Première analyse phénoménologique du Chant intérieur, janvier 2012, sous la direction du Prof. K. Novotny, (Université de Prague)
Au moment d’être jouée, la musique
n’est pas dans la partition, elle est en nous.
Il ne faut donc pas la « rejouer » en allant
directement du message visuel au geste
traducteur sans passer par l’intermédiaire de
l’écoute intérieure.
Dominique Hoppenot, Le violon intérieur,
SOMMAIRE
Introduction.
- Formation de la temporalité du chant intérieur.
- Temporalisation du donné visuel par la lecture.
- Le chant intérieur comme datum phénoménologique de temps, auditif.
- Une unité successive.
- Les aspects temporels propre au chant intérieur issus du donné visuel de la partition.
- Matière structurelle objective.
- Remplissement de la matière subjectif.
- Unité formelle constituée.
- Le chant intérieur comme acte perceptif.
- La perception contient les trois stances du temps.
- Constitution du temps.
- Les contenus immanents et la perception intérieure.
Conclusion.
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Avant de commencer cette nouvelle analyse du chant intérieur, rappelons les différentes conclusions auxquelles nous étions parvenus au terme de notre précédent travail.
Le chant intérieur est donné dans un cadre précis, celui de l’interprétation d’un texte musical par un instrumentiste. Il fait l’objet d’une saisie herméneutique qui unit saisie sensible (ouïe, vue, toucher) et intellectuelle (lecture d’une partition) dans un double mouvement de réception et de projection de sens. Entre lui et la partition il y a une identité structurelle puisqu’il est le corrélat intentionnel de l’objet réal : il est donc fixe dans sa structure. Cependant, il est une application des prescriptions contenues dans la partition (rythme, hauteur de son, nuance etc.) et en ce sens il est morphologiquement souple ; c’est pour cela qu’il peut y avoir une pluralité d’interprétations justes du même texte. L’accès au chant intérieur peut ensuite se faire par la voix, le chant en étant une extériorisation possible, mais également par le « regard introspectif »[1], et enfin par la description conceptuelle qui exprime verbalement ce qu’il est (couleur, adjectifs, émotions etc.). A présent que nous avons une idée plus précise du phénomène qui nous intéresse, il convient de rentrer véritablement dans le travail de description phénoménologique. Ici nous ne nous intéresserons plus aux caractéristiques accidentelles de l’objet, mais à son essence même. C’est en tant que phénomène temporel dans la conscience que nous étudierons le chant intérieur, et pour mener cela à bien nous nous appuierons essentiellement sur les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Dans un premier temps, puisqu’il n’est pas évident que le chant intérieur est un donné temporel, il faut chercher de quelle manière se fait cette transformation et quelles en sont les résultats. Comment a lieu la temporalisation ? Le chant intérieur peut-il être considéré comme un datum phénoménologique de temps ? Est-il unifié ou dispersé ? Ensuite une fois bien établie la temporalité du phénomène, il est nécessaire d’en dégager les différentes composantes. Quelle est sa matière temporelle ? Quelle est sa forme ? Enfin, il devient possible d’étudier le chant intérieur en tant qu’il est un acte de perception du donné visuel. Comment l’acte de déploie-t-il au niveau temporel ? A quel temps appartient-il ? Quel en est le contenu d’acte ?
Le fil rouge qui permettra de traiter ces différents problèmes sera le suivant : de quelle manière le chant intérieur appartient-il à la conscience ?
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Dans la mesure où le chant intérieur se forme au cours de la lecture de la partition, c’est-à-dire de l’appréhension d’un donné visuel, il convient de voir comment il se temporalise.
Le donné tel qu’il se présente sous forme de texte dans la partition bien qu’il ait une durée comme n’importe quelle perception, ne semble pas être un Datum de temps. En effet, comme le souligne Husserl : « De ce que l’excitation dure, il ne s’ensuit pas que la sensation est sentie comme ayant une durée mais seulement que la sensation dure elle aussi. Durée de la sensation et sensation de la durée font deux. »[2]. S’il y a effectivement durée de la sensation puisque la sensation s’inscrit dans le temps objectif et a un début et une fin, il ne semble pas qu’il y ait sensation de la durée puisque la partition ne se déploie pas dans le temps comme le ferait une mélodie ou un son. Cependant, on ne saisit pas non plus l’objet d’un seul tenant mais on déchiffre les informations données de manières successive au cours du processus de la lecture. Ce n’est donc pas un objet uniforme qui est perçu mais une pluralité de phénomènes unifiés qui se suivent. Grâce à la connaissance préalable des règles de fonctionnement du système musical, il devient possible pour l’interprète d’opérer à la transformation du signe en son, du donné visuel en donné auditif, et tandis que cela a lieu, le donné venant à la conscience de manière successive, il se temporalise. La temporalité du phénomène n’est donc pas donnée dans le temps objectif, mais dans le temps subjectif de la conscience.
Ainsi acquiert-on le chant intérieur que Dominique Hoppenot appelle « l’oreille intérieure »[3], et qui va de pair pour elle avec une « oreille extérieure ». Elle la définit ainsi : « Celle-ci consiste à reproduire mentalement le discours musical, par la seule puissance d’évocation et de suggestion de l’image auditive. Elle nous permet d’élaborer nos intervalles, de les construire avant même de les jouer, de leur donner vie en nous, avant même de leur prêter une existence extérieure. Semblable en cela à la vue intérieure que l’on créé par la volonté en fermant les yeux, elle est indépendante de la perception auditive. Elle résulte d’une concentration qui nous permet de vouloir et d’entendre exactement ce que nous allons jouer et nous implique dans une disposition affective puissante vis-à-vis de la musique »[4]. Ainsi retrouvons-nous dans sa définition : à la fois l’idée d’identité entre le contenu de partition et le chant intérieur que nous avions mis en lumière dans notre travail précédent (« reproduire »)[5], la dimension d’intériorité sensorielle (« en nous », « entendre »), ainsi que la dimension d’appartenance à la vie de la conscience (« donner vie en nous ») et pour finir la teneur affective qui est primordiale (« disposition affective »). On comprend ainsi que le chant intérieur, en tant que Datum phénoménologique, est en fait une capacité sensorielle intime appartenant à la vie de la conscience. Ainsi, ce n’est pas que le sujet se représente le donné mais qu’il le ressent, qu’il l’entend. Le chant intérieur est donc un phénomène auditif, qui, en tant que tel, a une durée propre.
Il est donné de manière successive puisqu’il est issu d’un processus de lecture. Dans quelle mesure le chant intérieur peut-il donc former une unité ? Comment peut-il y avoir « chant intérieur », déploiement mélodique, et non pas succession de données chaotiques ? Pour que l’on puisse entendre réellement l’interprétation d’une Suite de Bach par exemple, il faut que l’interprète donne à entendre quelque chose de sensé, et comme ce qu’il donne à entendre est la manifestation de son chant intérieur, il faut que déjà, cela ait un sens dans la conscience. Rappelons-nous les propos de Dominique Hoppenot qui montre que le chant intérieur est une étape préalable à l’expression extérieure. La condition de possibilité de cette unité est que les différents éléments appréhendés ne doivent ni être séparés au point de n’avoir plus aucune possibilité d’être mis en relation, ni se superposer en un tout indistinct. Il doit y avoir à la fois distinction et unification. On se trouve exactement dans le cas de figure de la mélodie décrit par Husserl : « Que plusieurs sons successifs donnent une mélodie, c’est possible seulement parce que la succession des processus psychique s’unifie « sans plus » pour former un ensemble. Ils sont l’un après l’autre dans la conscience, mais ils tombent à l’intérieur d’un seul et même acte d’ensemble. Ce n’est pas que nous ayons les sons d’un seul coup, ni que nous entendions la mélodie parce que dans le dernier son subsisteraient les sons précédents, mais les sons forment une unité successive avec un résultat commun, la forme de l’appréhension. »[6] Le chant intérieur se forme au cours d’un seul acte d’ensemble qui lui permet d’avoir une unité malgré la distinction de ses divers composants. Il peut donc se présenter à la conscience selon deux modes différents : comme un tout, et comme un succession sensée de parties distinctes. Ces deux modes n’ont ensuite pas la même prégnance : un objet est toujours présent plus intensivement à la conscience. Sans cela l’interprète serait comme envahi par la totalité du chant intérieur et celui-ci perdrait alors toute sa clarté. Bien qu’un élément prédomine, l’ensemble n’en est pas pour autant effacé, il est simplement présent dans une intensité moindre. Ainsi, si j’écoute mon chant intérieur du « Prélude » de la quatrième Suite de Bach à partir du « A tempo » en bas de la page, je peux entendre clairement sol-si-sol-ré-sol[7] puisque c’est le moment sur lequel je porte mon attention, mais cet élément est toujours déjà mis en perspective avec la forme de l’ensemble, construit suivant la répétition d’un même motif déployant l’accord parfait. Ainsi ai-je donc présent à la conscience simultanément le tout et la partie.
La temporalisation du chant intérieur se fait donc par l’acte même de la lecture qui est transformation du signe en son, transformation du donné visuel en donné auditif qui a une durée propre, et donc une unité constituée propre.
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Voyons à présent quelles sont les différentes caractéristiques de cette temporalité du chant intérieur.
Les objets qui constituent l’unité du phénomène ne se donnent pas à entendre comme le tic-tac d’une horloge ou d’un métronome, de manière strictement équivalente. L’objet a deux dimensions temporelles : une qui provient de sa matière même, et une qui est donnée par la forme du phénomène. Celle qui provient de sa matière, c’est-à-dire du donné visuel de la partition a ensuite deux aspects : un aspect structurel objectif, et un remplissement subjectif. Dans la mesure où le chant intérieur est l’application de la prescription donnée par la partition[8] , sa matière temporelle est structurellement identique à celle du donné visuel. Il s’agit d’une subdivision mathématique des valeurs qui se fait de la manière suivante : une ronde vaut deux blanche, une blanche vaut deux noires etc. La valeur d’une ronde sera donc deux fois plus importante que celle d’une blanche qu’importe sa durée. Cette matière structurelle de l’objet est la même pour tous, et c’est cette identité qui rend possible la reconnaissance du chant intérieur comme étant bien le chant intérieur de ce « Prélude » de Bach, et pas d’un autre. Comme nous l’avions vu dans un précédent travail, c’est entre autre sur cette identité de structure que se joue le principe de réversibilité qui permet de vérifier la justesse de l’interprétation[9].
Cette structure objective vient ensuite être remplie subjectivement durant la lecture. En effet, comme nous l’avions vu dans notre précédent travail, la partition n’a pas un contenu déterminant, mais prescriptif. Par exemple, elle indique que le motif que l’on retrouve tout au long de la première page du quatrième « Prélude » de Bach ci-joint doit être le même : quatre croches identiques. Mais celui-ci fait l’objet d’une herméneutique. Il est interprété. Outre le fait qu’on ne puisse jamais reproduire exactement le même temps chronologique pour chaque motif, pour chaque croche, celles-ci doivent être inégales pour qu’il y ait musicalité. C’est seulement par la subjectivité que le texte devient musical, que ce soit celle pensée et donnée par le compositeur, ou celle reçue, ressentie par l’interprète. C’est d’ailleurs bien tout le problème du travail du rythme à l’instrument. Celui-ci doit être suffisamment rigoureux et en même temps suffisamment souple pour avoir du sens. Sans cette rigueur l’interprétation est chaotique, sans cette souplesse, elle est mécanique. Dans l’interstice de deux manifestations rythmiques on trouve ensuite un autre élément constitutif essentiel : le silence. Là encore tout est histoire de juste mesure, il faut qu’il soit suffisamment présent pour que le texte soit aéré, qu’il « respire » comme le disent souvent les professeurs, mais suffisamment discret pour qu’il n’y ait pas interruption du flux. Comme le montre Dominique Hoppenot : « Les silences font également partie du classement. Ils sont inclus dans le rythme, ils sont « musique » et ont un importance écrite au moins égale à celle des notes écrites. Eux aussi doivent être sinon joués et leur contenu rempli comme une partie intégrante du langage musical »[10]. En ce sens, l’unité du phénomène repose en grande partie sur la matière temporelle de l’objet, aussi bien dans sa dimension objective que dans sa dimension subjective.
Reste à étudier la forme temporelle du chant intérieur. Puisqu’il se temporalise par l’acte d’appréhension, puisqu’il se déploie selon l’ordre de la succession de « l’un après l’autre », il contient les trois stances du temps suivantes : passé, présent, futur. Elles constituent son extension temporelle. Grâce à la définition suivante donnée dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps : « Par objets temporels, au sens spécial du terme, nous entendons des objets qui ne sont pas seulement des unités de temps, mais contiennent aussi en eux-même leur extension temporelle »[11] , on peut en conclure que le chant intérieur, alors même qu’il ne provient pas d’une perception de la durée, et grâce à l’acte d’appréhension lui-même, est bien un objet temporel. Il a un début et une fin qui correspondent au début et à la fin de l’extrait musical, et il se constitue dans un continuum d’un acte qui est à la fois souvenir, perception, et attente. La même durée est donc successivement à venir, puis présente, puis elle tombe dans le passé. Elle n’en devient pourtant pas autre et garde toujours son identité propre. C’est grâce à cette constatation qu’Husserl peut dégager deux dimensions de l’objet qui s’appliquent au chant intérieur : « Nous distinguons l’objet qui dure, immanent, et l’objet dans son mode (das Objekt im Wie), dont nous avons conscience en tant que présent ou en tant que passé. […] Nous pouvons nommer conscience « l’objet dans son mode d’écoulement » »[12]. Ainsi, le chant intérieur est à la fois ce qui dure, et ce dont on a conscience en tant qu’écoulement successif ; tout, et parties. Ce sont ces deux aspects qui constituent sa forme spécifique.
Le chant intérieur a donc trois composantes temporelles distinctes et essentielles l’une à l’autre : une matière structurelle objective, un remplissement subjectif de la matière, et une unité formelle constituée.
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A présent que nous avons étudié le chant intérieur en tant que datum il convient de l’étudier sous un autre angle ; celui de l’acte.
En effet, comme nous l’avons vu précédemment grâce à l’expression employée par la violoniste Dominique Hoppenot, le chant intérieur n’est pas seulement un datum temporel, c’est un datum auditif et en tant que tel il peut-être analysé comme une perception intime. En tant qu’acte, il se distingue à la fois du souvenir, et de l’imagination. Constitué par la perception d’un objet mondain, il tire sa matière même de l’acte : ce qu’est le chant intérieur réside dans la manière dont le sujet perçoit l’objet. Puisque la clef est dans la perception, demandons-nous d’abord en quoi elle consiste. Bien qu’elle soit d’ordre visuel, elle répond en raison de sa spécificité propre aux mêmes règles que la perception d’une mélodie. Voici ce que nous dit Husserl à ce propos : « Quand l’intention est dirigée, dans sa visée, sur la mélodie, sur l’objet dans son ensemble, nous n’avons alors rien que la perception. Mais quand elle se dirige sur le son individuel pris en lui-même, ou sur une mesure prise en elle-même, nous avons alors une perception tant qu’est perçu ce qui est visé, et une simple rétention dès qu’il est passé. Dans la perspective objective la mesure n’apparaît plus alors comme « présente » , mais comme « passée ». Mais la mélodie dans son ensemble apparaît comme présente tant qu’elle retentit encore, tant que retentissent encore les sons qui lui appartiennent, visés dans un seul ensemble d’appréhension. »[13] Il y a donc deux types d’actes : l’un qui appréhende le tout, et l’autre la partie. Le dernier a deux dimensions : le perçu, et sa rétention c’est-à-dire la retenue du « tout juste passé » dans la conscience, – nous ajouterions également sa protention c’est-à-dire sa projection vers le tout juste à venir. Ainsi l’objet peut-il se déployer dans un certain laps de temps comprenant ces trois dimensions de la conscience percevante. C’est cette triple dimension qui va lui permettre d’être cohérent dans la mesure où il contient toujours le déploiement passé et futur de l’unité de sens. De cette unité du chant intérieur dépend ensuite l’unité de l’interprétation[14], et sa compréhension par l’auditeur. En effet, elle n’est pas innée mais acquise et l’on peut entendre une interprétation respectant tout ce qui est écrit sans la comprendre, pour la bonne et simple raison qu’il en manque la rétention et la protention, qu’elle ne présente pas d’unité en état de chant intérieur. Pour qu’elle ait sens l’interprétation doit provenir d’un chant intérieur qui contient toujours ces trois stances.
Le chant intérieur se présente donc comme un flux temporel dans la conscience qui pose un maintenant et un auparavant qui lui sont propre. Il n’est donc pas un phénomène temporel objectif mais fait plutôt partie des phénomènes constitutifs du temps dont Husserl dit qu’ils sont « par principe des objectivités autres que celles qui sont constituées dans le temps »[15]. Il s’agit : « d’une certaine continuité d’apparition (celle qui est phase du flux constitutif du temps) appartient à un maintenant (celui qu’elle constitue et appartient à un Auparavant, en tant qu’elle est (nous ne pouvons dire : était) constitutive pour l’Auparavant.[…] Ce flux n’est rien de temporellement « objectif ». C’est la subjectivité absolue, et il a les propriétés absolues de quelque chose qu’il faut désigner métaphoriquement comme « flux », quelque chose qui jaillit « maintenant », en un point d’actualité, un point source originaire. »[16] Non pas constitué dans le temps, et le fait que sa temporalité n’existe pas tant qu’il n’est pas inscrit dans la conscience est bien la pour le prouver, le chant intérieur constitue le temps. Celui-ci déploie ses propriétés propres qui ne pouvaient pas être contenues dans le donné de la partition autrement que comme des possibilité ouverte par ce que j’ai appelé dans un autre travail des « normes vagues »[17] : rallentendo, accelerando, rubato etc. Il n’y en a pas deux identiques d’un sujet à l’autre, mais pas non plus d’un moment de l’interprétation à un autre puisque le même interprète a beau avoir parfaitement « rôdé » son interprétation, elle sera toujours différente[18]. C’est la rencontre unique du sujet avec l’objet, l’inscription non reproductible du donné dans la conscience, qui rend ce chant intérieur parfaitement subjectif. Ce temps dynamique avance plus ou moins vite selon les motifs musicaux, certes, mais surtout selon la morphologie que leur donne le sujet que Dominique Hoppenot appelle « rythme intérieur ».
Ce flux s’accompagne de la constitution de contenus immanents, dans notre cas des données sensibles sonores ayant une intensité, une durée, une couleur, une teneur affective propre accompagnées de leur apparition (serait-ce la structure dont nous parlions tout à l’heure?). A leur propos Husserl nous dit la chose suivante : « Les contenus durent, ils ont leur temps, ce sont des objectivités individuelles, qui sont des unités d’un changement ou d’un non changement »[19]. En ce sens on peut dire que chaque partie du chant intérieur est un contenu immanent. Dans la mesure où le chant intérieur est un datum percevant, ces contenus sont à la fois le issus de la perception, et ils en constituent l’essence. Ils ont une durée et une chair : la sonorité qui est propre à chacun et dont Hoppenot dit : « Le son comme la voix vient du fond de l’être »[20]. Celle-ci est peut-être ce qu’il y a de plus subjectif, de plus nourrie par le vécu personnel de chacun. Un bon instrumentiste peut d’ailleurs être identifié par un mélomane averti grâce à sa pâte sonore[21]. Sur une partition on peut la reconnaître par la notation de doigtés par exemple (un la joué sur une corde à vide ou en quatrième position la corde ré n’aura pas la même couleur puisqu’il sera plus acide sur la corde la et plus doux sur la corde ré). Ce sont ces contenus immanents qui se manifestent lors de l’exécution, qui font l’objet, et qui constituent la perception interne c’est-à-dire le chant intérieur au sens d’acte. En quoi consiste-t-elle ? « Quand nous parlons de perception interne, on peut seulement entendre par-là : ou bien 1) la conscience interne de l’objet immanent dans son unité, conscience qui existe même si l’on n’y prête pas attention, à savoir en tant que constitutive du temporel ; ou bien 2) la conception interne accompagnée de l’attention. » affirme Husserl[22]. Le chant intérieur comme acte correspond à la première acception du mot, tandis que la deuxième est nécessaire pour y avoir accès lors du travail d’interprétation. En effet, le chant intérieur ne disparaît pas lorsqu’on ne lui prête plus attention, il est toujours tapis dans la conscience et il s’en nourri pleinement. Par contre, l’accès qu’on y a ne se fait pas nécessairement et il faut apprendre à porter son attention, non pas sur le résultat de ce qu’on joue, mais sur le chant intérieur lui-même. De ce deuxième type de perception interne dépend la beauté de l’exécution. En effet, le chant intérieur demande à être actualisé dans l’exécution et ce n’est possible que si l’on sait porter son attention sur lui afin d’en faire un projet à réaliser. Le travail consistera ensuite à réduire l’écart entre ce chant intérieur et son exécution.
En tant qu’acte on peut donc définir le phénomène comme étant composé des trois stances du temps, constituant le temps subjectif, et étant un acte de perception interne.
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Que peut-on donc retirer de cette analyse phénoménologique du chant intérieur s’appuyant sur les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl ? Nous y avons mis en lumière les deux caractéristiques principales du chant intérieur à savoir qu’il est à la fois un datum et l’acte perceptif dont provient ce datum. Il rend alors confuses les limites définies entre l’acte et son résultat. Le chant intérieur se tient dans la conscience et y déploie une temporalité constituée des trois stances du temps et régie par l’ordre de la succession. Celle-ci s’oriente à partir d’un maintenant ayant une intensité plus forte que le tout juste et passé et l’à venir. Celui-ci est comme au premier plan tandis que les contenus des deux autres stances ont une intensité diminuée bien que conservant leur identité. Cette temporalité est orientée et dynamique, elle va vers l’avant à la fois grâce à la structure et le remplissement de sa matière, et grâce à la forme du flux lui-même.
Bien entendu nous n’avons pas pu traiter toutes les dimensions du problème. Outre la nécessité de mener d’autres études s’appuyant plus spécifiquement sur les Idéen II, il serait nécessaire de creuser la question à travers le prisme du couple de concept identité/différence. En effet, nous n’avons absolument pas abordé la question du rappel du chant intérieur. D’une fois sur l’autre, est-il toujours identique ? L’appartenance aux vécus de conscience en fait-il quelque chose de changeant ? Peut-il y avoir une modification du chant intérieur ou celui-ci est-il mis à jour par un dévoilement de plus en plus clair ? Ensuite il sera également nécessaire de s’intéresser au lien qui unit chant intérieur et représentation que nous n’avons pas pu aborder non plus dans la mesure où cela constituerait un problème tout différent.
[1]GAGNEPAIN, Xavier, Du musicien en général…au violoncelliste en particulier, Paris, Cité de la musique, 2003, p.94.
[2] HUSSERL, Edmund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Tr. H. Dussort, Préface. G. Granel, Paris, PUF, 1964, 2002, sixième édition, (Epiméthée), p. 21.
[3]HOPPENOT, Dominique, Le violon intérieur, Paris, Editions Van de Velde, 1981, p. 136.
[4]Idem.
[5]Se rapporter à Esquisse d’une définition du chant intérieur
[6]Idem p.34.
[7]Ce pourrait être une note simplement mais nous choisissons d’extraire, non pas une unité réelle, mais une unité de sens.
[8]En ce qui concerne cette idée se rapporter à notre précédent article Esquisse d’une définition phénoménologique du chant intérieur.
[9]Le principe de réversibilité se joue en fait principalement sur ces trois dimensions : rythme, hauteur de note, intensité dont nous avions parlé dans le travail Esquisse d’une définition phénoménologique du chant intérieur.
[10]HOPPENOT, Dominique, Le violon intérieur, Paris, Editions Van de Velde, 1981, p. 151.
[11]HUSSERL, Edmund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Tr. H. Dussort, Préface. G. Granel, Paris, PUF, 1964, 2002, sixième édition, (Epiméthée), p. 36.
[12]Idem, p.41.
[13]Idem p. 55.
[14]Nous n’approfondirons pas cet aspect du problème qui mériterait de faire l’objet d’un autre travail.
[15]Idem, p. 99.
[16]Idem.
[17]Se rapporter au travail de candidature pour l’Eramus Mundus Europhilosophie sur L’interprétation comme traduction.
[18]Le moment précis de la représentation ne sera pas abordé ici mais il fera très certainement l’objet d’un travail futur.
[19]HUSSERL, Edmund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Tr. H. Dussort, Préface. G. Granel, Paris, PUF, 1964, 2002, sixième édition, (Epiméthée), p. 110.
[20]HOPPENOT, Dominique, Le violon intérieur, Paris, Editions Van de Velde, 1981, p. 129.
[21]Si je le connais bien, je peux reconnaître le son de Casals aussi bien dans les Suites de Bach que dans Après un rêve de Fauré.
[22]HUSSERL, Edmund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Tr. H. Dussort, Préface. G. Granel, Paris, PUF, 1964, 2002, sixième édition, (Epiméthée), p. 123.
[23] BACH, Johan-Sebastian, Six suites pour violoncelle BWV 1007-1012, Paris, Eschig, révision par Paul Bazelaire, 1930