La justesse, sous la direction du Prof. D. Pradelle, année universitaire 2007-2008

 

Qu’est-ce que la justesse au violoncelle ?

En quoi la justesse n’est rendue possible que par l’écoute d’un chant intérieur, horizon qu’il importe de toujours viser ?

 

 

Travaux personnels  supervisé par monsieur Pradelle

Licence 3, semestre 6 année 2007-2008

Ellen Moysan

 

 

 

« La justesse étant vacillante, je n’ai pas pu apprécier ce concert. » Cette remarque que l’on fait, ou que l’on a sans doute déjà entendue, pointe un problème délicat et essentiel : celui de la justesse dans l’interprétation.

Prenons le cas du violoncelle, et penchons-nous plus avant sur la notion de justesse. Tout d’abord, remarquons que le mot « justesse » contient l’idée de précision, voire même d’exactitude. Or, peut-on exiger de l’interprète d’être exact quand à la justesse ? Jouer juste au sens le plus radical réclamerait plusieurs conditions : un instrument parfaitement juste et qui le resterait, un interprète parfaitement conscient de ce qu’est une note juste et capable de l’exécuter, et surtout, cela exigerait de l’interprète qu’il soit statique dans la mesure où le mouvement apporte nécessairement avec lui un amoindrissement de la précision. Force est donc de constater que la justesse en soi n’est pas atteignable sur cet instrument. Qu’entendons-nous alors par « justesse » ? Il s’agit tout d’abord de jouer sur un instrument accordé au plus juste. Pour cela, on prend le la au diapason (ou sur le piano) et ensuite, on accorde en quinte descendantes les cordes suivantes chacune par rapport à la précédente. Accorder ainsi suit la logique naturelle de la perception qui se fait selon des relations. Chaque note est perçue par celui qui accorde par rapport à la précédente. L’accord prend alors un sens, une direction, qui est donnée par l’intervalle de quinte. Accorder de cette manière nécessite donc une notion intime du juste ou plus précisément, une conscience naturelle du rapport de quinte pour celui qui accorde son instrument. Nous appellerons cette notion intime du juste le « chant intérieur ». Nous préciserons cette notion au fur et à mesure mais nous pouvons dire tout de suite qu’il est l’analogon du chant réel et qu’il est tridimensionnel puisqu’il est à la fois auditif, visuel et kinesthésique même si chez chaque sujet, les trois dimensions ne sont pas toujours aussi bien développées. Puisque toute interprétation au violoncelle semble commencer par le chant intérieur, chronologiquement et logiquement, il nous faut chercher ce qu’il peut être. Quel est le lien qui unit le chant intérieur, et la justesse de l’interprétation ? Lequel des deux phénomènes est le plus fondamental ? La justesse pourrait être le fait de chercher une correspondance toujours plus grande entre deux réalités : le chant intérieur, et le chant réel. Mais alors, les deux réalités peuvent-elles coexister simultanément ? Comment faire se correspondre deux phénomènes qui ne sont pas de même nature ? Il s’agirait peut être de trouver un intermédiaire entre les deux, qui soit la manifestation des deux à la fois, qui émane de l’un et prenne la nature de l’autre : chanter tout haut le chant intérieur par exemple. Mais cela fait surgir des questions d’ordre pratique parce qu’on ne peut pas toujours chanter. Revenons donc au lien entre le chant réel et le chant intérieur. Nous avons parlé de correspondance mais plus encore qu’une correspondance, il faut que l’un puisse servir de base à l’autre. Le chant intérieur ne pouvant émerger de nulle part, le son réel semble d’abord le précéder, mais ensuite, lorsqu’il s’agit non plus d’écouter simplement une mélodie mais de produire un son, c’est le chant intérieur qui semble être la base.  Le chant intérieur serait donc une notion plus fondamentale, mais en même temps moins claire que celle de la justesse. Dans la mesure où les deux phénomènes sont intimement liés et que l’on ne peut s’interroger sur l’un sans s’interroger sur l’autre, nous pourrions étudier le chant intérieur à partir de la question de la justesse. Cela soulèverait alors d’autres questions dont la plus importante est : qu’est ce que jouer juste ? C’est d’abord être attentif à jouer juste. La notion de l’attention nous semble primordiale dans la mesure où elle est une attention à quelque chose d’intime et nous pas à un objet extérieur. Par la question de l’attention dans l’interprétation, on touche au lien qui unit le chant intérieur, le mouvement du corps et le son qui émerge par le biais de l’instrument. Quel est donc le lien qui unit le chant intérieur et le mouvement lorsqu’on est attentif à jouer juste ? Peut-on conserver l’attention malgré le changement ? Ensuite, si l’on recadre tout notre questionnement dans un horizon plus large, il faut chercher comment l’on peut travailler à jouer juste d’un mouvement à l’autre, d’un jour à l’autre, d’un état d’esprit à un autre, d’une œuvre à l’autre. Il faut bien que le travail de l’instrumentiste ait une cohérence. Quelle est-elle ? Qu’est ce qui va assumer la cohérence et la continuité du tout ? Des instrumentistes répondraient spontanément que c’est une « habitude à prendre ». Mais une habitude de quoi ? Une habitude à écouter ? L’habitude d’un mouvement maintes fois répété ? La question du chant intérieur nous paraît nécessaire à traiter avant même d’ouvrir toute réflexion sur ce qu’est l’interprétation. Mais le chant intérieur reste une question encore trop large, trop insaisissable encore et une manière de l’approcher reste de l’étudier à partir d’un autre phénomène plus concret. Nous choisissons le phénomène de la justesse en raison du lien intime qui entrelace ce phénomène à celui du chant intérieur. Ainsi, chaque pierre apportée à la question de la justesse sera une pierre de plus apportée à une question plus vaste à étudier : le chant intérieur.

La question que nous nous poserons sera la suivante : en quoi la justesse pour le violoncelliste n’est rendue possible que par l’écoute d’un chant intérieur,  horizon qu’il importe de toujours viser ?

Tout d’abord il convient d’approfondir l’idée que jouer juste n’est possible que si l’on entend un chant intérieur. Il faut ensuite savoir être attentif à ce chant intérieur, et nous verrons jusqu’à quel point le phénomène complexe de l’attention et le chant intérieur sont liés. Enfin, nous verrons que jouer juste c’est acquérir un habitus qui consiste à savoir s’arrêter dans notre élan pour corriger le mouvement : savoir prendre pour guide ce chant intérieur.

 

  1. Le chant intérieur comme analogon du chant réel.

L’oreille perçoit la justesse de même manière que nous pouvons « visualiser » ce qu’est un violoncelle sans en percevoir un. Il nous faut d’abord cerner au plus près ce qu’est le chant intérieur  et le lien qu’il entretient avec le son réel et la production de ce son pour comprendre en quoi il rend possible le travail de la justesse.

 

  1. Rapide aperçu de ce qu’est le chant intérieur à partir de la notion d’image chez Sartre.

Ernest Ansermet[1] définit le son juste en fonction de calculs logarithmiques mais plus simplement nous pouvons définir le son juste comme le son qui est le plus concentré, c’est-à-dire qui s’accompagne du moins de sons partiels possible. Plus on va dans les graves, plus le son est accompagné de sons partiels et c’est pour cela que sur un instrument tel que le violoncelle il est plus difficile d’entendre quand le son est juste sur les cordes sol et do. Cependant, pour chaque note il y a un point sur la corde où le son est le plus clair et le plus distinct, où il prend l’amplitude la plus large possible. L’instrumentiste sait lorsqu’il a atteint ce point parce qu’il entend un chant intérieur qui est l’analogon du chant réel. Pour nous aider à éclaircir cette notion, prenons appui sur la théorie sartrienne des images, bien que le cas de la résonnance intérieure ne mette pas en jeu les mêmes problèmes que ceux soulevés par l’image. Pour Sartre, l’image est la manière qu’a l’objet de se présenter à la conscience, ou la conscience de se donner cet objet[2]. Ainsi, de même manière qu’il peut visualiser son ami Pierre sans l’avoir devant lui en chair et en os, je peux entendre le ré, sans l’entendre effectivement joué. La conscience peut alors se donner l’objet de manière volontaire, ou bien il peut se présenter à elle de manière spontanée : c’est ce qu’on appelle le « chant intérieur ». Nous ne précisons « intérieur » que pour le distinguer du son effectif mais il ne faut pas absolument y voir là l’opposition intérieur/extérieur. En effet, en raison de la tridimensionnalité du chant intérieur et particulièrement de la dimension kinesthésique dont nous reparlerons plus bas, on ne peut pas réduire le chant intérieur à une opposition intérieur/extérieur. Sartre parle d’un objet qui se présente ou que la conscience se donne et il s’agit là de deux apparitions différentes qui se complètent. De même, aux différents moments de la pratique musicale, la conscience peut se le donner volontairement selon un but précis que nous approfondirons plus tard, mais il peut aussi se présenter spontanément pendant l’interprétation.

  1. Le chant intérieur est différent d’une perception.

Nous allons maintenant tâcher de comprendre le lien qu’entretient le chant intérieur avec la conscience, en établissant une différence avec ce qu’est la perception. Contrairement à la perception qui déborde constamment la conscience, le chant intérieur est borné par la conscience qu’on en a. On peut donc dire qu’il y a une dépendance du chant intérieur par rapport à la conscience. De plus, la perception peut faire l’objet d’un apprentissage : je peux découvrir l’intensité ou le timbre d’un son, étoffer la perception que j’en ai au fur et à mesure de l’écoute. Au contraire, le chant intérieur nous donne l’objet en bloc, sans attente, sans surprise et il n’y a rien de plus dans le chant intérieur que ce que la conscience y met. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait aucun moyen d’ajuster notre chant intérieur. En effet, cela voudrait alors dire qu’il faudrait que le chant intérieur se donne immédiatement juste, ce qui ne peut pas être le cas. Dire que le chant intérieur se donne en bloc, c’est affirmer que si on ne peut pas l’étoffer, on peut par contre le remplacer par un autre chant intérieur plus juste. Par exemple, j’entends intérieurement un la, je le chante et il n’est pas juste, je peux alors le réentendre différemment, mais ce n’est plus le même. La perception l’a remplacé par un chant intérieur différent, plus juste. En ce sens, nous pouvons réaffirmer qu’il est l’analogon du chant réel que l’on vise dans la perception.

  1. Chant intérieur et chant réel se nourrissent l’un l’autre aux différents moments du temps.

Mais si dans la perception la conscience vise un objet présent, que vise l’analogon ? Reprenons les propos que Sartre tient à propos de l’image : « Nous dirons […] que l’image est un acte qui vise dans sa corporéité un objet absent ou inexistant, à travers un contenu physique ou psychique, qui ne se donne pas en propre mais à titre de « représentant analogique » de l’objet visé »[3] et plus loin il précise que « le premier lien posé entre l’image et le modèle est un lien d’émanation. L’original a la primauté ontologique »[4]. Retenons ici trois idées : celle de la corporéité, de l’absence de l’objet visé, et de la primauté de l’objet original. Le chant intérieur possède en effet une corporéité, car j’ai comme l’impression de l’entendre réellement en moi, présent à la manière d’une évidence. L’objet qu’il vise est une note que j’ai entendue ou dans notre cas, une note que je veux produire,  en ce sens il est absent. Sartre parle ensuite d’une émanation et de la primauté de l’objet original. Comme le suggère l’étymologie grecque du terme analogon, il y a une proportionnalité entre les deux objets qui est une proportionnalité dans l’intensité de présence. Mais l’objet original a la primauté ontologique parce que sans lui, aucun chant intérieur ne se serait sans doute présenté. Nous pouvons comprendre cela à travers la simple expérience de pensée suivante : un homme qui serait sourd de naissance n’entendrait certainement aucun chant intérieur parce qu’il faut avoir entendu des sons pour pouvoir les posséder dans un chant intérieur. De même un enfant né dans une famille de musicien entend sans doute un chant intérieur plus riche qu’un enfant qui n’a que des contacts épisodiques avec de la musique. Le chant intérieur est un acquis perfectible. Prenons la dimension auditive. Le musicien peut former son oreille à entendre de plus en plus finement jusqu’à parfois entendre systématiquement le nom des notes quand il entend de la musique : c’est le cas de l’oreille absolue[5]. Certains musiciens vous diront même qu’il est possible de recréer intérieurement un accord que l’on n’a jamais entendu en partant seulement du chant intérieur. Ce devait être le cas de Beethoven, lorsqu’il composait malgré sa surdité : son chant intérieur était à tel point riche que sa surdité n’entravait pas sa composition. Cependant, il ne serait sans doute pas devenu Beethoven si sa surdité avait été de naissance car il n’aurait pas eu d’oreille intérieure développée On pourrait donc postuler une indépendance finale du chant intérieur par rapport à la perception. Mais ce n’est pas ici notre propos et retenons seulement qu’en tant qu’émanation, le chant intérieur est le corrélat de l’objet sensible. Il y a alors comme un cercle ininterrompu : perception-chant intérieur-production d’un son perceptible.

  1. Le chant comme intermédiaire possible entre le chant intérieur et le son réel.

C’est cette correspondance entre le son réel et le chant intérieur qui importe. En effet, au violoncelle ce chant intérieur va permettre de définir les contours de l’objet sensible. Nous visons la note juste en fonction du chant intérieur qui est son corrélat. Mais comment établissons-nous un lien précis entre ces deux phénomènes de nature différente ? Il est a priori impossible d’établir une quelconque comparaison entre deux genres différents. En ce qui concerne la pratique musicale, nous n’irons pas jusqu’à dire que c’est impossible mais nous affirmerons qu’il est préférable de chanter le chant intérieur pour que celui-ci ait une efficacité sur le chant réel. L’instrumentiste peut d’ailleurs faire l’expérience suivante : si je joue directement une note elle ne peut pas être d’emblée juste. En revanche, si je l’entends intérieurement mais plus encore si je la chante, je la vise de manière plus directe et il y a de fortes chances pour qu’elle soit plus juste. Chanter sert donc à agir dans le réel, et non pas à étoffer le chant intérieur qui s’est de toute façon pleinement donné. La présence du chant intérieur est donc la condition sine qua non du travail de la justesse, et par extension, de tout le travail de l’interprétation. Le chant joue alors le rôle d’intermédiaire entre chant intérieur et chant effectif et permet aux deux d’agir l’un sur l’autre. On peut alors se demander s’il est nécessaire de chanter juste pour jouer juste dans ce type d’instruments. Il semblerait que oui. On remarque d’ailleurs assez souvent que, s’il importe peu qu’un pianiste ou qu’un percussionniste chante juste, un violoncelliste qui chante faux risque de voir sa marge de progrès limitée. L’absence de précision du chant intérieur, voire sa fausseté biaise totalement l’interprétation et limite certainement la compréhension du sens de la musique. En effet, comme nous le verrons plus loin il y a un lien entre la justesse et la compréhension du sens de la musique.

  1. Le chant intérieur est immanent au mouvement.

C’est le fait que le chant intérieur soit tridimensionnel qui lui permet d’agit directement dans l’interprétation. Bien que la dimension auditive soit plus évidente il est aussi image visuelle (on visualise où se situe la note sur la partition que l’on est en train de jouer) et enfin, en un mouvement kinesthésique (je répète le mouvement plusieurs fois pour le « sentir »). Ainsi donc, chanter, c’est déjà viser un mouvement précis. C’est ensuite la réalisation de ce mouvement qui permet de faire l’expérience du corps vivant. Mon corps est l’interface avec le monde, il est le point zéro à partir duquel le monde se déploie et prend sens comme dirait Merleau-Ponty. Dans la pratique musicale, le mouvement précis de la main sur le manche est ce qui rend possible la justesse. C’est à partir du mouvement du corps que l’on peut donner sens à ce que l’on joue. Mais pour donner sens on a besoin de cette  « intentionnalité motrice » qu’est le chant intérieur, rendue plus claire par le chant effectif.  Au cours de sa réflexion sur le corps, Merleau-Ponty  appelle « fond »[6] le fait d’accomplir un mouvement et d’en avoir conscience et il ajoute que « le fond du mouvement n’est pas une représentation associée ou liée au mouvement lui-même, il est immanent au mouvement, il l’anime et le porte à chaque moment, l’initiation cinétique est pour le sujet une manière originale de se référer à un objet au même titre que la perception ». De même nous pouvons considérer le chant intérieur, manière spécifique de se rapporter au son, comme un fond sur lequel se déploie le mouvement. Nous pouvons alors dire qu’il est également immanent au mouvement même et donc, que le chant intérieur a une dimension kinesthésique.

Différent de la perception, le chant intérieur est l’analogon du son réel qui va permettre, plus précisément encore lorsque je le chante, d’être le guide de mon travail, mais aussi d’être mon travail même puisqu’il est immanent au mouvement. C’est donc en écoutant ce chant intérieur et en visant la plus parfaite adéquation possible entre chant intérieur et chant réel que l’on rend possible la justesse. Il s’agirait presque de les rendre tellement proches l’un à l’autre qu’ils en deviennent les deux faces d’une même réalité.

 

  1. L’attention à la justesse se révèle être une attention au chant intérieur.

 

Mais la condition pour qu’ils deviennent les deux faces de la même réalité et plus encore pour que le chant intérieur rende possible la plus grande justesse, c’est l’écoute. Cependant écouter le chant intérieur demande une attention particulière et nous allons essayer de comprendre ce ressort.

  1. La direction du mouvement donnée dans le chant intérieur est le motif qui permet l’attention à la justesse.

Tous les élèves ont entendu à un moment ou à un autre : « soit attentif, cesse de te laisser distraire » et si on ne leur a pas expliqué comment, ils se sont retrouvés bien déconfits devant cette injonction. L’instrumentiste a en effet : des yeux qui regardent une partition, une main droite qui mène l’archet, une main gauche qui se meut sur le manche de l’instrument, des oreilles qui contrôlent si tout va bien et une pensée qui vagabonde parfois alors même qu’on est en train de jouer. Il s’agit donc de rester attentif à la justesse de sorte qu’elle soit une toile de fond toujours présente à la conscience. Nous allons ici nous intéresser aux caractéristiques de l’attention sensorielle passive dérivée[7] dont parle William James et nous arrêter sur les définitions successives qu’il en donne. Nous n’hésiterons donc pas à citer de longs passages pour plus de clarté. James dit donc : « l’attention sensorielle passive est dérivée lorsque l’impression sans être forte ou de nature spontanément intéressante pour notre instinct, est liée, grâce à une expérience antérieure ou à l’éducation, à des choses qui le sont. On peut appeler ces objets les motifs de l’attention. Ils confèrent à l’impression un intérêt, celle-ci peut même se fondre avec eux en un objet complexe et unique ; il en résulte qu’elle se trouve portée à l’attention. »[8] Cette définition est intéressante pour nous en raison de plusieurs points. D’abord, il nous faut remarquer que la justesse en soi n’est pas un phénomène intéressant. Il est extrêmement rébarbatif de travailler spécifiquement la justesse, ce à quoi l’on s’emploie dans de nombreuses études, et pourtant, c’est un passage nécessaire car tout se joue autour de cela. Les études nous apprennent à faire volontairement l’effort d’être attentif à la justesse. Mais dans une œuvre où d’autres paramètres s’ajoutent, il nous faut des motifs plus puissants pour prêter attention à la justesse. Quels sont-ils ? Les motifs qui nous poussent à jouer juste sont que sans cela, l’œuvre perd son sens. En effet, jouer faux, même très peu, c’est modifier la hauteur du son par rapport à ce qui est écrit et ainsi faire perdre son sens à l’œuvre. A l’inverse il faut avoir compris le sens de l’œuvre pour la jouer juste. On peut dire qu’au fur et à mesure du travail, on joue plus juste et on comprend mieux l’œuvre. Ainsi, persévérer dans un jeu faux, c’est manifester une absence d’oreille et une incompréhension du sens de la musique. Les motifs de la justesse sont donc le sens bien compris de l’œuvre. Justesse et sens de l’œuvre se fondent donc l’un dans l’autre et l’on peut dire à la suite de James que les motifs  peuvent se fondre avec  l’impression. Ainsi, comprendre les motifs permet de travailler à jouer toujours plus juste.

  1. L’attention demande un effort qui est l’effort à clarifier le mouvement, et donc le chant intérieur.

Cependant, même lorsque les motifs sont présents, il demeure que jouer juste demande un effort. Pourquoi ? James dit à propos de cela : « Nous l’éprouvons [l’effort résolu] dans la sphère sensorielle toutes les fois que nous cherchons à saisir une impression d’une extrême ténuité, qu’elle concerne la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat ou le toucher ; nous l’éprouvons  encore lorsque nous cherchons à distinguer une sensation noyée dans une masse de sensations qui lui sont semblables ; nous l’éprouvons chaque fois que nous résistons à l’attraction exercée par des stimuli plus puissants et que nous maintenons notre esprit fixé sur un objet dépourvu d’attrait naturel.»[9]  La justesse se présente bien évidemment comme une impression ténue. Cependant, plus on progresse, plus l’oreille perçoit finement la différence entre le faux et le juste, jusqu’à ce que ce ne soit qu’une différence infime (au violoncelle, il s’agit parfois pour passer du faux au juste de tourner simplement légèrement le doigt et non pas même de le déplacer). De plus, une multitude de sensations vient s’ajouter : il faut veiller à ce que la main droite ne se crispe pas sur l’archet, que le bras ne se contracte pas, que le pouce sous le manche soit libre et détendu… On fixe donc l’esprit sur le paramètre de la justesse malgré cette multitude de stimuli périphériques mais néanmoins également centraux. Puis, d’autres stimuli extérieurs à la pratique de l’instrument viennent s’ajouter : ce sont les événements mondains qui continuent de se dérouler (on ne travaille pas seul dans une pièce vide). C’est cet effort à fournir qui fait, qu’à la fois il faut apprendre aux enfants dès le début à être attentif à la justesse, mais que c’est également eux qui auront le plus de mal à faire l’effort. Ils sont en effet plus réceptifs que des adultes aux injonctions du monde. On touche alors avec à la notion d’effort, au lien intime qui unit l’esprit et le corps sur lequel nous n’insisterons pas, mais qu’il est bon de mettre en avant. On ne peut pas dire que l’esprit commande au corps, il y est tout entier investi puisque le chant intérieur est immanent au mouvement. Cependant, l’esprit est facilement détourné de la justesse.

  1. C’est parce que le chant intérieur est prépercevant que l’effort renouvelé est possible.

Jouer juste c’est donc composer avec cette inattention dans l’écoute du chant intérieur. James ajoute plus loin : «L’état d’attention volontaire ne peut être maintenu pendant quelques secondes à la suite. Ce qu’on appelle attention volontaire soutenue est la répétition d’efforts successifs visant à ramener le sujet devant l’esprit. […] Pendant tout ce temps, remarquez que ce n’est pas sur un objet au sens psychologique que se fixe l’attention, mais sur une suite d’objets liés entre eux et formant un seul thème. Il est impossible de prêter attention de façon continue à un objet qui ne change pas.»[10] Il s’agit donc de renouveler en permanence l’effort d’attention à la justesse. A cause de cela, une œuvre ne peut pas être de part en part juste. En effet, parler du renouvellement permanent de l’effort, c’est supposer qu’il y a des moments où l’on omet de revenir à la justesse et ainsi, l’on remarque que même les plus grands interprètes ne jouent pas juste en permanence. Le motif de ce renouvellement de l’effort, c’est le fait que toutes les notes soient liées en un seul thème selon une direction précise. Il nous faut alors faire la distinction entre la direction, et le sens d’une œuvre. Pour nous, la direction est un rapport logique entre les notes ou les phrases musicales : le rapport dominante/ tonique par exemple, ou bien arsis/ thesis… Le sens est un point de vue sur l’œuvre, variable, donné par l’interprète en fonction de son vécu propre. Nous revenons alors à la notion de motifs abordée plus haut dans la mesure où la conscience d’un sens de l’œuvre amène une dimension temporelle qui va de pair avec l’effort d’attention. L’instrumentiste ne peut jouer juste que quand il connaît le déroulement du mouvement qu’il va jouer. En effet, les notes entretiennent des relations d’intervalle et lorsque je travaille, je ne cherche pas à jouer juste un si, puis un mi, mais un mouvement qui porte le si vers le mi. Le présent prend sens en fonction du futur. James remarque d’ailleurs qu’une « pensée anticipatrice » est toujours présente lorsqu’il y a attention. Il nomme ce «phénomène de représentation dans l’imagination de l’expérience à venir » selon le terme de Lewes : « préperception ». Comme nous l’avons vu, cette préperception permet de travailler le mouvement juste. Ainsi l’on peut affirmer que « la préperception représente la moitié de la perception que l’on cherche. » James ajoute ensuite : « Bref, les seules choses que nous voyons généralement sont celles que nous prépercevons, et les seules choses que nous prépercevons sont celles qui ont été étiquetées pour nous et dont notre esprit porte la marque.»[11] Cela nous rappelle alors l’idée d’émanation dont nous avions parlé plus haut et qui est rendu plus sensible en raison même de la nature de la production du son au violoncelle.  Il nous a fallu entendre l’intervalle si=>mi (au piano par exemple) pour pouvoir l’entendre intérieurement de manière prépercevante et ensuite, il a fallu le prépercevoir pour pouvoir le jouer réellement. La justesse est donc rendue possible par la vision prépercevante qui s’exprime dans le chant intérieur.

  1. Etre attentif à la justesse c’est renforcer le lien analogique entre le chant intérieur et le chant réel pour en faire deux facettes du même phénomène.

Il s’agit donc de rendre toujours plus claire la direction donnée par le chant intérieur pour pouvoir maintenir l’effort. Mais il peut y avoir un lien encore plus étroit entre le chant intérieur et l’effort. Rapportons-nous encore à James qui forge l’idée de « l’excitation idéationnelle du centre cérébral ». Il dit à son propos : « L’effort pour porter l’attention à la zone périphérique de l’image n’est ni plus ni moins que l’effort pour former une IDEE aussi claire que possible de ce qui est représenté dans cette zone. L’idée doit venir au secours de la sensation et la rendre plus distincte. Elle peut venir avec un certain effort et cela constitue la partie restante de ce que nous appelons la « tension » de notre attention dans ces conditions. »[12] Ainsi pour nous, l’effort pour porter attention à la justesse est l’effort qui consiste à se former une idée aussi claire que possible du sens du mouvement, sens qui est donné par le chant intérieur. Dans la mesure où le chant intérieur est immanent au mouvement, le violoncelliste clarifie son chant intérieur lorsqu’il clarifie le mouvement à accomplir. Au niveau pratique, nous pouvons dire que lorsque le violoncelliste travaille le mouvement si=>mi, il ne cherche pas seulement à fixer un déplacement physique, mais il est en train de clarifier le chant intérieur immanent au mouvement. Le chant intérieur est donc nécessaire à l’attention à la justesse. Pour être attentif à la justesse il faut entendre juste, et travailler à faire du chant intérieur et du son réel, les deux facettes du même phénomène. En affirmant cela on va donc plus loin que James dans le lien que nous établissons entre le son réel, le chant intérieur et l’effort d’attention. En effet il dit que « la mobilisation de toute l’énergie de la cellule cérébrale nécessite la coopération de ces deux facteurs : on prête vraiment attention et on perçoit un objet non lorsqu’il est simplement présent, mais lorsqu’il est présent à la fois physiquement et dans notre imagination. »[13] . Pour nous c’est plus qu’une coopération, il s’agit de renforcer en permanence l’analogie.

Grâce à l’étude de l’attention telle que comprise par James, nous avons pu mieux comprendre comment nous nous rapportions à la justesse par l’écoute toujours renouvelée du chant intérieur. On ne peut pas travailler la justesse sans être attentif au chant intérieur. En ce sens, la justesse n’est pas seulement rendue possible par l’écoute du chant intérieur : elle est la clarification du chant intérieur.

 

  1. La clarification du chant intérieur doit être un habitus.

Mais nous avions vu que cette clarification était un effort renouvelé, et donc faillible. Pour diminuer cela, il s’agit de créer un habitus, qui permettra ensuite d’aller au-delà de la justesse. Mais sur quoi se porte cet habitus étant donné que l’instrumentiste se retrouve toujours face à des situations nouvelles ?

  1. L’habitus à créer est celui d’entendre l’écart entre le son juste et le son faux.

Comment se déroule le travail d’un mouvement ? Il y a une succession de trois événements dans le temps, qui ont l’attention pour toile de fond : j’entends que c’est faux, je m’arrête, je corrige. Nous remarquons tout de suite qu’il ne suffit pas d’entendre, le travail commence lorsque l’on sait s’arrêter. Il s’agit alors de ne pas tomber dans deux tendances opposées : laisser faire laisser passer, et  s’arrêter pour la moindre imperfection. Il faut donc inclure une marge d’approximation dans le travail pour ne s’arrêter que lorsque cela est nécessaire au bon déroulement des choses. S’arrêter de manière récurrente pour presque rien serait au contraire se bloquer à la seule justesse alors qu’il est dans sa nature même d’impliquer un dépassement. Enfin, il s’agit de corriger en accomplissant le mouvement juste. Cette dernière dimension est celle qui fait le plus objet de répétitions. On aurait tendance à dire que l’habitus se situe là : dans la répétition d’un même mouvement pour « l’imprimer » en quelque sorte dans notre corps. Or, de nombreuses objections s’opposent à cette idée. En effet, si l’habitus se situe là, alors il nous faut recréer autant d’habitus qu’il y a de mouvements différents dans tous les morceaux que l’on interprète ? De même, cela veut-il dire qu’une fois l’habitus acquis, il l’est une fois pour toute ? N’a-t-on pas au contraire l’impression de repartir toujours de presque rien ? En effet, travailler la justesse ne se fait pas selon un progrès continu car on fait toujours des petites rechutes et un passage qui était bien un jour peut poser problème le lendemain. Pourquoi ? Parce que le vécu du lendemain sera différent, que je ne serais peut être plus dans les mêmes conditions qui faisaient que la veille j’avais enfin réussis à le jouer correctement. L’habitus n’est donc pas dans le mouvement. Au contraire, nous pensons que l’habitus que l’instrumentiste tente de créer dès son plus jeune âge, et de conserver toute sa vie, c’est la conscience de l’écart entre le son juste et le son faux et d’y réagir par l’habitude de l’arrêt. La conscience de cette différence doit être comme une seconde nature, structure structurante pour le travail même.

  1. L’habitus est une injonction intérieure.

Pour étudier ce qu’est l’habitus, on part d’une loi universelle qui dit que le caractère fondamental de l’être, est la tendance à persister dans sa manière d’être. Introduire un habitus, c’est à la fois utiliser et perturber cette loi. J’apprends à m’arrêter dans mon travail, c’est-à-dire à rompre cette loi, pour pouvoir ensuite m’arrêter systématiquement quand c’est nécessaire, c’est-à-dire appliquer cette loi. Ravaisson dit dans De l’habitude[14], « plus l’être vivant a répété ou prolongé un changement qui a son origine en lui, plus encore il le produit et semble tendre à le reproduire. Le changement qui lui est venu du dehors lui devient donc de plus en plus étranger ; le changement qui lui est venu de lui-même lui devient de plus en plus propre. La réceptivité diminue, la spontanéité augmente ». Le « en lui » revêt ici toute son importance parce qu’au début de l’apprentissage, le changement vient du dehors. C’est le professeur qui arrête l’élève et lui fait prendre conscience qu’il est en train de jouer faux, pour ensuite lui apprendre à s’arrêter lui-même. Or, si le professeur ne fait pas se transformer cette injonction extérieure en un habitus intérieur à l’élève, celui-ci ne pourra pas progresser. Il ne sera pas autonome mais toujours dépendant de son professeur. L’attention portée à ce qu’il joue sera moindre, tout le processus du travail est perturbé. L’habitus est donc au centre même du travail. En ce sens, l’habitus n’est pas non plus l’habitus de l’attention en raison du simple fait que l’attention ne peut être maintenue de façon continue, ce n’est pas non plus l’habitus du mouvement qui dépend trop du contexte extérieur, ainsi de notre état physique et mental du moment, mais c’est bien l’habitus de la conscience d’un écart entre le son juste et le son faux. A cela doit s’ajouter une habitude : l’arrêt du travail. Cependant on ne peut pas non plus faire de scission entre l’arrêt et la correction du mouvement parce que, comme nous l’avons vu, si j’ai entendu que c’était faux, c’est parce que j’avais une idée de  comment cela pouvait être juste et donc que je suis  susceptible de bien corriger. En cela, comme dit Ravaisson, « l’action et la réaction  se confondent en un seul et même acte »[15]. J’accomplis donc un premier effort qui est celui de s’arrêter pour en enclencher un autre plus important qui est celui d’infléchir mon mouvement dans une autre direction, plus ou moins aisée. En effet, même si s’arrêter constitue déjà un effort, il est bien évident que l’effort plus grand est celui qui consiste à travailler la difficulté technique qui a partie liée avec la justesse. En effet, la difficulté n’est pas dans l’accomplissement d’un grand écart entre deux notes, ou dans le fait de jouer des accords plus ou moins difficiles, mais dans le fait de jouer juste. L’action de s’arrêter demande un effort, et la réaction de corriger en demande un plus grand, qui nécessite un travail à partir du chant intérieur.

  1. L’habitus permet une plus grande liberté parce que c’est l’habitus de l’arrêt et non du mouvement.

Il est fondamental d’acquérir cet habitus suite auquel l’action et la réaction se confondent (même si nous donnons un prima à la réaction). En effet, même si on a l’impression de travailler toujours la justesse à partir de rien, on créé par l’habitus dont nous venons de parler, une facilité, dans laquelle réside le progrès. L’effort de s’arrêter qui en résulte, mais aussi par effet, l’effort du mouvement, diminueront par la répétition. C’est ainsi que l’instrumentiste acquiert de la rigueur dans son travail et de la souplesse dans son travail. C’est par l’exigence du détail que l’instrumentiste s’ouvre des possibilités infinies de finesse et de délicatesse dans son interprétation.  On entre alors dans une troisième phase de l’habitus. Celle-ci a deux faces et elle met en jeu la liberté même de l’interprétation. En effet, développer un habitus, c’est savoir tracer un chemin dont les contours sont clairement définis, pour pouvoir ensuite acquérir toute la liberté possible au sein de ce chemin. S’arrêter, jouer juste devient un besoin. Ravaisson dit à ce propos : « D’un autre côté, à mesure que dans le mouvement l’effort s’efface et que l’action devient plus libre et plus prompte, à mesure aussi elle devient davantage une tendance, un penchant qui n’attend plus le commandement de la volonté, qui le prévient, qui souvent même se dérobe entièrement et sans retours à la volonté et à la conscience. » S’arrêter est de moins en moins un effort et de plus en plus une puissante injonction intérieure car cela résulte d’un habitus, et par ricochet, le mouvement à accomplir est facilité et il y a un évident progrès technique et une plus grande liberté. La liberté vient du fait que l’injonction est libre car elle répond au vouloir. L’action est toujours volontaire même si la volonté est plus effacée, et qu’elle laisse place à la spontanéité. Ravaisson dit également : « la volonté en général suppose l’idée de l’objet »[16]. En cela nous rejoignons notre idée de chant intérieur et nous pouvons faire une jonction de plus entre jouer juste et être attentif au chant intérieur. En effet, nous avons vu que jouer juste c’était avoir volontairement enclenché un habitus puis une habitude : celle de s’arrêter quand on entendait que c’était faux. Pour pouvoir exercer cette volonté il fallait donc entendre le chant intérieur.

En ce sens, c’est lui qui permet l’exercice de la volonté de s’arrêter, et donc la possibilité de travailler la justesse. Cela manifeste l’idée que le chant intérieur est la condition de la justesse.

 

Conclusion.

A travers notre réflexion nous avons pu nous rendre compte qu’on ne pouvait considérer le travail de la justesse sans se rapporter à ce que pouvait être le chant intérieur. Ainsi, c’est en analysant ce qu’il pouvait être essentiellement que nous pouvons mieux comprendre les enjeux soulevés dans le travail de la justesse. Le chant intérieur ne peut être considéré comme un simple objet de l’imagination, ni même comme une copie de la réalité. Il entretient un lien essentiel avec le son réel dont il émane d’abord, et qu’il peut rendre possible ensuite sous une autre forme (ici, la production du son au violoncelle). Cependant, il serait bien inutile s’il demeurait dans la sphère intérieure et qu’il ne pouvait rencontrer le son effectif. Or, il est utile et pour jouer juste on s’y rapporte sans arrêt. En effet, il n’est pas seulement intérieur : il est immanent au mouvement de sorte que jouer juste c’est clarifier le chant intérieur. De plus, on a la possibilité de l’utiliser en y revenant autant de fois que l’on en a besoin quand on le chante. Chanter permet d’établir une comparaison entre le chant intérieur et le son effectif, et permet même de modifier le son effectif selon le chant intérieur. Tout le travail manifeste alors un retour permanent au chant intérieur et une attention renouvelée à l’écoute du chant intérieur. Dans le long terme, il s’agit bien là d’un habitus à enclencher afin de prendre l’habitude de s’arrêter dès que l’on entend que c’est faux pour pouvoir corriger. Grâce à cet habitus l’instrumentiste peut avancer et renforcer le lien entre le chant intérieur et le son réel, faire en sorte qu’ils soient tous les deux la manifestation d’une même réalité que l’on vise : la justesse. On ne peut considérer cette réalité  uniquement selon l’un des deux angles : uniquement selon le chant intérieur, ou ce que l’on fait plus couramment : uniquement selon le son effectif.

Cependant, il nous faut à présent rouvrir notre réflexion en revenant plus profondément sur un aspect que nous avons abordé : la donation de sens. Pour nous, le chant intérieur était la preuve d’une compréhension de l’œuvre dans la mesure où il était prépercevant et que la justesse elle-même montrait une compréhension de la direction de l’œuvre. Or, dans quelle mesure pouvons dire que nous avons compris une œuvre ? La préperception est nécessairement subjective car tout le monde ne perçoit pas le sens de l’œuvre de la même manière. On peut constater cela en écoutant simplement la multitude d’interprétations qui sont faites des six Suites de Bach pour violoncelle. Beaucoup peuvent nous paraître justes même si elles ne vont pas toutes dans la même direction. Cela veut il dire qu’il n’y a pas une vérité énoncée dans l’œuvre d’art mais des vérités qui peuvent aller dans des sens contraires ? Il ne pourrait y avoir alors de donation de sens authentique et ce pourrait être alors la porte ouverte à un relativisme. Or, nous avons l’intuition qu’il y a des interprétations plus justes que d’autres et que justement, il y a une ligne directrice dont on ne peut trop s’éloigner. Il faudrait alors supposer que la direction donnée dans le chant intérieur est un profil donné sur la même réalité. La justesse se révèlerait alors être un facteur essentiel dans la restitution du texte nécessaire à sa reconnaissance. Jouer juste c’est être au plus près du texte, et donc, renforcer la possibilité d’une interprétation juste.


Plan :

En quoi la justesse pour le violoncelliste n’est rendue possible que par l’écoute d’un chant intérieur,  horizon qu’il importe de toujours viser ?

 

Introduction

  1. Le chant intérieur comme analogon du chant réel.
    1. Rapide aperçu de ce qu’est le chant intérieur à partir de la notion d’image chez Sartres.
    2. Le chant intérieur est différent d’une perception.
    3. Chant intérieur et chant réel se nourrissent l’un l’autre aux différents moments du temps.
    4. Le chant comme intermédiaire possible entre le chant intérieur et le son réel.
    5. Le chant intérieur est immanent au mouvement.

 

  1. L’attention à la justesse se révèle être une attention au chant intérieur.
    1. La direction du mouvement donnée dans le chant intérieur est le motif qui permet l’attention à la justesse.
    2. L’attention demande un effort qui est l’effort à clarifier le mouvement, et donc le chant intérieur.
    3. C’est parce que le chant intérieur est prépercevant que l’effort renouvelé est possible.
    4. Etre attentif à la justesse c’est renforcer le lien analogique entre le chant intérieur et le chant réel pour en faire deux facettes du même phénomène.

 

  1. La clarification du chant intérieur doit être un habitus.
    1. L’habitus à créer est celui de s’arrêter quand c’est faux.
    2. L’habitus est une injonction intérieure.
    3. L’habitus permet une plus grande liberté parce que c’est l’habitus de l’arrêt et non du mouvement.

Conclusion

 

 


Bibliographie :

–          ANSERMET Ernest, Les fondements de la musique dans la conscience humaine et autres écrits, Turin,  Lafond, coll. Bouquin, 1961, 2000

–          JAMES William, Précis de psychologie, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 1892, 2003.

–          MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Mesnil-sur-l’Estrée, Gallimard coll. Tel, 1945, 2006.

–          MIALET Jean-Paul, L’attention, Paris, Puf, coll. Que sais-je, 1999.

–          RAVAISSON Félix, De l’habitude, Paris, Allia, 1838, 2007.



[1] Ernest Ansermet, Les fondements de la musique dans la conscience humaine et autres écrits, Turin,  Lafond, coll. Bouquin, 1961, 2000, introduction p.305

[2] SARTRE Jean-Paul, L’imaginaire, Mesnil-sur-l’Estrée, Gallimard coll. Folio essai, 1940, 2005, p.21

[3]Ibid, p.46.

[4] Ibid p.53.

[5] Bien qu’il s’agisse là d’un phénomène plus complexe qui demanderait un approfondissement plus important.

[6] MERLEAU-PONTY Maurice,  Phénoménologie de la perception, Mesnil-sur-l’Estrée, Gallimard coll. Tel, 1945, 2006.

 

[7] JAMES William, Précis de psychologie, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 1892, 2003.

[8] Ibid p.176

[9] Ibid p.178

[10] Ibid p.179

[11] Ibid p.188-190

[12] Ibid p.186

[13] Ibid p.188

[14] RAVAISSON Félix, De l’habitude, Paris, Allia, 1838, 2007, p.15.

[15] Ibid p.21.

[16] Ibid, p. 53