Lecture critique de La voix déliée, Bernard Baas, février 2013

BERGISCHE UNIVERSITÄT WUPPERTAL ; 2012-2013

La voix liée du chant intérieur

Lecture de Bernard Baas, La voix déliée

Ellen Moysan

Sous la direction du Prof. Tengely

En nous appuyant sur la tradition phénoménologique, des entretiens avec des musiciens menés par nos soins depuis 2009, la littérature musicale et notre expérience de violoncelliste vieille de plus de 15 ans, nous cherchons depuis plusieurs années à mieux comprendre le phénomène du « chant intérieur ». Pour cela nous nous appuyons de manière privilégiée sur l’exemple de la pratique du violoncelle dans la musique classique, situation que nous sommes le plus à même d’étudier puisque nous la connaissons à la première personne. Elle ne reste pourtant qu’une porte d’entrée sur la question, chaque instrument présentant de manière légèrement différente le même phénomène. En dévoilant un pan supplémentaire de notre problème, chaque nouveau travail s’inscrit donc dans une dynamique qui lui est antérieure et appelle de nouveaux développements. Afin d’aller toujours directement à l’essentiel, nous ne souhaitons pas rappeler de manière systématique les conclusions auxquelles nous sommes arrivées auparavant ; nous nous contentons donc d’opérer à des renvois en bas de page, l’intégralité du travail étant disponible en ligne sur le site suivant : http://fenetrephenomenologique.e-monsite.com/pages/articles.html.

Puisqu’il ne saurait y avoir de chant sans une voix qui chante, c’est à partir du livre récent de Bernard Baas, La voix déliée, que nous voudrions aujourd’hui étudier le phénomène du chant intérieur.

Cette œuvre sortie en 2010 s’inscrit dans une démarche à la croisée de plusieurs mondes : celui de la philosophie et celui de la musique, liés ensemble dans une même réflexion grâce au concept lacanien d’objet a. Avant d’aller plus loin arrêtons-nous sur cette notion. Essentiellement présenté dans les Séminaires IV et X portant respectivement sur « la relation à l’objet » et « l’angoisse », l’objet a tel que le pense Lacan trouve sa source à la fois dans l’objet pulsionnel freudien et l’objet transitionnel de Winnicott. Tirant du Banquet de Platon la notion d’agalma c’est-à-dire d’une image rustique et grossière à l’extérieur qui contient en fait des parcelles de divinité à l’intérieur, Lacan élabore ce nouveau concept, objet a c’est-à-dire objet du désir énigmatique qu’on ne perçoit pas dans une image mais qui le rend en fait désirable. Partant de l’idée que le sujet est marqué par un manque qui le rend toujours désirant, l’objet a est en fait la formulation mathématique de ce qui ne se trouve nulle part, n’a pas de référent, de cet obscur objet du désir. Il est également identifié à la jouissance se rapportant à la fois au corps et à l’objet. Opposée au principe de plaisir, elle implique chez Lacan une transgression de l’interdit c’est-à-dire une perversion, et se comprend comme une injonction à abandonner ce désir pour se soumettre au grand Autre. Pour Baas, l’objet a c’est la voix, on peut donc comprendre cette dernière comme voix déliée, déliée à la fois du sujet et du signifiant. Baas explore ainsi à la fois les domaines philosophiques et musicaux  grâce au recours à la psychanalyse. Dans un premier temps il présente une « voix appelante » qui personnifie trois instances : le Démon de Socrate tel que le présente Platon, la Moralité telle que l’envisage Rousseau, et la Dette telle que l’a mise au jour Kierkegaard ; et dans un deuxième temps il présente une « voix chantante » qui opère à un dépassement des trois dialectiques mises en lumière par trois types d’approches : l’harmonie et la dissonance chez Leibniz, l’intérieur et l’extérieur chez Hegel, le masculin et le féminin chez Don Juan. Cependant, si ce travail vient de manière indéniable renouveler la pensée de la « voix » en retraçant sa généalogie dans six pensées philosophiques majeures, et s’il vient démathématiser l’objet a lacanien en lui donnant un nom, il nous laisse pourtant perplexe en ce qui concerne sa dimension sonore, physiologique, sensible. Quelle est cette voix qui n’appartient à personne et ne dit rien ? Si elle semble bien correspondre avec l’objet a lacanien, elle en perd sa dimension phénoménale, dimension qui nous semble pourtant essentielle.

Comment peut-elle alors nous aider à la compréhension du phénomène du chant intérieur ?

Pour répondre à cette question nous reviendrons sur chacune des deux parties de l’œuvre de Bernard Baas puis nous ferons émerger la notion de chant intérieur.

***

La première partie de l’œuvre nous présente le versant moral de la voix : elle est protreptique. Mais vers quoi mène-t-elle ?

[Pour une version complète de l’article me contacter]

Bien qu’exprimant trois modalités différentes de l’Appel qui mène vers l’altérité, les trois voix ont pourtant en commun d’être silencieuses. Déliées du sujet, elles perdent en effet leur tonalité. La question est alors la suivante : en quoi demeure-t-on dans le registre de l’audition puisqu’il n’y ici ni entendant ni entendu, juste un désirant et un désiré ? Soit la voix doit être considérée comme une métaphore, soit comme un objet. Par conséquent, elle ne saurait en aucun cas être un point d’appui pour le chant intérieur qui, lui, est vibrant, sonore, tonitruant même. S’il est musical, faut-il alors en déduire qu’il est subjectif ? Nous répondrons à cette question plus tard. Pour le moment tournons-nous vers la deuxième partie de l’œuvre.

***

Celle-ci nous présente le versant musical de la voix puisqu’elle est son. Mais que chante-t-elle ?

[…]

Dans ce deuxième mouvement de la réflexion les problèmes ne se posent donc plus de la même manière. La musicalité est évidente mais il est bien difficile de délier de la parole. Celle-ci semble toujours revenir sauf dans le cas de Hegel, mais cette fois-ci c’est la déliaison avec le sujet qui devient problématique.

***

Pour nous le chant intérieur ne saurait être délié comme l’est la voix. Il a en effet besoin du sujet, il lui appartient, il est mêlé à ce que celui-ci a de plus intime et en même temps à ce qui lui échappe le plus c’est-à-dire la vie qui le traverse. Il a ensuite besoin de la parole puisqu’il est un dire, il transmet un message. Le problème n’est donc pas de savoir s’il est délié, ou non, mais plutôt de comprendre comment il est lié à l’un et à l’autre. L’œuvre de Bernard Baas en tant qu’elle énonce une thèse claire – la voix est l’objet a de Lacan, peut nous servir de soutien dans cette entreprise. Tout d’abord parce que l’auteur met à jour deux types de voix : la voix appelante et la voix chantante. Si le chant intérieur est apparenté de toute évidence de la seconde puisqu’il est clairement musical et plus obscurément parlant, il pourrait tout à fait être sous-tendu par une autre voix qui elle, parle avant de sonner. En effet, comme nous l’avons vu dans nos précédents travaux, le chant intérieur est une structure de perception corrélant un écoutant et un écouté. Si le premier demeure quoi qu’il en soit un sens perceptif, rien n’oblige le second à être d’ordre purement musical. En d’autres termes, le travail phénoménologique peut tout à fait faire émerger des problèmes d’ordres métaphysiques. L’intériorité sonore serait alors à considérer non seulement comme le lieu de la résonnance de la voix chantante mais également comme celui de la voix appelante. Cette dernière pourrait alors s’exprimer dans le chant intérieur, à travers lui, ou le sous-tendrait. Cette conception ouvre alors à nouveau la porte à la voix appelante, élargissant de ce fait la compréhension du phénomène. La deuxième partie du travail de Baas permet ensuite de faire émerger trois caractéristiques essentielles du chant intérieur. Sans dire nécessairement qu’il opère à un dépassement dialectique – peut-on charger le phénomène d’une tâche si lourde, force est de constater qu’il opère à une redisposition des trois dialectiques signalées. L’interprète est invité à se plonger au cœur de la dialectique harmonie/dissonance afin de les unifier par le sens qu’il leur donne. Cependant, il ne résout pas nécessairement la dialectique puisqu’il peut choisir de mettre l’accent sur les dissonances[12] en recherchant celle-ci pour elle-même. L’oreille musicale est en effet également culturelle et la notion de dissonance doit être replacée dans son contexte, et ainsi peut-être annulée dans une certaine mesure : je n’entends une dissonance que par rapport à mon propre système mais ce qui est dissonance pour moi ne l’est peut être pas pour autrui. Ensuite on se place effectivement au cœur de la dialectique entre intériorité et extériorité mais pas nécessairement pour les résoudre. Le chant intérieur devant être exprimé, ne s’agit-il pas de rendre l’extériorité intériorité, et ainsi non pas de résoudre la diactique mais de progressivement faire fusionner les deux termes en réduisant le second sous le premier ? Enfin subsiste l’idée de désir du désir, de la voix inépuisable de Don Juan.  On touche ici au cœur même du chant intérieur. Celui-ci est désir, mais pas nécessairement désir diffus. Désir pour quelqu’un, désir de quelque chose, désir de transmettre, désir de dire. Le sujet est par lui porté vers l’altérité et non pas reclus en lui-même.


[1] P.40

[2] P.41

[3] P.51

[4] Bernard Baas fait à ce point précis une analyse du mythe de la caverne que nous ne reproduirons pas ici.

[5] P.84.

[6] P.121.

[7] 135.

[8] L’organiste n’est-il pas en effet dans son instrument, englobé par lui alors que d’habitude il lui est extérieur ?

[9] P.231

[10] Nous passons ici toute une analyse sur les différents types de musique qui fait progressivement arriver à la musique instrumentale par l’abandon du logos au profit du melos c’est-à-dire par l’abandon du texte dans le chant.

[11] P.413.

[12] Les musiques contemporaines ont d’ailleurs joué là-dessus et nous ne sommes pas sûr que l’harmonie ait été le but recherché.

BERGISCHE UNIVERSITÄT WUPPERTAL ; 2012-2013

La voix liée du chant intérieur

Lecture de Bernard Baas, La voix déliée

Ellen Moysan

Sous la direction du Prof. Tengely

 

 

En nous appuyant sur la tradition phénoménologique, des entretiens avec des musiciens menés par nos soins depuis 2009, la littérature musicale et notre expérience de violoncelliste vieille de plus de 15 ans, nous cherchons depuis plusieurs années à mieux comprendre le phénomène du « chant intérieur ». Pour cela nous nous appuyons de manière privilégiée sur l’exemple de la pratique du violoncelle dans la musique classique, situation que nous sommes le plus à même d’étudier puisque nous la connaissons à la première personne. Elle ne reste pourtant qu’une porte d’entrée sur la question, chaque instrument présentant de manière légèrement différente le même phénomène. En dévoilant un pan supplémentaire de notre problème, chaque nouveau travail s’inscrit donc dans une dynamique qui lui est antérieure et appelle de nouveaux développements. Afin d’aller toujours directement à l’essentiel, nous ne souhaitons pas rappeler de manière systématique les conclusions auxquelles nous sommes arrivées auparavant ; nous nous contentons donc d’opérer à des renvois en bas de page, l’intégralité du travail étant disponible en ligne sur le site suivant : http://fenetrephenomenologique.e-monsite.com/pages/articles.html.

 

 

 

Puisqu’il ne saurait y avoir de chant sans une voix qui chante, c’est à partir du livre récent de Bernard Baas, La voix déliée, que nous voudrions aujourd’hui étudier le phénomène du chant intérieur.

Cette œuvre sortie en 2010 s’inscrit dans une démarche à la croisée de plusieurs mondes : celui de la philosophie et celui de la musique, liés ensemble dans une même réflexion grâce au concept lacanien d’objet a. Avant d’aller plus loin arrêtons-nous sur cette notion. Essentiellement présenté dans les Séminaires IV et X portant respectivement sur « la relation à l’objet » et « l’angoisse », l’objet a tel que le pense Lacan trouve sa source à la fois dans l’objet pulsionnel freudien et l’objet transitionnel de Winnicott. Tirant du Banquet de Platon la notion d’agalma c’est-à-dire d’une image rustique et grossière à l’extérieur qui contient en fait des parcelles de divinité à l’intérieur, Lacan élabore ce nouveau concept, objet a c’est-à-dire objet du désir énigmatique qu’on ne perçoit pas dans une image mais qui le rend en fait désirable. Partant de l’idée que le sujet est marqué par un manque qui le rend toujours désirant, l’objet a est en fait la formulation mathématique de ce qui ne se trouve nulle part, n’a pas de référent, de cet obscur objet du désir. Il est également identifié à la jouissance se rapportant à la fois au corps et à l’objet. Opposée au principe de plaisir, elle implique chez Lacan une transgression de l’interdit c’est-à-dire une perversion, et se comprend comme une injonction à abandonner ce désir pour se soumettre au grand Autre. Pour Baas, l’objet a c’est la voix, on peut donc comprendre cette dernière comme voix déliée, déliée à la fois du sujet et du signifiant. Baas explore ainsi à la fois les domaines philosophiques et musicaux  grâce au recours à la psychanalyse. Dans un premier temps il présente une « voix appelante » qui personnifie trois instances : le Démon de Socrate tel que le présente Platon, la Moralité telle que l’envisage Rousseau, et la Dette telle que l’a mise au jour Kierkegaard ; et dans un deuxième temps il présente une « voix chantante » qui opère à un dépassement des trois dialectiques mises en lumière par trois types d’approches : l’harmonie et la dissonance chez Leibniz, l’intérieur et l’extérieur chez Hegel, le masculin et le féminin chez Don Juan. Cependant, si ce travail vient de manière indéniable renouveler la pensée de la « voix » en retraçant sa généalogie dans six pensées philosophiques majeures, et s’il vient démathématiser l’objet a lacanien en lui donnant un nom, il nous laisse pourtant perplexe en ce qui concerne sa dimension sonore, physiologique, sensible. Quelle est cette voix qui n’appartient à personne et ne dit rien ? Si elle semble bien correspondre avec l’objet a lacanien, elle en perd sa dimension phénoménale, dimension qui nous semble pourtant essentielle.

Comment peut-elle alors nous aider à la compréhension du phénomène du chant intérieur ?

Pour répondre à cette question nous reviendrons sur chacune des deux parties de l’œuvre de Bernard Baas puis nous ferons émerger la notion de chant intérieur.

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La première partie de l’œuvre nous présente le versant moral de la voix : elle est protreptique. Mais vers quoi mène-t-elle ?

Chez Platon le personnage de Socrate est accompagné d’une voix, celle de son Démon qui le conseille dans les moments forts de sa vie – lorsqu’il ne sait pas s’il doit ou non faire de la politique, lors de sa mort, et le pousse à philosopher c’est-à-dire à poursuivre son questionnement. Ce n’est pas une voix qui ordonne – protreptique, mais une voix qui détourne – aprotreptique, sans que l’on sache d’où elle vient. Non localisable et en ce sens non personnalisable, elle est le lien entre l’intelligence de Socrate et le monde des dieux, elle est donc un media ne pouvant être renvoyé ni à l’intériorité ni à l’extériorité dans la mesure où elle est dans un milieu atopique : le Démon. Poussant au questionnement elle implique alors la volonté sollicitée dans la prise de décision et ouvrant vers le problème de la liberté. Renvoyant au questionnement, la voix invite en effet Socrate à prendre une décision engageant sa responsabilité. Replaçant cela dans le contexte lacanien, Baas dit ceci : « La voix démonique, en tant que distincte du sujet, est objet, mais objet tout à la fois intérieur et extérieur, objet-cause de la décision subjective, et du même coup, de la division subjective »[1]. En ce sens on y retrouve parfaitement l’objet a qui, « dans l’intériorité, excède l’intériorité »[2]. Si la voix est objet a, est jouissance, de quoi s’agit-il ? Elle est médiateur, Alcibiade dans le Banquet, l’Eros c’est-à-dire le désir lui-même. Et puisque pour Platon « l’eros est philosophe »[3], elle est en fait ce qui pousse à s’élever au-dessus de soi dans la connaissance de l’être lui-même[4] grâce à l’élan donné par la connaissance mathématique. Il s’agit ici d’une voix silencieuse qui ne dit rien mais contemple –elle est donc scopique. C’est un pur énoncé délié, l’Autre qui concilie tous les discours qui se questionnent sans qu’ils ne soient localisables.

Vient ensuite la voix de la moralité. Chez Rousseau elle est silencieuse et localisée dans l’intériorité. Cette fois elle n’est donc plus altérité mais identité, c’est la « voix auto-référentielle de l’intériorité de l’âme »[5]. Baas la fait résonner avec la voix du devoir kantien dans la mesure où elles impliquent toutes les deux la notion de bien et de mal par le rapport du sujet à la loi. Cette voix que l’on ne saurait couvrir, c’est-à-dire qui est perçue de manière nécessaire, est un médiat entre les deux. Elle est là encore scopique puisqu’elle requiert le respect du latin respectare qui signifie « regarder à nouveau », mais aussi auditive puisqu’elle implique ensuite l’obéïssance du latin obeaudire qui signifie « prêter l’oreille », et s’adresse au sujet-personne en tant qu’elle résonne en lui, personare en latin signifiant « sonner de travers ». A la voix du cœur rousseauiste s’adjoint la voix de la raison kantienne. Mais pour Baas on ne peut s’arrêter là, et c’est Sade qui permet de comprendre une troisième dimension de cette voix : la perversité. Si elle appelle dans les deux cas le sujet à l’autonomie de la volonté, elle le pousse par conséquent vers sa subjectivité et vers l’oppression d’autrui. A la voix qui ordonne l’accomplissement de la loi répond la voix du cri de la victime. Il y a donc une jouissance dans l’élévation à l’accomplissement de la loi, jouissance qui, recherchée pour elle-même est identifiable à l’objet a. Pure voix, elle est aussi non sexualisé et purement acoustique, double par essence puisqu’elle « séduit par sa beauté et […] fait trembler d’horreur. »[6]. Rire du bourreau elle est aussi au-delà du discours. La voix de la moralité, jouissance de l’accomplissement de la loi est donc elle aussi déliée du sujet et de la parole. Que ce soit la première ou la deuxième voix dont parle Baas, nous retrouvons la même question : quel statut doit-on lui donner, est-elle une voix métaphorique puisqu’elle est silencieuse ? Qu’est-ce qu’une voix sans sonorité ? Muette, a-t-elle encore un sens ?

Vient alors la troisième voix qui est celle de la Dette, celle qui met en défaut, la voix de la culpabilité. C’est ici la notion d’angoisse qui servira de fil conducteur. D’abord en s’appuyant sur la pensée de Heidegger pour qui elle est le terreau de la peur, la marque du rapport perturbé du Dasein au monde. Il est appelé par la conscience à exister c’est-à-dire « se poser en avant de soi »[7] et donc s’exposer à sa propre nullité, sa dette qui est à la fois culpabilité morale et manque. Puis chez Lacan où elle est marquée par l’idée de désarroi absolu, l’appel de l’être qui me fait m’interroger sur ce que je suis. L’angoisse ne trompant pas le sujet doit ici être mis en face de sa vérité qui dévoile le rien de ce que je suis. Ici la voix est le retour de l’Autre, silencieuse là encore, c’est elle qui met l’homme face à Dieu et le met en devoir de répondre à l’Appel. Elle laisse le sujet sans voix, le silence étant la seule réponse possible. A travers Abraham et Adam, Baas montre ensuite qu’ici la voix peut être comprise comme le rappel de la culpabilité du shofar (instrument de prière juif). Elle renvoie Abraham à sa promesse, situation entre désir et jouissance, et Adam à son innocence, angoissante exposition à la peccabilité c’est-à-dire la possibilité de pouvoir faire le bien ou le mal. La voix de la dette a aussi pour particularité d’être étrangeante puisqu’elle est la voix de l’autre en soi qui fait sortir de soi-même.

Bien qu’exprimant trois modalités différentes de l’Appel qui mène vers l’altérité, les trois voix ont pourtant en commun d’être silencieuses. Déliées du sujet, elles perdent en effet leur tonalité. La question est alors la suivante : en quoi demeure-t-on dans le registre de l’audition puisqu’il n’y ici ni entendant ni entendu, juste un désirant et un désiré ? Soit la voix doit être considérée comme une métaphore, soit comme un objet. Par conséquent, elle ne saurait en aucun cas être un point d’appui pour le chant intérieur qui, lui, est vibrant, sonore, tonitruant même. S’il est musical, faut-il alors en déduire qu’il est subjectif ? Nous répondrons à cette question plus tard. Pour le moment tournons-nous vers la deuxième partie de l’œuvre.

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Celle-ci nous présente le versant musical de la voix puisqu’elle est son. Mais que chante-t-elle ?

Tout d’abord la voix est conçue comme dépassement de la dialectique entre l’harmonie et la dissonance. Avec Leibniz, Baas considère simultanément deux plans : le plan musical et le plan cosmique. La matérialité est comme un ensemble de machines régis ensemble par des règles harmonieuses, de même que le matériel musical répond aux règles de l’harmonie et du contrepoint. Il n’y a pas d’harmonie sans dissonance, pas de moralité sans péché. « Heureuses faute qui nous a valu un tel rédempteur » disait en effet Augustin d’Hippone. Dans un cas comme dans un autre on ne recherche pas le négatif pour lui-même mais pour ce qu’il apporte dans l’harmonie du tout. Après l’image de l’orgue brouillant la limite entre l’instrumentiste et son instrument[8], on en vient naturellement à celle du chœur. Ce qui fait la jouissance dans la musique c’est ce je ne sais quoi qui est définit comme confusion de la « perception claire mais non distincte »[9]. La jouissance de la création est donc à comprendre selon le modèle de l’harmonie des voix du chœur qui maintiennent leur liberté tout en se conformant chacune de manière libre à l’harmonie du tout. Elle entraîne alors la jouissance de Dieu par l’homme, et celle de l’homme par Dieu. La voix qui chante ici est donc déliée du sujet puisqu’elle appartient ni au sujet ni à Dieu mais à l’un par l’autre par la jouissance, et déliée de la parole puisqu’elle n’est que pure acoustique.  S’il y a effectivement musicalité, le problème est ici de savoir quel est le contenu. Qu’est-ce qu’une voix sans signifiant, est-elle encore voix puisqu’elle ne porte plus rien ?

Vient ensuite la voix comme dépassement de la dialectique entre l’intérieur et l’extérieur. Avec l’exposé de la pensée de Hegel nous rentrons véritablement dans l’analyse de la voix comme extériorité phénoménale de l’intériorité spirituelle. Tout se joue dans le signe qui est le devenir de la voix. D’essence sonore, il est en effet la médiation qui, lorsqu’il s’efface devant le signifié, permet à l’esprit de déployer sa liberté propre. Ce faisant il exprime le sentiment qui trouve sa source dans l’intériorité. C’est ensuite la voix qui est la mesure de toute musique comme l’indique l’expression cantabile. Le chant en tant qu’il provient du corps propre lui-même est toujours le modèle visé car il contient en lui-même toutes les propriétés des instruments et qu’il est la parfaite synthèse de l’intérieur et de l’extérieur.  La musique instrumentale la rejoint ensuite dans la mesure où l’instrument n’est plus un objet grâce à la technique et à la virtuosité de l’instrumentiste, mais un prolongement du corps. Grâce à la pureté du son qui n’est plus embarrassé du problème de devoir illustrer un texte, ou de devoir l’exprimer, on accède à la jouissance de la pure expression du sentiment. Le son pur opère ainsi à la réconciliation de l’âme avec elle-même, à la beauté comme harmonie[10]. La voix peut ainsi se délier du sujet dans l’extériorisation – en devenant purement temporelle elle se sépare de lui, et en même temps se délier de la parole lorsque le son est purement instrumental. C’est cette voix-ci qui semble s’approcher le plus du phénomène du chant intérieur.  Et pourtant, peut-on considérer qu’elle est réellement déliée ? La voix telle que nous la décrit Hegel, plutôt que déliée, semble être liée autrement à son sujet, autrement à la parole. Sans le sujet elle ne saurait être, sans la parole elle ne saurait avoir de raison d’être. Il y a donc là un lien qui subsiste et que nous devrions creuser.

La réflexion ne s’arrête pas là puisqu’il reste le dernier dépassement par lequel la voix va au-delà de la dialectique entre le masculin et le féminin. Bernard Baas explore ici le cas de Don Juan comme personnification du désir. C’est avec lui que l’auteur conclue son exposé : après avoir été un commandement impératif mais silencieux, puis une hymne spirituelle purement musicale, la voix se révèle pleinement comme désir pur à travers le chant de Don Juan puisqu’il n’y a en effet de véritable Don Juan que le Don Giovanni de Mozart. Le Don Juan que nous présente Baas est n’est pas le désir de quelque chose – du Bien vers lequel mène le Démon de Socrate, elle est au-delà de la morale – de la voix appelante de Rousseau et Kant, et non marquée par la culpabilité – de la voix de la dette de Heidegger et Kierkegaard. Délié du sujet en ce qu’elle ne recherche personne en particulier et ne se tourne pas non plus vers toutes les femmes en général, le désir de Don Juan est un désir du désir. Il est également délié de la parole puisque Don Juan se caractérise par son imposture c’est-à-dire le fait qu’il n’ait pas de parole, et que le seul moment où il en a une – devant le commandeur, c’est en fait pour la perdre en mourant. La voix de Don Juan est donc pure musicalité, objet a par excellence, puissance désirante en elle-même qui mène à elle tous les désirs, désir absolu qui ne désire absolument rien d’autre que lui-même. A cette voix répond la voix du commandeur qui est l’angoisse même qui place devant l’alternative suivante : la parole ou la mort. Il invite à porter le désir à son paroxysme : la jouissance qui s’achève par un cri. « Ainsi, la vie de Don Juan se résout dans l’objet qui a toujours secrètement soutenu son désir, dans l’objet-cause de son désir : la voix. La vie de Don Juan s’accomplit dans la voix absolument déliée de la parole : le cri »[11]. On se trouve alors devant l’alternative suivante : soit la voix est celle de Don Juan lorsqu’il chante et nous sommes renvoyés à la voix qui parle et donc au lien avec la parole, soit la voix est celle du cri et on perd alors la musicalité.

Dans ce deuxième mouvement de la réflexion les problèmes ne se posent donc plus de la même manière. La musicalité est évidente mais il est bien difficile de délier de la parole. Celle-ci semble toujours revenir sauf dans le cas de Hegel, mais cette fois-ci c’est la déliaison avec le sujet qui devient problématique.

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Pour nous le chant intérieur ne saurait être délié comme l’est la voix. Il a en effet besoin du sujet, il lui appartient, il est mêlé à ce que celui-ci a de plus intime et en même temps à ce qui lui échappe le plus c’est-à-dire la vie qui le traverse. Il a ensuite besoin de la parole puisqu’il est un dire, il transmet un message. Le problème n’est donc pas de savoir s’il est délié, ou non, mais plutôt de comprendre comment il est lié à l’un et à l’autre. L’œuvre de Bernard Baas en tant qu’elle énonce une thèse claire – la voix est l’objet a de Lacan, peut nous servir de soutien dans cette entreprise. Tout d’abord parce que l’auteur met à jour deux types de voix : la voix appelante et la voix chantante. Si le chant intérieur est apparenté de toute évidence de la seconde puisqu’il est clairement musical et plus obscurément parlant, il pourrait tout à fait être sous-tendu par une autre voix qui elle, parle avant de sonner. En effet, comme nous l’avons vu dans nos précédents travaux, le chant intérieur est une structure de perception corrélant un écoutant et un écouté. Si le premier demeure quoi qu’il en soit un sens perceptif, rien n’oblige le second à être d’ordre purement musical. En d’autres termes, le travail phénoménologique peut tout à fait faire émerger des problèmes d’ordres métaphysiques. L’intériorité sonore serait alors à considérer non seulement comme le lieu de la résonnance de la voix chantante mais également comme celui de la voix appelante. Cette dernière pourrait alors s’exprimer dans le chant intérieur, à travers lui, ou le sous-tendrait. Cette conception ouvre alors à nouveau la porte à la voix appelante, élargissant de ce fait la compréhension du phénomène. La deuxième partie du travail de Baas permet ensuite de faire émerger trois caractéristiques essentielles du chant intérieur. Sans dire nécessairement qu’il opère à un dépassement dialectique – peut-on charger le phénomène d’une tâche si lourde, force est de constater qu’il opère à une redisposition des trois dialectiques signalées. L’interprète est invité à se plonger au cœur de la dialectique harmonie/dissonance afin de les unifier par le sens qu’il leur donne. Cependant, il ne résout pas nécessairement la dialectique puisqu’il peut choisir de mettre l’accent sur les dissonances[12] en recherchant celle-ci pour elle-même. L’oreille musicale est en effet également culturelle et la notion de dissonance doit être replacée dans son contexte, et ainsi peut-être annulée dans une certaine mesure : je n’entends une dissonance que par rapport à mon propre système mais ce qui est dissonance pour moi ne l’est peut être pas pour autrui. Ensuite on se place effectivement au cœur de la dialectique entre intériorité et extériorité mais pas nécessairement pour les résoudre. Le chant intérieur devant être exprimé, ne s’agit-il pas de rendre l’extériorité intériorité, et ainsi non pas de résoudre la diactique mais de progressivement faire fusionner les deux termes en réduisant le second sous le premier ? Enfin subsiste l’idée de désir du désir, de la voix inépuisable de Don Juan.  On touche ici au cœur même du chant intérieur. Celui-ci est désir, mais pas nécessairement désir diffus. Désir pour quelqu’un, désir de quelque chose, désir de transmettre, désir de dire. Le sujet est par lui porté vers l’altérité et non pas reclus en lui-même.

 



[1] P.40

[2] P.41

[3] P.51

[4] Bernard Baas fait à ce point précis une analyse du mythe de la caverne que nous ne reproduirons pas ici.

[5] P.84.

[6] P.121.

[7] 135.

[8] L’organiste n’est-il pas en effet dans son instrument, englobé par lui alors que d’habitude il lui est extérieur ?

[9] P.231

[10] Nous passons ici toute une analyse sur les différents types de musique qui fait progressivement arriver à la musique instrumentale par l’abandon du logos au profit du melos c’est-à-dire par l’abandon du texte dans le chant.

[11] P.413.

[12] Les musiques contemporaines ont d’ailleurs joué là-dessus et nous ne sommes pas sûr que l’harmonie ait été le but recherché.