À cette époque, l’État franc connaît une puissante mais éphémère poussée de centralisation et de croissance du pouvoir royal, culminant avec la proclamation de Charlemagne en tant qu’empereur d’Occident en 800. Pour la première fois depuis 476, le territoire de l’ancien Empire romain d’Occident compte un souverain dont le statut est égal à celui du Basileus de Byzance. L’appétence pour la connaissance de l’État franc, ainsi que l’intérêt personnel de Charlemagne et de ses successeurs, Louis le Pieux et Charles le Chauve, entraînent un regain d’intérêt pour l’art, la littérature, le droit, la théologie et l’architecture. Pratiquement parlant, il est nécessaire de consolider le pouvoir du monarque, il faut des cadres instruit pour gérer l’appareil administratif de l’empire et un clergé instruit capable de normaliser les pratiques civiles et ecclésiastiques sur un vaste territoire. Le cœur du nouveau système éducatif est l’« Académie palatine »[5] : un cercle de clercs, de poètes et de philosophes éduqués à la cour de Charlemagne. Outre Alcuin, directeur de l’académie, ce cercle comprend Paon d’Aquilée, Eingard, Anguilbert, Rabanus Moor et, plus tard, Sedulius Scotus et Jean Scot Érigène. Sous l’influence des membres de l’académie, toute une série de nouvelles écoles sont créées à Tours, Reims, Reichenau, Liège et Fulda.

L’Empire carolingien en 843
Université de Bologne

À partir de la tradition scolaire qui se développent sous les Carolingiens à la fin du XIe siècle, les premières universités commencent à voir le jour. En 1088 naît ainsi l’université de Bologne, considérée comme la plus ancienne université d’Europe. Au milieu du XIIIe siècle, des universités apparaissent dans de nombreuses villes d’Europe occidentale et centrale : Paris, Chartres, Oxford, Cambridge, Padoue, Naples, Toulouse, Salamanque. C’est entre les murs de ces premières universités que se forme la scolastique classique du Moyen Âge avancé, caractérisée notamment par l’articulation d’hypothèses théologiques et d’une méthodologie rationaliste. L’une des caractéristiques des philosophes scolastiques est la pratique de la compilation de « sommes » (en latin summa), ouvrages fondamentaux complets sur l’étude de domaines particuliers de la connaissance, comportant un examen minutieux et méticuleux de tous les cas particuliers possibles et la réfutation du plus grand nombre d’objections possibles de la part des opposants.

FOI ET RAISON – LA QUERELLE DES UNIVERSAUX

Saint Pierre Damien, Andrea Barbiani

À cette période, la philosophie s’intéresse en premier lieu à la relation entre la foi et la raison et aux preuves de l’existence de Dieu. Différents philosophes arrivent à des conclusions très variées alors même qu’ils s’appuient sur le même corpus de textes sacrés. Par exemple, Bérenger de Tours discutant du problème foi et raison fait l’hypothèse selon laquelle la raison possède la même autorité dans le domaine théologique que dans n’importe quelle autre science. Contrairement à lui, Pierre Damien reprend l’idée exprimée par Philon d’Alexandrie selon laquelle la philosophie est la servante de la théologie, et toute science séculière doit donc être soumise à l’autorité de l’Église. Dans son ouvrage De sancta simplicitate, Damien démontre que si la philosophie était vraiment nécessaire au salut des hommes, le Christ aurait choisi comme disciples des philosophes plutôt que des pêcheurs. Anselme de Canterbury, appelé par ses contemporaines « le second Augustin » propose alors un compromis. Anselme, étroitement liée à l’augustinisme, rationalise, systématise et développe les idées de son prédécesseur. Partageant les vues d’Augustin, il affirme que la foi précède la raison et en est le fondement. Anselme estime que la foi précède toute activité de recherche, car nous commençons à raisonner en croyant en quelque chose que notre raison ne peut pas encore comprendre. La raison est donc donnée à l’homme pour comprendre ce qui est révélé par la foi. De ce point de vue, elle peut nous aider à approfondir notre compréhension des vérités de la foi mais elle n’est pas capable de conduire à la foi et donc à la vérité elle-même.

Anselme de Cantorbery

Un autre problème important de la philosophie scolastique est la question de l’existence des universaux, ravivant la vieille querelle entre Platon et Aristote. Si l’esprit est autosuffisant et ne dépend pas directement des perceptions sensorielles, et si le processus de pensée consiste à opérer avec des concepts, alors il faut en déduire que la source de tous les concepts est extérieure à notre esprit. La question est donc de savoir si les concepts ont une existence réelle ou non. La position philosophique répondant à cette question par l’affirmative s’appelle le réalisme. Au contraire, si l’on considère que la source des concepts se trouve dans la perception sensorielle des choses matérielles, alors les concepts deviennent de simples signes de ces choses. Une telle position est appelée nominalisme. Cette polémique correspond à la confrontation entre deux conceptions des idées dans la philosophie antique : pour Aristote, l’idée d’une chose est contenue dans la chose elle-même, pour Platon, l’idée d’une chose existe de manière réaliste en dehors de la chose elle-même. L’idée platonicienne de la forme pure étant incompatible avec la doctrine chrétienne du Dieu créateur (selon Platon, le monde est éternel et indépendant de Dieu), le sujet du débat se déplace vers les concepts généraux, les universaux. Pour le réalisme radical, seuls les universels existent, les choses individuelles n’existant qu’en vertu de leur appartenance à l’universel correspondant. Pour les nominalistes radicaux, au contraire, ne sont réelles que des choses concrètes, et les concepts ne sont que les noms (nomen) de ces choses. Essayons de comprendre la logique de la pensée réaliste en prenant l’exemple des réflexions d’Anselme de Cantorbéry sur le péché originel. La théologie chrétienne soutient que chaque personne porte le sceau du péché originel commis par Adam. Selon Anselme, cela signifie que le péché originel existe réellement en tant qu’entité idéale (au sens platonicien) qui existe indépendamment. Dans la mesure où cette essence est impliquée dans l’humanité en tant que catégorie collective, chaque personne individuelle est porteuse du péché originel. Jean Roscelin de Compiègne est un exemple de la pensée nominaliste radicale. Pour lui, les concepts généraux n’existent sous aucune autre forme que les choses singulières. Cette thèse donne lieu à des conclusions de nature hérétique. En effet, supposer qu’il n’existe pas de concepts généraux contredit le dogme de la Trinité, puisque la nature divine unissant les trois hypostases de Dieu est la catégorie du « générale ». La Trinité se comprend alors comme trois dieux spécifiques et distincts. Lors du concile de Soisson en 1092, les idées de Roscelin de Compiègne sont officiellement condamnées par l’Église.

Abélard et Héloïse

L’une des pages les plus brillantes de la querelle des universaux est le destin tragique de Pierre Abélard (1079-1142). Abélard est condamné par l’Église lors de deux conciles, et accusé à juste titre d’hérésie. Cependant, nombre de ses détracteurs rendent hommage à son esprit curieux et à sa façon originale de penser. Né dans une famille noble et riche, Abélard renonce volontairement à son héritage et part étudier auprès de Jean de Roscelin (un nominaliste radical), puis poursuit ses études à Paris auprès de Guillaume de Champeau (un réaliste radical). Il entre alors en conflit avec les réalistes et se trouve censuré par l’épiscopat et ses collègues philosophes. Abélard (suivant largement Socrate) pense que tous les malentendus et les aspects problématiques de la philosophie sont dus à la confusion entre la dialectique (logique) et la sophistique. Selon lui, la dialectique a une origine divine, puisque le Logos divin est à l’origine de la création du monde. Par conséquent, la raison qui suit la logique est sacrée. Pour lui, l’invention de la dialectique par Aristote est le plus grand événement de l’histoire de l’humanité avant la venue du Christ. Ainsi, si la réponse d’Anselme au problème de la relation entre la foi et la raison peut être exprimée par la phrase «Je crois pour comprendre», pour Abélard on devrait plutôt dire «Je comprends pour croire». L’éthique d’Abélard est également intéressante : selon lui, une même action peut être évaluée différemment en fonction des motifs qui l’ont motivée. Abélard estime en effet qu’il est erroné de condamner un acte si l’on ne sait rien des intentions et des buts qui l’ont motivé. Dans la querelle sur les universaux, il rejette catégoriquement le nominalisme radical de Roscelin de Compiègne et le réalisme radical de Guillaume de Champeau, défiant ainsi ses deux maîtres. Pour lui, les concepts sont réels, mais ils n’existent que dans l’esprit humain, qui extrait des choses individuelles les qualités générales qu’elles partagent, faisant ainsi abstraction des propriétés privées de ces choses. Ces notions abstraites se forment dans l’esprit sous forme de concepts. On appelle donc la théorie d’Abélard le conceptualisme (ou nominalisme modéré) : les concepts, bien que réels, existent subjectivement dans l’esprit humain.

RÉAPPROPRIATION DES ANCIENS PAR DIFFÉRENTES ÉCOLES DE PENSÉES

Fulbert de Chartres

Les représentants de l’école de Chartres, fondée par Fulbert (960-1028) dès 990, ont une approche différente. Elle permet à la pensée européenne a redécouvert de nombreuses pages de la philosophie antique classique. Après la mort de Fulbert, cette école est successivement dirigée par Bernard de Chartres, Gilbert de Porretagne et Thierry de Chartres, penseurs éminents de leur temps. Les philosophes de l’école de Chartres tentent de réconcilier le conflit entre la foi et la raison et de créer une alliance durable entre la religion et la connaissance. Ils se nourrissent d’une impressionnante bibliothèque de sources philosophiques anciennes contenant de nombreuses œuvres dont celles de Boèce, d’Aristote et de Platon. Fulbert lui-même est un fin connaisseur de la science arabe. Grâce à lui, des textes anciens perdus en Occident mais conservés en Orient et traduits en arabe (les travaux de Galien et d’Hippocrate sur la médecine, un large éventail d’ouvrages sur les mathématiques et l’astronomie, ainsi que des fragments d’Épicure et de Démocrite) commencent à pénétrer en Europe.

Jean de Salisbury

L’apogée de l’école de Chartres se situe au milieu du XIIe siècle et est associée à Bernard de Chartres (1070-1224), philosophe ayant réinterprété le Timée de Platon, l’un des dialogues socratiques les plus importants, et à Gilbert de la Porrée (1070-1144), ayant développé les idées d’Aristote sur les catégories. C’est Gilbert de la Porée qui introduit les deux catégories les plus importantes de la philosophie médiévale : la substance et la subsistance. La substance est ce qui possède un certain nombre de propriétés (accidents), et la subsistance est ce qui est dépourvu de toute propriété. Chaque chose particulière se distingue des autres par certaines propriétés et constitue donc une substance. Par exemple, chaque pomme particulière possède des propriétés spécifiques (rouge ou verte, sucrée ou acide, etc.), alors que son concept plus général, le « fruit », n’a pas de propriétés et est une subsistance. Gilbert de la Porrée fait la même distinction en ce qui concerne Dieu, concept recouvrant le Dieu proprement dit (Deus) et la Déité (Deitas). Dieu est substance, et la Déité est subsistance. La différence entre Dieu et le monde créé est qu’en Dieu la substance et la subsistance coïncident.

Un autre représentant éminent de l’école de Chartres est Jean de Salisbury (1115-1180), qui se distingue de ses collègues par son intérêt pour les œuvres de Cicéron et des anciens sceptiques. Selon lui, la confiance excessive dans les pouvoirs de la raison humaine conduit à un résultat similaire à celui de la confusion des langues chez les bâtisseurs de la tour de Babel : les philosophes créent un grand nombre d’écoles de pensée contradictoires et deviennent incapables de se comprendre les uns les autres. Jean lui-même est sceptique sur de nombreuses questions, en particulier sur le problème de la substance, l’essence de l’âme, le libre arbitre, l’essence de la matière, la relation entre la foi et la raison, et le problème des universaux, et disait qu’il ne pouvait pas donner de réponses définitives.

Bernard de Clairvaux, Émile Signol

Bernard de Clairvaux (1091-1153), que l’on peut qualifier de représentant de la mystique scolastique, donne une vision différente du rôle du philosophe dans le monde chrétien. Représentant d’une noble famille de chevaliers, Bernard décida de consacrer sa vie au service de Dieu et rejoignit l’ordre monastique cistercien, caractérisé par l’austérité et l’ascétisme. Cependant, quelque temps plus tard, il décida de fonder un nouveau monastère avec des règles encore plus strictes, selon lesquelles les moines devaient s’adonner à un dur labeur physique. Dans son raisonnement, Bernard de Clairvaux a conclu que toute tentative de connaître Dieu par la raison était vouée à l’échec et que la seule façon de se rapprocher de la compréhension du divin était de contempler Dieu par l’intuition. Bernard n’a pas nié la science en tant que telle, reconnaissant son utilité pratique, mais il a condamné la poursuite de la philosophie pour elle-même.

Les représentants de l’école Saint-Victorienne, fondée par Guillaume de Champeau (1070-1121) dans les environs de Paris, adoptent une attitude plus souple à l’égard de la philosophie. Le plus grand représentant de cette école est Hugues de Saint-Victor (1096-1141), l’un des élèves de Guillaume de Champeau. Dans son ouvrage fondamental, le Didascalion, il établit une classification complète de toutes les sciences, en articulant le mysticisme de Bernard de Clairvaux avec les idées d’Aristote sur les fonctions de chacun des « sept arts libéraux ». Hugues de Saint Victor divise les sciences en pratiques et théoriques et reconnaît la possibilité de découvrir la vérité par la raison et les sens. Il note cependant que la connaissance sensuelle est imparfaite par rapport à l’expérience intérieure. À partir de là, il élabore un système hiérarchique de connaissances, divisant le savoir en trois étapes, de la plus basse à la plus haute : (1) la connaissance scientifique (scientia), (2) la sagesse (sapientia) et (3) la connaissance de Dieu (intelligentia). Selon les idées de Hugues de Saint-Victor, les trois stades de la connaissance correspondent à trois organes de connaissance : (1) la connaissance scientifique s’acquiert à l’aide des sens, (2) la sagesse s’acquiert à l’aide de la raison qui opère avec des catégories abstraites, et (3) le type de connaissance le plus élevé, la connaissance de Dieu, n’est possible qu’à l’aide de l’intuition. Ainsi, (1) à l’aide des sens, l’homme connaît le monde environnant, (2) à l’aide de la raison (l’âme), et par l’intuition, l’homme connaît Dieu. Dans ce schéma, l’intuition est une capacité irrationnelle de connaissance, propre à l’homme parce uq’il est qu’image de Dieu (imago dei).

L’ÂGE D’OR DE LA SCOLASTIQUE

Le pape Innocent III excommunie les Albigeois

Au début du XIIIe siècle, un certain nombre de processus se déroulent en Europe et entraînent des changements significatifs dans la pensée théologique et philosophique. Toute une série de mouvements hérétiques, tels que les Cathares et les Albigeois, apparaissent dans le sud de la France et en Espagne. Ces mouvements, dont les doctrines reprennent d’anciens éléments gnostiques et manichéens, gagnent une popularité considérable et exigent une réponse intellectuelle de la part de l’Église. De nouveaux ordres monastiques deviennent les instruments de la lutte contre les hérétiques. Pour lutter contre les Albigeois, Dominique de Guzman (1170-1221) fonde l’ordre dominicain en 1214. Un autre ordre monastique apparaît à la même époque, fondé par François d’Assise (1181-1226). L’ordre franciscain se donne comme idéal de purifier l’Église de la cupidité ambiante et de revenir aux idéaux de l’Église originelle du temps des Apôtres.

François d’Assise et Dominique de Guzman, Mattia Preti

Les croisades ouvrent en même temps la culture universitaire au monde de la philosophie arabe, de la mystique et des mathématiques, représenté par des auteurs tels que Al-Farabi, Al-Khwarizmi, Avicenne, Al-Ghazali et Ibn Rushd (Averroès). Le processus de traduction des textes grecs classiques en latin s’intensifie. Pendant des siècles, les pensées arabe et byzantine ont eu accès à un corpus de textes d’Aristote, de Platon et de Plotin plus important que la pensée européenne occidentale. Par exemple, l’occident ne connaissait de Platon, que le Timée avant le contact avec le monde arabe. Après les croisades, la situation change : les Européens ont même accès à certains textes inconnus dans le monde arabe, comme la Politique d’Aristote. La découverte du corpus complet des œuvres d’Aristote entraîne une révolution dans le domaine de la philosophie. Jusqu’alors, Aristote était honoré en tant que créateur d’un système de logique, mais pas en tant que physicien ou métaphysicien. En se familiarisant avec la physique d’Aristote, les philosophes occidentaux ont eu accès à un système de connaissances fondamentales qui était en contradiction avec le dogme de l’Église, car selon Aristote, le monde est éternel, mais l’âme est mortelle. Les voix des philosophes rejetant l’immortalité individuelle et la création du monde par Dieu ex nihilo commencent à se faire entendre. La première réaction de l’Église est d’interdire l’étude de la Métaphysique d’Aristote lors du concile de Paris en 1210. Malgré l’interdiction, l’intérêt pour Aristote ne faiblit pas et, en 1231, le pape Grégoire IX convoque une commission spéciale pour examiner l’héritage de tous les textes aristotéliciens afin d’y déceler des affirmations erronées. Cette situation entraîne une grave crise philosophique dans le monde occidental, associée à l’émergence de l’école de l’averroïsme latin. Ce courant, représenté par Seeger de Brabant (1240-1284), l’un des maîtres de l’Université de Paris, ainsi que par des philosophes tels que Boèce de Dacie (1240-1284) et Jean de Jandun (1285-1328). Pendant ce temps, les averroïstes latins affirment la justesse d’Aristote et l’éternité du monde. De leur point de vue, la contradiction entre les vérités de la philosophie et de la religion est non seulement réelle mais nécessaire. La philosophie et le christianisme (même s’ils se contredisent) permettent de comprendre deux vérités différentes et égales. Un tel compromis ne peut satisfaire ni l’Église ni les partisans les plus radicaux d’Aristote.

Albert Le Grand (1200-1280), qui a longtemps enseigné dans les universités de Cologne et de Paris, propose un modèle différent de la relation entre la foi et la raison. Albert le Grand a étudié en détail tous les écrits d’Aristote sur la théologie et la métaphysique et a compilé un grand nombre de ses propres travaux scientifiques dans presque tous les domaines de la connaissance, y compris l’éthique, les mathématiques, la physique et la médecine (ce qui lui vaut le titre honorable de « doctor universalis »). Pour Albert le Grand, il n’y a et ne peut y avoir de contradiction entre la foi et la raison parce que la foi et la raison appartiennent à des domaines différents de la connaissance. Pour lui, les Pères de l’Église ont plus d’autorité en matière d’éthique et de doctrine que n’importe quel philosophe, tandis qu’Aristote a l’autorité principale en matière de physique.

THOMAS D’AQUIN

Saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique, Carlo Crivelli,1494

Cependant, le rôle décisif dans la réalisation de la synthèse des idées aristotéliciennes par la philosophie scolastique revient à Thomas d’Aquin (1225-1274), figure centrale de toute la philosophie médiévale. Il cherche dans ses œuvres à harmoniser la doctrine d’Aristote avec les exigences de la foi catholique et à réaliser un compromis historique entre la foi et la raison, la théologie et la science. Deux des célèbres ouvrages de Thomas d’Aquin, Somme théologique et Somme contre les Gentils, sont d’importance notable. Ces deux ouvrages utilisent la même méthode originale d’exposition de la pensée.[6] Le philosophe commence l’étude d’un problème en le posant à travers la présentation de plusieurs points de vue contradictoires sur un sujet donné. Ensuite, il résume les arguments et les contre-arguments des parties et présente le véritable point de vue sur le sujet donné. Thomas résout la question de la relation entre la religion et la philosophie de la manière suivante : il partage l’opinion selon laquelle la philosophie est la servante de la théologie, dont le but devrait être d’aider les gens à assimiler les vérités du christianisme par le biais de la connaissance.

Le triomphe de saint Thomas d’Aquin, Francisco de Zurbarán, 1631

S’opposant aux averroïstes, l’Aquinate soutient que la théologie et la philosophie ont le même objet d’étude, mais une méthodologie de connaissance différente. En d’autres termes, la philosophie et la théologie peuvent toutes deux réfléchir sur Dieu, mais par des méthodes différentes : la théologie par la méthode d’interprétation de la révélation divine, et la philosophie par la méthode de la connaissance rationnelle. Selon l’Aquinate, la philosophie peut prouver rationnellement l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et la création du monde. Cependant, la révélation divine dépasse de loin la capacité cognitive de l’homme à la comprendre rationnellement. Il est donc impossible de prouver le dogme de la Trinité et l’incarnation de Jésus-Christ par la philosophie par exemple. Ce qui ne peut être prouvé ne peut donc être appris que par la foi. Il ne s’ensuit pas que ces dogmes sont contraires à la raison, mais qu’ils sont au-dessus de la raison et dépassent ses possibilités. C’est la différence entre la méthode philosophique et la méthode théologique : le théologien reconnaît l’existence de Dieu comme une évidence et explique tous les phénomènes du monde matériel sur la base de cette prémisse. Le philosophe commence par reconnaître l’existence du monde sensuel et arrive à l’idée de l’existence de Dieu en se basant sur les données du monde sensuel. Dans le cadre d’un tel système, une grande attention est accordée à la recherche de preuves rationnelles de l’existence de Dieu. Thomas d’Aquin formule cinq preuves de ce type, dont la plupart remontent à la tradition aristotélicienne. Parlant de Dieu en catégories positives, Thomas d’Aquin affirme qu’il est éternel, immobile et dépourvu de toute potentialité passive. Parlant de la connaissance, il est d’accord avec Platon et Aristote pour dire que l’homme ne peut avoir une connaissance que des entités générales, mais pas des objets concrets. On ne peut avoir qu’une opinion sur les choses particulières, mais pas de véritable connaissance. Chaque chose individuelle a une essence (essentia). L’essence d’une chose est exprimée dans sa définition. Par conséquent, lorsque nous donnons une définition à une chose, nous connaissons son essence, mais pas son existence (existentia). Thomas d’Aquin reconnaît la doctrine des quatre principes d’Aristote, mais apporte ses propres ajustements à la définition de la matière première. Selon Aristote, la matière première est absolument passive, mais possède en même temps un potentiel absolu. Thomas observe que la matière absolument passive ne peut exister éternellement, car l’existence implique la capacité d’agir, ce qui contredit la passivité absolue. Si la matière première est absolument passive, mais qu’elle existe en même temps, il doit y avoir une source extérieure qui lui permet d’exister. Par conséquent, la matière première doit avoir été créée par Dieu. Le monde, selon Thomas d’Aquin, est singulier, limité dans l’espace et présuppose une stricte hiérarchie de forces agissantes. 

L’une des réalisations les plus importantes de l’Aquinate est sa synthèse réussie de la doctrine de l’âme avec l’aristotélisme. Pour Augustin, qui pensait selon les catégories platoniciennes, l’essence de l’homme est son âme. Mais cette conception ne correspond pas totalement à la vision chrétienne, car le christianisme affirme la valeur inconditionnelle du corps humain, clairement exprimée dans la doctrine de la résurrection du corps. Ainsi, la résurrection du corps constitue-t-elle un sérieux obstacle à la pleine intégration de la doctrine de l’âme de Platon dans la théologie chrétienne. Selon l’Aquinate, l’aristotélisme est plus proche de la conception chrétienne de l’homme, car pour Aristote, l’âme est inséparable du corps, son commencement actif. Mais cette conception de l’âme implique un autre problème : si l’âme est inséparable du corps, l’existence de l’âme cesse avec l’existence du corps, ce qui contredit la doctrine chrétienne de l’immortalité de l’âme. Pour résoudre cette contradiction, Thomas d’Aquin apporte une modification essentielle : l’âme est une forme qui possède une substance. La substance de l’âme est telle qu’elle ne peut fonctionner qu’en unité avec le corps. Ainsi, le corps ne devient pas le tombeau de l’âme, mais son complément nécessaire.

LA PENSÉE FRANCISCAINE

Bonaventure, Vittorio Crivelli

Si Thomas d’Aquin est le représentant le plus clair de la pensée de l’ordre dominicain, c’est à Giovanni Fidanza (1217-1274), plus connu sous le nom de Bonaventure, que revient l’honneur de représenter intellectuellement les Franciscains au XIIIe siècle. Enfant, Giovanni tombe gravement malade et sa mère, fervente disciple de saint François, prie ce saint pour la guérison de son fils. Après sa guérison, en souvenir de son rétablissement miraculeux, Giovanni reçoit le nom de Bonaventura (heureux destin). Éduqué dans un monastère franciscain, il se rend à Paris, où il obtient son baccalauréat en 1248 et commence bientôt à enseigner lui-même. Le principal domaine de recherche philosophique de Bonaventure est la question de la corrélation entre les modes philosophique et théologique de connaissance de Dieu. La voie philosophique part de la connaissance de la nature des choses et s’élève ainsi jusqu’à Dieu. La voie théologique part de la contemplation de la révélation divine, puis de l’explication de la structure du monde créé par Dieu. Sur le premier chemin, le philosophe est conduit par la raison, sur le second, le théologien est conduit par la révélation divine elle-même. Cependant, selon Bonaventure, l’indépendance de la voie philosophique est apparente, car chaque philosophe est guidé par certains critères de vérité. Mais Dieu lui-même est la Vérité, de sorte que la raison ne peut atteindre la vérité qu’à travers une assistance surnaturelle. Bonaventure estime que tous les systèmes philosophiques apparus avant le christianisme sont incomplets, parce qu’ils cherchent un commencement, qui diffère par ses propriétés à la fois des choses existantes et de la non-existence. Pour Platon, un tel commencement était le monde des idées et de la matière ; pour Aristote, un tel commencement est remplacé par le concept d’un monde qui existe éternellement et indépendamment de Dieu. Bonaventure propose le modèle suivant : Dieu crée chaque chose dans son intégralité, y compris l’idée de la chose, sa matière, sa forme et les liens entre l’idée et la forme. Dieu crée tout cela ex nihilo et sans intermédiaire. Dans le domaine de l’épistémologie, Bonaventure soutient que tous les chemins possibles de la connaissance, y compris rationnels et sensuels, mènent en fin de compte à Dieu, faisant de la différence entre la théologie, la physique et la philosophie une différence méthodologique plutôt que substantielle.

Jean Duns Scot

Un autre représentant remarquable de l’ordre franciscain est Jean Duns Scot (1266-1308), étudiant aussi bien à l’université de Paris qu’à l’université d’Oxford. Duns Scot écrit un grand nombre d’ouvrages philosophiques, polémiquant ouvertement avec Thomas d’Aquin sur le rôle et la place de la philosophie dans le système des sciences. Selon lui, l’erreur de Thomas d’Aquin est d’affirmer que la philosophie et la théologie ont non seulement des méthodologies différentes, mais aussi des sujets d’étude différents. Alors qu’Aquin pensait qu’il pouvait y avoir deux vérités sur le même sujet, pour Duns Scot, s’il pouvait y avoir deux vérités sur le même sujet, alors l’une d’entre elles était imparfaite et devait être rejetée comme inutile. Cependant, si nous refusons de considérer l’une des vérités comme imparfaite, nous devons reconnaître que la théologie et la philosophie ont des sujets différents. Duns Scot opte pour cette division ; il soutient que le sujet de la théologie est Dieu lui-même, tandis que le sujet de la philosophie est l’être. Puisque la connaissance de Dieu est détenue par Dieu lui-même, notre connaissance de Dieu n’est basée que sur ce que Dieu donne à l’homme dans la révélation. Scot oppose l’approche rationaliste de Thomas d’Aquin au volontarisme d’Augustin. Dans sa doctrine de Dieu, Scot insiste sur le fait que la volonté divine est première et déterminante. et déterminante. Les idées de Duns Scot sont adoptées par les membres de l’ordre franciscain, tandis que le thomisme (la doctrine de Thomas d’Aquin) reste la doctrine des Dominicains.

LE DÉCLIN DE LA SCOLASTIQUE

Guillaume d’Occam

Le XIVe siècle est l’époque du déclin progressif de la pensée scolastique. À ce moment, naît Guillaume d’Occam (1285-1347), à Oxford où il enseigne plus tard. Occam nie presque totalement toute possibilité pour la philosophie non seulement de connaître Dieu, mais même de prouver le fait de son existence. Par conséquent, pour Occam, la connaissance de Dieu repose uniquement sur l’Écriture, dont les vérités ne peuvent être prouvées et ne sont pas évidentes. Occam entre dans l’histoire de la philosophie principalement grâce au « rasoir d’Occam »,[7] une méthode méthodologique visant à trouver l’explication la plus simple possible sans impliquer d’entités supplémentaires au-delà de ce qui est nécessaire. Selon Occam, si nous observons le fait que le monde existe, nous n’avons pas besoin d’idées, d’universaux, de formes et de sous-systèmes pour l’expliquer. Pour le philosophe, il n’y a que le sujet et l’objet de la connaissance, les universaux n’existent pas en tant que choses, ils ne sont que la manifestation de l’intension dans l’esprit du philosophe. En orientant sa connaissance vers un objet particulier, l’homme crée lui-même des universaux. Puisque chaque chose est unique, nous ne connaissons toujours que des objets spécifiques et individuels. Les catégories générales n’existent que dans notre esprit sous la forme de valeurs de signe. Par exemple, la fumée est un signe de feu, les larmes sont un signe de tristesse, etc.

C’est sur la figure de Guillaume Occam que nous voulons conclure notre exposé de la philosophie médiévale latine. C’est à son nom que l’on associe la séparation décisive des matières et de la méthodologie de la philosophie et de la théologie. La philosophie cesse progressivement d’être la « servante de la philosophie » et n’a plus besoin de la supervision constante de la théologie, et la théologie est libérée de la nécessité d’effectuer constamment une synthèse théorique de la dogmatique de l’Église avec les concepts philosophiques en vogue à une époque donnée. Le « rasoir d’Occam » ouvre de nouveaux horizons pour le développement de la connaissance scientifique, cette fois fondés sur la recherche empirique. Occam peut donc être considéré comme le dernier philosophe de la scolastique et le dernier philosophe du Moyen Âge latin. Malgré son caractère particulier, on peut dire de la philosophie scolastique qu’elle développe un appareil logique et dialectique extrêmement efficace. Elle se caractérise aussi par un esprit optimiste qui contraste fortement avec l’esprit hésitant et sceptique de la philosophie de l’Antiquité. La philosophie médiévale apporte une contribution significative au développement de l‘épistémologie en développant et en clarifiant toutes les variantes logiques possibles de la corrélation entre rationnel, empirique et a priori, corrélation qui deviendra plus tard non seulement le sujet des disputes scolastiques, mais aussi la base de la formation des fondements de la connaissance scientifique naturelle et philosophique.

PENDANT CE TEMPS À BYZANCE…

L’Empereur Théodose le Grand

En 395, l’empereur Théodose le Grand (347-395), mourant d’hydropisie, divise définitivement l’Empire romain en deux parties. Honorius, le plus jeune fils de l’empereur, est proclamé empereur à Rome sous la tutelle de Stilicon, le commandant militaire de confiance de Théodose. Le fils aîné de l’empereur, Arcadius, hérite de la partie orientale de l’empire avec Constantinople comme capitale et devient le premier empereur de l’empire byzantin. À partir de ce moment, les parties grecque orientale et latine occidentale de l’empire unifié existent indépendamment l’une de l’autre et ne sont jamais été complètement réunies. La partie occidentale de l’empire ne vit que 80 ans après la division, mais Byzance résiste aux coups des barbares et existe pendant plus de 1000 ans, préservant la continuité de la tradition étatique de l’Empire romain.

Division de l’Empire romain en 395

La philosophie byzantine se développe en langue grecque à l’intérieur de l’État gréco-romain dont le centre se trouve à Constantinople. L’aire de la pensée et de la culture byzantines couvre initialement toute la Méditerranée orientale, y compris l’Égypte, la Syrie, la Palestine, l’Asie Mineure et l’Arménie occidentale. La composition ethnique de l’empire est profondément diverse : à différentes étapes, différents peuples ont été hellénisés ou partiellement hellénisés et des représentants de peuples tels que les Égyptiens, les Arméniens, les Syriens, les Slaves, les Géorgiens et les Arabes participent donc à la vie intellectuelle de l’État.

La pensée philosophique byzantine s’inscrit dans le prolongement direct de la philosophie de l’Antiquité tardive. Le néoplatonisme païen et la patristique chrétienne existent parallèlement aux IVe, Ve et VIe siècles. Au fur et à mesure de la christianisation, l’influence des écoles païennes diminue et les empereurs ont de plus en plus recours à des mesures répressives pour supprimer les dernières écoles païennes. Cette attitude des empereurs à l’égard de la philosophie païenne s’explique non seulement par le fait que les écoles païennes critiquent constamment le christianisme sur le plan théorique, mais aussi par le fait que le néoplatonisme encouragé dans les murs de ces écoles alimente constamment un large éventail d’enseignements hérétiques constituant une menace constante pour la stabilité de l’État.

Entre le IVe et le Xe siècle, une lutte acharnée entre l’Église et divers enseignements hérétiques (principalement monophysites et iconoclastes) caractérise l’ensemble de l’Empire. Cette lutte s’accompagne de soulèvements et d’émeutes qui nécessitent l’intervention des troupes impériales. Conscients du caractère pernicieux de la dissidence en matière de foi, les empereurs encouragent l’unification des doctrines philosophiques et des pratiques liturgiques. La lutte contre les hérésies au sein du christianisme (les querelles trinitaires du IVe siècle, les querelles christologiques des IVe et VIIe siècles, la lutte contre les iconoclastes, les polémiques avec le zoroastrisme et le judaïsme, et plus tard avec l’islam et l’Occident catholique) laisse une empreinte forte sur la philosophie byzantine. La nécessité de défendre l’orthodoxie chrétienne dans les conflits sectaires et interreligieux conduit les philosophes byzantins à travailler longuement sur les syllogismes et les appareils logiques.

La philosophie byzantine hérite entièrement de l’ancien appareil conceptuel, des problèmes et des catégories de la philosophie de l’Antiquité tardive. Cependant, elle les resitue dans un contexte sociopolitique inhabituel : l’État byzantin revendique alors le rôle unique de seul État préservant et protégeant les idéaux et la mémoire du monde antique disparu. Cet État est considéré comme « universel » (œcuménique), il doit donc contenir, unir et réconcilier les peuples et les idées. Il en découle un conservatisme de la pensée et une prudence à l’égard des innovations. La nouveauté est alors très souvent présentée comme un nouveau commentaire d’un auteur classique.

Jean Damascène

La place de la philosophie dans le système des sciences est formulée par le philosophe et théologien Jean Damascène (675-749), ayant divisé la philosophie en deux : (1) d’une part la « philosophie théorique » visant à accumuler des connaissances sur le monde, et (2) d’autre part la « philosophie pratique », visant à la perfection dans la vertu. La partie théorique comprend la physique, l’arithmétique, la géométrie, l’harmonie musicale, l’astronomie et la théologie. La partie pratique comprend l’éthique, la politique et la théologie mystique.

Aux origines de la philosophie byzantine se trouve un nouveau type de philosophie de l’histoire. Les anciennes idées sur la nature cyclique de l’histoire sont remplacées par une compréhension téléologique de l’histoire, lorsque les événements du passé sont évalués dans la perspective de la venue prochaine de Jésus-Christ.

Dans l’Orient byzantin, les analyses critiques de la physique d’Aristote ont lieu bien plus tôt qu’en Occident. Le philosophe Jean le Grammairien (490-570) rejette de manière décisive la thèse aristotélicienne de l’éternité de l’univers en s’appuyant sur les arguments des néoplatoniciens de l’école de Proclus. Après la fermeture de l’Académie d’Athènes en 529, le centre de la pensée philosophique se déplace à Constantinople. L’importance de l’école métropolitaine en tant que centre des lumières s’accroît aux VIIe-Xe siècles et est associée aux noms du patriarche Photius (820-291), ayant compilé un ouvrage sur l’étude de la logique aristotélicienne, et du philosophe Léon le Mathématicien (790-869). C’est en 855 (856) qu’est fondé le Pandidakterion, également connu sous le nom d’Université de Constantinople, où l’on enseigne la grammaire, la rhétorique et la philosophie en latin et en grec, ainsi que l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie.

On peut distinguer trois grandes étapes dans l’histoire de la philosophie byzantine :

  • La première période (IVe siècle — première moitié du VIIe siècle) est associée à l’extinction définitive des anciennes écoles de l’ère hellénistique à Byzance. On assiste alors à une synthèse de l’héritage antique et de la doctrine chrétienne. Les plus grands représentants de cette période sont Pseudo-Dionysius l’Aréopagite, Jean Chrysostome (347-407), Proclus (412-485), Simplicius (490-560), Jean le Grammairien (490-570), Maxime le Confesseur (580-662), Jean Climaque (579-649) et les penseurs cappadociens : Basile le Grand (330-379), Grégoire de Nazianze (325-389) et Grégoire de Nysse (335-394).
  • La période moyenne (seconde moitié du VIIe siècle — XIIe siècle) est associée au nom de Jean Damascène (675-753) et à l’émergence d’un environnement universitaire à Constantinople. Les plus grands représentants de cette période sont Michel Psellus (1018-1096) et son disciple Jean Italos, ainsi que Siméon le Nouveau Théologien (949-1022).

La dernière période du développement de la pensée byzantine (XIIIe — début XVe siècles) est liée au courant mystique de la pensée grecque appelé Hésychasme. Ce courant a été systématisé dans les écrits de Grégoire Palamas (1296-1359), c’est pourquoi il est parfois appelé palamisme. D’autres figures importantes de la pensée philosophique de cette période sont Théodore Métochitès (1270-1332), Gennade Scholarios (1400-1472), Nicéphore Blemmydès (1197-1269), Nicéphore Choumnos (1250-1327) et Georges Acropolite (1217-1282).

La chute de Constantinople

L’histoire de l’Empire byzantin s’achève en 1453 lorsque les armées du sultan ottoman Mehmed II s’emparent de Constantinople. Avec l’établissement de la domination turque dans tout l’empire, le développement de la pensée grecque s’estompe pour longtemps, mais de nombreux représentants éminents de la pensée byzantine tardive trouvent refuge en Italie et dans d’autres pays européens et exercent une puissante influence sur les idées naissantes de la Renaissance.

CONCLUSION

Pour le philosophe médiéval, le monde est compréhensible, historique, existant pour l’homme et ouvrant la voie à l’immortalité et au salut personnel. Il est difficile d’adhérer au point de vue selon lequel le Moyen Âge est une époque morose et une page sombre de l’histoire européenne, un pont brisé entre l’Antiquité et la Renaissance. Malgré toutes les contradictions et les moments difficiles, les réalisations de la pensée médiévale sont indéniables et immenses.