Entretien avec Yom, Clarinettiste

(05.07.2015, fait par Ellen Moysan à Paris, France)

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http://www.yom.fr/

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Tout d’abord je voudrais dire que je suis très contente de pouvoir te rencontrer, je suis ton travail depuis longtemps, il est très original, et il apporte donc une contribution d’autant plus originale à ma recherche. Pour le dire en quelques mots, je travaille sur la question du « chant intérieur », cette musique que l’on entend en soi et que l’on essaye d’exprimer par son instrument, que ce soit à partir d’une partition (interprétation) ou de soi-même (composition, improvisation). Si je te parle de chant intérieur, qu’est-ce que tu comprends ?

Pour moi ce serait de l’ordre de la pré-composition : cette mélodie qui vient dans la tête avant qu’on la joue. Le « chant intérieur » c’est un peu un récepteur sans l’émetteur.

Comment cela ?

Quand un son est produit physiquement il y a une émission de son d’un côté, et le cerveau qui la reçoit de l’autre. Avec le « chant intérieur » j’ai l’impression que c’est comme s’il y avait toute l’émission mais pas la réception puisque ce n’est pas une onde physique qui traverse l’espace. Le son est uniquement dans notre tête, comme si le cerveau créait le son lui-même

C’est quelque chose qu’on imagine ?

Hum… plutôt quelque chose comme un acouphène : à la fois de l’ordre de l’imagination et d’une blessure de l’oreille faisant que les récepteurs du son se mettent à entendre un son alors que rien n’est émis.

C’est une hallucination alors…

Exactement ! J’ai souvent ce genre de phénomène en fait. Avant, lorsque j’habitais un quartier plus agité qu’ici[1], j’avais souvent besoin de partir à la campagne pendant des périodes prolongées. Pendant une semaine j’entendais encore les klaxons et les sirènes de voitures ! Le contraste entre mon appartement parisien à côté d’un commissariat où l’on entendait les sirènes toute la journée, et le lot où il n’y avait pas un bruit produisait ces hallucinations. Mon cerveau produisait les sons habituels de son environnement et j’entendais des sirènes de police pour de vrai au point d’avoir parfois l’impression de devenir fou.

Ah oui je comprends ! Je crois qu’Oliver Sachs en parle dans son bouquin Musicophilia. Donc dans le « chant intérieur » on retrouve ce fait de mémoriser des sons et de les réentendre…

Oui. Ainsi que d’entendre spontanément des choses. En tout cas, en ce qui me concerne, j’ai en permanence des mélodies dans la tête.

En permanence ?!

En permanence. Parfois ce sont des choses sans aucun intérêt. La musique est en moi depuis que je suis petit : je fais de la clarinette depuis que j’ai 5 ans, et je me souviens toujours de ma mère qui sifflait ou chantait tout le temps à la maison. Du coup j’ai un truc qui sonne, totalement monophonique (j’ai besoin de passer plusieurs heures sur un clavier pour harmoniser les mélodies).

Qu’est-ce que c’est ?

Parfois ce sont seulement des choses clarinettistiques : les petites choses, les ornements, les trucs à tendance balkaniques. Parfois ce sont des mélodies qui sortent de nulle part… au point de me dire parfois « zut je dois l’avoir déjà entendu et c’est un plagiat ». Quand je composais « Moïse » dans Le silence de l’exode, je me suis tapé un trip total : j’étais sûr que c’était la chanson « video games » de Lana del Rey.

J’en étais sûr. J’ai cherché cette chanson partout mais je ne me souvenais ni du nom de la chanson ni du nom de la chanteuse. Puis j’ai fini par la retrouver… et ça n’avait absolument rien à voir ! Plus tard j’ai appris que le « vidéo games » avait fait un scandale parce que c’est un plagiat absolu d’un chant traditionnel grec.

J’avais dû faire une connexion inconsciente entre cet épisode et ma peur de plagier en composant.

Je comprends cette peur de plagier. Si le chant intérieur est spontané il y a deux possibilités : ou il faut présupposer une imagination avec un matériel de base de sons que l’on a déjà en nous et qu’on organise, ou alors ce sont des souvenirs.

Pour moi les deux sont très liés. Ecouter de la musique fonctionne selon le même mécanisme que la lecture : lorsque je lis je ne me souviens pas de l’histoire, pas de ce que j’ai lu, mais je sais que ça m’imprègne et me modifie à un niveau quasi cellulaire. Lire un livre me change au point d’avoir  l’impression de devenir quelqu’un d’autre.

Oui moi aussi.

La musique fonctionne aussi par imprégnation, reproduction. D’ailleurs je connais des musiciens, tu leurs joues un truc et hop ils te le rejouent directement. Tout le monde n’est pas comme ça bien sûr, je ne suis pas capable de cette reproduction instantanée par exemple. En revanche tout ce que j’entends m’imprègne, reste en moi. Cela se mêle tellement à mes propres mélodies que j’ai toujours peur de ressortir, malgré moi, des choses qui ont déjà été entendues ailleurs.

Ça fait d’autant plus peur que de nos jours il est très facile de retrouver un original s’il y a plagiat.

Oui. Mais l’inspiration et le plagiat sont deux choses bien distinctes.

Comment cela ?

Je ne saurais pas trop te dire.

Le plagiat on reproduit totalement et l’inspiration c’est quelque chose qui vient nous nourrir et s’intégrer à notre monde propre peut-être.

On pourrait dire ça oui. C’est sûr que j’avais la musique en moi. L’écoute monophonique, la création permanente est directement liée au fait que ma mère chantait et sifflait en permanence. Tout petit déjà je baignais dans un monde de mélodies… Pas spécialement d’harmonies.

Pourquoi ? On n’écoutait pas de musique chez toi ?

Si. Mais mes parents ne sont pas musiciens. Il n’y avait donc pas vraiment d’explication de ce qu’on entendait.

Qu’est-ce que vous écoutiez ?

Ma mère n’écoutait que du classique, mon père en écoutait aussi mais son truc c’était surtout le jazz et le free jazz.

Deux mondes relativement différents.

Oui. Moi j’étais un peu perdu dans tout cela. J’avais un amour absolu de la musique. Mais c’était quelque chose de confus, d’instantané : lorsqu’on écoute un quatuor de Bartók et qu’on a six ans, c’est de l’émotion pure mais on ne comprend pas. Pareil : quand on écoute John Coltrane à huit ans alors qu’on est en train de faire de la clarinette classique au conservatoire c’est quelque chose d’incompréhensible. On sent qu’il se passe quelque chose mais on ne sait pas quoi. Du coup j’ai l’impression que, dans tout ça, mon repère constant était la simplicité de cette mélodie monophonique chantonnée par ma mère. C’était le truc rassurant. C’est cela qui est resté.

Oui.

Lorsque des choses me passent par la tête maintenant, ce sont des choses assez simples. Je n’écris pas des choses compliquées. Je ne suis pas Olivier Messian.

Mais tu improvises pourtant.

Oui j’improvise. Mais ce n’est pas comme le travail de composition.

Comment ça ?

Le rapport à l’instrument change beaucoup de choses pour moi. Deux choses sont importantes : ce qui passe dans la tête, et ce qui passe instrumentalement. Le niveau instrumental apporte beaucoup de choses parce qu’il comprend quelque chose de l’ordre du réflexe physiologique.

Du digital.

Oui. C’est d’autant plus profond que je joue de cet instrument depuis que j’ai cinq ans. Tu imagines !

Il fait partie de toi finalement.

Oui. Même si cela ne veut pas dire que je puisse chanter tout ce que je joue.

Je comprends. Il y a quelque chose de direct qui va de l’instrument au son sans forcément passer par toi, parce que tes gestes sont automatiques. J’aimerais bien que tu me décrives un peu ce que tu entends : ces chants monophoniques, ce sont des notes ? Tu as l’oreille absolue ?

Non. Je n’entends pas des notes. Enfin si… mais c’est plutôt l’oreille relative qui compte. La clarinette est un instrument à transposition donc c’est un peu un cas particulier. Je peux entendre les bonnes notes mais transposées. J’ai l’oreille absolue à la clarinette si tu veux : si j’écoute n’importe quoi à la clarinette j’entends toutes les notes, mais c’est moins évident avec d’autres instruments.

Tous ?

Disons que le sax est plus facile pour moi mais je n’entends pas vraiment les notes avec d’autres instruments.

C’est marrant, je ne pensais pas que l’oreille absolue était si liée à l’instrument. Je savais surtout que c’était une question de mémoire.

Oui ça l’est. Mais moi je n’ai pas trop de mémoire. J’ai une bonne mémoire de la clarinette parce que j’ai passé ma vie à ça, mais ma mémoire de la musique en générale est un peu bizarre. Je ne trouve pas que ce soit un problème ; ça m’aide à faire le type de travail que je fais, moi.

Avoir moins de mémoire doit permettre de faire moins de citations par exemple. J’imagine que c’est un peu la même chose qu’en philosophie. Je suis un peu comme toi, je lis beaucoup, j’enregistre le contenu mais pas forcément exactement ni d’où ça vient ni qui l’a dit. Je n’ai pas une mémoire précise, référencée… même si je retiens pas mal de trucs, c’est assez vague.  

J’aime beaucoup la philo, je lis pas mal de bouquins de philo parce que c’est ce qui m’inspire le plus musicalement.

Ah bon ???

Oui. J’ai du mal à écouter de la musique pour m’inspirer parce que j’ai l’impression d’en avoir écouté tellement que ça devient de l’écoute technique et analytique et m’empêche de me laisser aller. La philo est un autre domaine, un peu comme de la poésie…

Tous les philosophes n’écrivent pas vraiment comme des poètes malheureusement… il y en a qui sont franchement illisibles ! Tu lis quoi ?

Plutôt de la philo contemporaine. François Julien par exemple[2].

Sur l’orient donc.

Oui. Il est spécialiste du lien entre pensée occidentale grecque et pensée chinoise. Je le trouve intéressant parce qu’il produit un vrai décalage pour moi.

Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Et bien c’est comme si tu prenais de la matière brute et qu’on disait : « tu vois tu l’as toujours regardée comme ça, et bien maintenant tu dois la regarder d’une autre manière ». C’est de ça, de ce renouvellement, dont j’ai besoin pour continuer à créer et imaginer musicalement des choses. J’ai besoin de me décaler.

Donc pour toi le monde de la création musicale est imprégné, non seulement de la musique, mais aussi de la réflexion intellectuelle etc.

Oui. Contrairement à certains musiciens qui sont à l’intérieur de la musique comme des poissons dans l’eau, même si je vais me sentir comme ça avec ma clarinette qui est un prolongement de moi-même, je ne peux pas en dire autant de la musique.

Pourquoi ?

J’ai découvert l’harmonie à 17 ans, tard. Au conservatoire on ne m’en avait pas parlé.

Pourquoi ?

Au conservatoire on créé des petits virtuoses, on fait travailler la technique pure, ou alors l’émotion pure, on ne t’explique pas ce qu’il y a entre les deux. C’est bien après qu’on te dit : « maintenant je vais te montrer ce qu’est la musique, ce que ça raconte ». Parce qu’il est arrivé tardivement, alors que j’étais déjà relativement construit, le rapport à l’harmonie, pourtant quelque chose de très important dans la musique occidentale, ne fait pas vraiment pas partie de mon chant intérieur.

Comment ça ?

C’est quelque chose que j’ai besoin d’aller travailler, chercher, c’est beaucoup moins instinctif que l’instrument.

Comment se fait l’apparition d’une musique chez toi alors ?

Je dirais sous forme de mélodies, de textures, ou de structure. C’est assez vague. N’importe quoi peut venir nourrir ça y compris et surtout la philosophie où j’ai toujours l’impression limite de ne rien comprendre.

Je crois que personne ne comprend totalement ce qu’un philosophe veut dire et que l’important c’est de persévérer de toute façon !

On visite des zones de pensée, une partie de monde présenté dans un livre et que l’on n’aurait pas visité sans cette personne. On est un peu perdu.

Oui.

Si je lis Deleuze par exemple, il y a des fois où je ne comprends rien… mais le pire c’est peut être quand même Lacan !

Tu crois qu’il se comprenait lui-même ?

Pas sûr… ! C’est pour cela que j’adore écouter des types qui disent qu’ils ont tout compris chez Lacan et qui prétendent de l’expliquer clairement alors qu’en fait tu comprends encore moins.

Oui je trouve ça pas mal aussi !

Bref ! Ce que j’aime dans les lectures philosophiques, c’est qu’elles m’ouvrent des failles. Là où tu ouvres des failles, tu ouvres le chant intérieur.

Comment cela ?

Là où je comprends tout, où tout est clair, dans un roman policier où l’on comprend parfaitement l’intrigue parce que c’est très bien ficelé, je me sens sec.

Alors ce que tu appelles « failles », ce sont les choses qu’on ne comprend pas, qui ne sont pas évidentes ?

Pas vraiment. Ce sont plutôt ces parties du monde que l’on n’aurait pas découvertes sans ce qui nous fait les découvrir.

Est-ce que ce sont les mêmes « failles » que tu rencontres lorsque tu t’ouvres à des artistes de mondes différents, qui ouvrent un monde musical différent ?

Non. Lire a quelque chose de spécial qui touche directement ma musique. J’ai beaucoup utilisé François Jullien pour mon disque avec Wang Li par exemple ; « Silence transformation » est un titre qui provient d’un de ses livres.

De quelle manière ?

La rencontre avec Wang Li a ouvert cette faille.

Pourquoi ?

Lorsqu’on va vraiment vers l’altérité, qu’on est avec un autre tellement autre qu’on n’a plus la culture en commun qui fait qu’on ne fait plus d’effort pour se comprendre, on se tape dans le dos, on boit une bière et on croit qu’on a tout compris, je crois qu’on découvre des territoires nouveaux.

Oui.

En rencontrant Wang Li j’ai découvert des territoires que je n’aurais jamais explorés sans lui. Maintenant je n’ai plus besoin de l’exotisme de quelqu’un qui vient de l’autre bout du monde, je me rends compte que même avec mon voisin je peux avoir accès à un monde que je ne connaissais pas.

Bien sûr.

Laisser cette faille s’ouvrir par la rencontre de ce qui est différent demande juste de l’ouverture et de la curiosité.

Oui.

Je ne dis pas que je suis comme ça avec tout le monde : lorsque je prends le métro à heure de pointe je m’en fous un peu de mon voisin. Mais depuis cette enfance où j’étais baigné dans la musique (d’ailleurs la clarinette fait d’autant plus partie de moi que mon grand-père était clarinettiste dans les bals des mines du nord de la France), il s’est passé beaucoup de choses. Des failles se sont ouvertes. Parfois simplement au contact de la nature (rentrer à l’intérieur d’un paysage et au lieu de le considérer comme des petites parcelles de ce qui n’est pas encore maîtrisé par l’homme et son travail d’urbanisation). Les failles s’ouvrent de beaucoup de manières, dès que l’on rentre dans une chose qui nous bouscule et dans laquelle un espace inconnu s’ouvre. Créer une nouvelle mélodie est la preuve que tout n’est pas maîtrisé, qu’il reste de l’espace pour créer quelque chose. Exactement de la même manière que la campagne montre au citadin que tout l’espace n’est pas construit.

Ce que tu es en train de me dire, c’est que, certes il y a le chant, la mélodie, mais que c’est la construction de l’intériorité qui est à la base de la création.

Oui. Cela dit, ainsi que le montre François Jullien dans De l’intime[3], construire ce monde intérieur que l’on va ensuite partager à travers sa musique demande deux choses : nourrir son monde intérieur, mais aussi laisser l’extérieur entrer et rester dedans.

Il y a un double mouvement d’entrée et de sortie finalement.

C’est cela. Pour laisser ce chant intérieur exister, perdurer et avoir une place, il faut réussir à ouvrir sur la vraie extériorité, sur le différent, le lointain, l’étonnant.

Tu as appris d’autres langues que le français et l’anglais ?

J’ai vécu un peu à Taiwan et appris le mandarin.

Ah bon ? C’est amusant parce qu’en fait j’ai découvert ta musique précisément à Taiwan, en allant rendre visite à mon frère qui écoutait tes CDs à ce moment-là ! Tu habitais où ?

J’ai été dans plusieurs endroits : vers Tainan, Tao To, Taishung, un peu à Taipei mais pas beaucoup. Malheureusement depuis j’ai un peu oublié mon mandarin. J’ai fait de l’allemand mais je ne suis pas super bon en langues.

Pourtant tu as une ouverture naturelle vers d’autres cultures n’est-ce pas ? Ton nom est un nom israélien et il y a des chansons qui ont des noms en yiddish. Tu n’as jamais vécu en Israël par exemple ?

Non. Mon nom est un nom de scène. Par contre c’est vrai que ma mère est d’ « origine » juive (je dis d’origine parce que personne ne pratique dans la famille).

Sa famille est d’où ?

De Transylvanie. Mon père et du nord de la France. Par le côté juif j’ai été imprégné par Giora Feidman depuis tout petit mais la culture juive était assez lointaine.

Puis il y a eu un moment où j’ai ressenti le besoin de judaïser mon nom. J’ai pris « Yom », un surnom que j’avais déjà depuis longtemps… Je comprends le yiddish par l’allemand mais non, les langues ne font pas trop parti de mon univers.

La musique traditionnelle juive n’était pas présente dans ton univers ?

Non. On faisait juste kippour et Pessah avec mes cousins pas plus. Ma mère est d’une famille athée communiste. Ils ont quitté l’Europe de l’est militants communistes donc la religion était bannie.

C’est amusant que le spirituel ait été évacué parce que je trouve qu’il fait vraiment partie de la vie, en Chine par exemple, ce n’est pas séparé.

Oui mais justement, en Chine c’est plus une spiritualité, une manière d’être au monde, ce n’est pas une relation avec un Dieu tout puissant. La religion rejetée par les communistes est différentes. En URSS la religion était considérée comme l’ennemi, l’opium du peuple. C’est avec cette idée que mon grand-père a été élevé, comme beaucoup de juifs après la guerre. Puis je suis devenu clarinettiste klezmer, clarinettiste incontournable dans la milieu juif français, et j’ai fait faire un retour au judaïsme dans ma famille.

Tant mieux parce que la culture est extrêmement riche musicalement et que ça aurait été dommage de s’en priver ! Il y a de magnifique mélodies je trouve.  

Oui. C’est pour ça que la mélodie est si importante pour moi. Au fond ça devait être là. Je ne suis pas loin de penser qu’il y a des choses qui s’imprègnent à travers les générations et dont on hérite sans s’en rendre compte.

L’inconscient collectif…

Oui quelque chose comme ça. Mais bon je suis fils de psychanalyste donc ceci explique cela ! De toute façon il est clair que j’ai hérité de la musique par ma mère qui avait un rapport naturel à la mélodie, et par mon grand-père qui était un amoureux de musique, pianiste.

Donc on peut au moins dire qu’une sensibilité au son s’est transmise.

Voilà. Lorsque mon grand-père écoutait une balade de Chopin ça lui donnait les larmes aux yeux ! Il avait une sensibilité tout court je crois… le côté ashkénaze pas trop loin sans doute.

J’écoute beaucoup de musiques d’Europe de l’Est et je me suis toujours demandée : est-ce qu’en Transylvanie les musiques juives et tsiganes sont liées ?

Elles l’étaient oui. Maintenant elles ne sont plus parce que la musique juive n’existe plus là-bas.

Ta famille est d’où précisément ?

Mon grand-père qui est parti en 36 était de Satu Mare, proche de la Roumanie. C’est clair que ce sont des régions musicales dans le coin.

Oui. J’aime beaucoup.

L’amour de la mélodie, la surexpressivité, l’investissement physique dans la musique est très fort. Il y a des musiciens hallucinants là-bas, qui font tout à l’oreille produisent des motifs avec une complexité harmonique impressionnante.

Tu te sens lié à ces musiques-là ?

Oui. Je me sens indirectement dépositaire de ce chant-là. Lorsque je compose, j’ai d’ailleurs un rapport à la mélodie beaucoup développé que certains de mes contemporains qui sont pourtant dans des choses plus complexes et construites harmoniquement. La mélodie est fondamentale pour moi, j’ai toujours besoin qu’elle ne soit pas loin.

Elle est d’autant plus importante que dans ce type de tradition, un peu comme dans le jazz qui fonctionne par standards, on peut écouter la même mélodie de 10000 manières différentes.

Ce n’est pourtant pas la même chose que le jazz.

En quoi c’est différent ?

Contrairement au jazz ce n’est pas encore devenu une musique complexe. La musique traditionnelle ne s’est pas détraditionnalisée. La musique tsigane reste la musique des tsiganes de Roumanie, elle reste jouée principalement dans les mariages, elle n’a pas évolué vers la complexité conceptuelle mais s’est enrichie à force d’être jouée.

A force d’être jouée ou à force d’être mélangée ?

Pas forcément mélangée. Tout le monde pense que les musiques du monde c’est le mélange mais pas forcément. Ce n’est pas parce qu’un type a entendu un virtuose du djembé que, lorsqu’il est revenu en Roumanie, ça a été la révolution. Evidemment les choses se sont ouvertes, avec Youtube d’autres traditions se sont mélangées mais c’est anecdotique. Ces musiques se sont ouvertes mais elles étaient déjà ouvertes sur plein de choses.

De la musique « classique » par exemple ?

Oui. Brahms, Lizst, Bartock se sont inspirés de ces musiques qui, elles-mêmes, avaient réinterprété la musique savante à leur manière. Il y a toujours eu des échanges mais la musique est restée dans un contexte traditionnel dans le sens où elle a conservé un vrai rôle social. Le jazz, à part à NYC peut-être, n’a plus un rôle social. C’est devenu principalement un divertissement pour bourgeois. Le rap, même s’il a du succès, reste une musique plus tendue qui a gardé un peu de son aspect du début. La musique juive est sortie de son contexte depuis longtemps, déjà dans les années trente. La musique klezmer n’est plus une musique qui avait une fonction sociale, c’est une musique pour bourgeois comme le jazz. Non vraiment, la musique tzigane est particulière : elle se joue pour les mariages et c’est tout.

Qu’est-ce qui devient différent avec le processus de décontextualisation ?

Je ne saurais pas vraiment te dire. Il faudrait comparer l’évolution des musiques klezmer avant-guerre, voir comment les musiques ont évoluées en Europe de l’Est, et essayer d’imaginer comment le klezmer aurait évolué s’il était resté dans son contexte.

Tu fais ce travail ?

Ça m’intéresse oui. C’est comme cela que j’ai découvert qu’il est quasi impossible de faire la différence entre de la musique grecque traditionnelle et du klezmer traditionnel dans les années 30 alors que, maintenant, si tu écoutes du klezmer et un groupe tzigane de Roumanie, ça n’a rien à voir.

Est-ce que le klezmer est un peu comme folklore breton qui a été ressuscité dans les années 70 ?

Je ne sais pas. Il faudrait savoir si le folklore breton a subit une interruption totale pendant un certain temps. Ce qui est particulier dans la musique klezmer, c’est qu’elle a totalement arrêté d’évoluer dans les années 30. Lorsqu’elle est ensuite revenue dans les années 70, elle était totalement différente. La musique tzigane, elle, a toujours évoluée de manière linéaire en traversant plein de petites étapes jusqu’à maintenant. C’est ainsi que s’est creusée la différence entre les années 30 et maintenant.

Il est en de même si on écoute Sydney Bechett et les jazzmen actuels.

De même si tu écoutes Naffule Brandwein en 22 et le klezmer de maintenant.

Le klezmer est une redécouverte, pas le fruit d’une évolution naturelle. Lorsqu’on fait une redécouverte, l’idée est d’abord de réapprendre à jouer exactement comme on faisait avant. Les arrangements de D. Krakauer[4] n’ont rien à voir avec le classique, le funk, le hip-hop, ils ne sont pas le fruit d’une évolution naturelle. Il y a quelque chose de spécial.

Est-ce qu’à côté de ta pratique klezmer tu as conservé la pratique classique ?

Non pas du tout. Je voulais aller loin dans la manière de jouer à moi, manière qui s’inspire de modes de jeux turcs, balkaniques, grecs, hongrois, roumains, jazz et klezmer, et elle n’est pas du tout compatible avec le classique.

Techniquement tu veux dire ?

Oui. J’ai arrêté le classique aussi parce que je n’ai rien à amener au monde du classique.

Qu’est-ce qui t’intéresse particulièrement dans le traditionnel ? Le rapport à l’instrument est plus spontané ?

Pas forcément plus spontané, plus personnel je dirais. Je m’y sens plus proche de ma manière de chanter intérieurement.

Comment se fait le travail du son ?

De manière linéaire. Ça vient doucement. On écoute des gens, des sons, et ça se fait progressivement. Je ne me force pas, personne ne m’oblige à jouer d’une manière ou d’une autre, petit à petit ça glisse et ça se modifie. En écoutant d’autres choses, de la clarinette turque par exemple, j’introduis des nouveautés dans mes modes de jeu plus anciens.

Comment on travaille le son, ce qui serait le « toucher » au violoncelle, lorsqu’on fait de la clarinette ?

Par l’ouverture du bec, de la anche connectée aux cordes vocales.

Tu peux me donner un exemple ?

Oui. Moi j’ai un bec très ouvert et des anches très faibles ; ça permet une certaine souplesse vocale et tout de même une certaine puissance. Ma manière de jouer est aussi plus « traditionnelle » parce que pour moi, tout peut être lié comme dans le chant, alors que dans l’embouchure classique on doit être très tenu, les notes sont droites.

Les cordes vocales influent sur ton jeu ?

Non. Mais je pourrais et ça produirait une sorte de saturation. Ce qui compte c’est vraiment la manière de placer le son et de souffler dans l’embouchure, d’ouvrir la gorge. L’air ne passe pas par les cordes vocales.

Tu chantes pour trouver ce que tu veux ?

Je n’ai pas vraiment besoin de chanter, j’entends dans ma tête. Contrairement à une partition écrite par quelqu’un d’autre, moi je réinterprète vraiment les choses comme j’ai envie, j’écris pour moi-même, j’écris des rondes, et je joue avec plein de notes.

Tu ornementes ?

J’interprète plutôt. C’est là que l’écriture, l’improvisation, le chant, tout se rejoint. J’essaye de faire un mélange entre ce que j’entends et ce que je joue. Même les thèmes traditionnels, soit je les interprète comme je le sens, soit si c’est pour reproduire ce qu’a fait quelqu’un d’autre, je sais que je ne le ferai pas bien parce que je ne suis pas la bonne personne.

C’est toi qui choisis les instruments avec qui tu vas jouer ?

Oui.

Le travail de groupe c’est quand même différent, vous travaillez à plusieurs…

Oui mais c’est moi qui écris. En fait je ne suis plus adaptable. Si c’est ma musique alors je suis à 100% en accord avec ce qui est en train de se passer. Je peux alors me laisser influencer par ce qui arrive et qui élargit ce qu’on fait, comme dans « Le silence de l’exode ». C’est pour ça que le casting est super important : je n’écris pas tout. Il y a les harmonies, les notes, la structure, mais à l’intérieur il faut que ça résonne avec la musique.

Comment tu rencontres les autres musiciens ?

Par ci par là.

Venant d’horizons différents il faut quand même trouver les points d’accroches, ce n’est pas évident

Je suis avec des personnes qui ont quand même une certaine ouverture. Pour que les rencontres soient intéressantes il faut que tout le monde fasse un pas vers l’autre. Il y a des tas de créations qui se font en musique du monde où tu as deux artistes qui viennent d’endroits séparés par des milliers de kilomètres, qui ne se connaissent pas, qui se rencontrent, on les met deux jours dans des salles de répétitions, puis en concert, et on dit qu’il s’est passé un truc génial alors que ce n’était pas si intéressant, ou en tout cas moins que si tu écoutes l’un et l’autre dans leurs projets respectifs. Mis ensembles sans qu’il y ait une vraie rencontre, c’est le plus petit dénominateur commun qui gagne. Ce n’est pas ce qui m’intéresse. Quand tu rencontres des gens qui ont cette petite ouverture vers l’autre, que toi aussi tu as cette petite ouverture, tu sais que ça va peut-être prendre du temps mais tu ce sera intéressant parce que tu auras la liberté de faire ce que tu veux.

Je comprends ce que tu cherches. C’est vrai que la catégorie de musique du monde peut devenir quelque chose de fourre-tout un peu dangereux.

Oui. En plus j’y vois vraiment point de vue ultra post-colonialiste d’occidentaux qui veulent aller au théâtre de la ville voir des musiciens indiens en costume, mais à conditions que ce soit sur une scène pendant une heure et demie parce que nous, on est des types sérieux, on bosse, et on n’a pas que ça à faire d’écouter des raggas pendant huit heures comme cela se fait réellement en Inde.

C’est vrai que c’est un peu ça…

Cette vision industrie de la musique du monde ne m’intéresse pas. Un jour où je me baladais dans le 5ème  j’ai vu devant le studio « Universal » deux photographes avec des types en costumes et leur manager qui leur criait dessus. C’était horrible.  Typiquement la vision des musiques du monde des grosses industries.

Je vois.

L’appellation « Musique du monde » c’est d’ailleurs insupportable. Est-ce que la musique du limousin c’est de la musique du monde ? En un sens oui, c’est de la world. Mais si le type se ramène en sabot c’est quand même moins sympa qu’un indien en turban… Et puis le klezmer on ne sait pas, ça vient de nulle part. Parfois des gens me demandent : « la musique klezmer vous avez appris ça là-bas ? » et ils ne réfléchissent même pas à ce que veut dire « là-bas » pour une musique qui a été exterminée 40 ans avant ma naissance.

C’est là que ça rejoint beaucoup la philo avec tout le problème du « progrès » et du « primitivisme ». Nous qui sommes évolués nous sommes capables de faire des mélanges avec des gens qui ne le sont pas autant en faisant de la musique un peu savante par le mélange

Exactement.  On va prendre un petit africain en boubou qui n’a rien compris à la vie et on va le mettre avec un super producteur londonien pour en faire quelqu’un de bien. C’est vraiment une pensée débilisante de la musique. Ce qui est vraiment intéressant c’est de laisser les gens être ce qu’ils sont sans les couler dans un moule pour vendre des disques.

Oui. En fait j’ai parlé de ça avec Segal au moment où il me racontait sa collaboration avec Ballaké. Il me disait que pour eux le projet n’était pas de mettre un blanc et un noir ensemble pour mixer ça parce que ça fait joli, même idéologiquement parlant…

Oui, on a besoin de ça en France, on a besoin de dire « regardez il n’y a pas que les galères avec les cités, il y a aussi des exemples d’intégration magnifiques, les blancs et les noirs tout se passe bien ». Leur projet à eux est totalement différent, c’est une vraie rencontre.

C’est aussi un projet d’amitié.

Bien sûr, c’est pour ça que ce duo a une telle portée. Il y a un autre duo qui est très intéressant c’est Kouyaté/Neerman (balafon/vibraphone).

Vrai groupe, vraies compos. Vrai truc. En fait le travail que j’ai fait avec Wang Li a été la chose la plus intéressante que j’ai faite de ma vie.

A mon avis il n’y a pas de mélodie sans qu’il y ait, derrière, un rapport avec la culture qui vient modifier et enrichir le fond de ce qu’on est.

Oui… même s’il faut être honnête : il y a beaucoup de musiciens qui ne peuvent parler de rien parce qu’il n’y a pas de fond derrière.

Qu’est-ce que tu entends par « fond » ?

Cette faille qui fait que tout à coup, quelque chose sort.  Il y a des musiciens qui n’ont aucune idée. Dans mon travail avec Wang Li je ne pouvais que m’interroger sur ce qui lui permettait de faire de la poésie avec une guimbarde parce que ça m’était totalement étranger. Quand tu es avec quelqu’un qui est aussi différent de toi, cela ne peut que faire jaillir des choses. Parce que tu es obligé de te décaler toi-même, de te mettre en question. Quand on s’est rencontrés on s’est rendu compte tout de suite que, quelle que soit notre différence, il fallait qu’on fasse quelque chose ensemble parce qu’il y avait quelque chose qui nous réunissait.

Vous avez enregistré où ?

Dans le « studio microbe à Paris ».

Donc pas chez lui, en Chine.

Non parce qu’il habite à Paris.

Vous parlez en Français ensemble ?

Oui. Même si au début c’était compliqué de communiquer.

Il a eu un apprentissage de la musique traditionnelle ?

Non, je ne crois pas. Il a commencé par des petits boulots en France. Puis il a rencontré un moine chrétien qui lui a proposé une chambre dans un monastère. Il a donc habité quatre ans avec les moines, a commencé à travailler la guimbarde tout seul

Et tu penses que les moments de solitude tels qu’il a vécus aident à faire sortir quelque chose ?

Je ne sais pas en ce qui le concerne mais ce qui est sûr c’est que moi, je passe beaucoup de temps seul. Je vais dans le Lot, dans la nature, dans le silence, et c’est là que quelque chose s’ouvre.

Il me semble que le fait d’être toujours sollicité par l’extérieur empêche de développer un véritable rapport aux autres. Avoir un véritable rapport à l’autre prend du temps, de l’énergie, il faut trouver un endroit pour recharger ses batteries.

Exactement

Les musiciens qui ne font que tourner et ne sont jamais chez eux, je ne sais pas comment ils font.

Oui. Moi j’ai besoin de partir six fois 15 jours dans la campagne pour composer. Mon boulot n’est pas de faire le ménestrel sur les routes… Là en plus je me lance dans un cycle de musique sacrée, au sens plus chinois qu’Européen, quelque chose qui s’élève. J’ai vraiment besoin de solitude.

Pourquoi la musique sacrée particulièrement ? Il y a quelque chose de plus ?

Oui, on est sûr que l’ego ne vient pas se mêler à tout ça. Enfin je suis sévère mais je ne m’exclus pas du lot : parfois je m’écoute et je ne m’intéresse pas.

Donc ça veut dire que, si l’on est purement matérialiste et qu’on ne croit pas en un certain type de spiritualité quelconque, il manque un sens à la musique ?

Non car justement, pour moi ce n’est pas le sens qui compte. Le temps est important. Je te renvoie à un livre de François Jullien sur cette question. La Chine pense le moment, quelque chose d’élastique, totalement différent de ce que l’occident a pensé. La question du sens de la vie que l’on a ici dépend entièrement de notre condition du temps héritée des grecs et il n’y a pas la même problématique en Chine. Là-bas ça ne veut rien dire le « sens de la vie ». C’est d’ailleurs intéressant de voir qu’on peut être en adéquation sur la terre sans se poser la question du « sens ». Et puis je pense qu’on ne peut pas être « purement matérialiste ».

On peut vouloir l’être.

Mais ça me semble très difficile. Pour moi, la spiritualité n’est pas forcément la superstition ou le mysticisme. C’est plutôt le besoin de se sentir en phase avec quelque chose qu’on ne comprendrait pas parfaitement de manière scientifique et donc schématique. C’est se confronter au réel de manière encore plus forte que ne le font ceux qui pensent qu’ils ont tout compris parce qu’ils savent décrypter et schématiser leurs expérience. Ce n’est pas un rapport à Dieu.

Ah bon ?

Non. Même si j’aime jouer dans les églises parce que j’aime les vibrations qui s’y propagent, l’intention avec laquelle elles ont été construites, le recueillement qu’on y trouve, le son aussi. Dans une église le son de la clarinette est particulièrement intéressant. Il y a une autre vibration. Alors quelqu’un de totalement matérialiste pourra te dire que c’est uniquement la pierre et la proportion qui fait ça. Il reste que jouer dans une abbatiale du 12ème siècle ou jouer dans une salle avec des chaises en plastiques et du carrelage est totalement différent.

Pour moi la musique est une sorte de recherche de quelque chose qui nous dépasse, ce n’est pas une simple expression.

La musique et l’expression qui s’en dégage sont totalement liées à la culture. Si tu écoutes de la musique chinoise des montagnes cela ne te donnera peut-être aucune émotion. Donc le fait que la musique nous touche ne dépend pas uniquement d’une harmonie, de la répartition des sons qui feraient que cela nous touche parce que c’est parfaitement proportionné. C’est aussi en s’ouvrant vers de nouvelles cultures qu’on va commencer à aimer des choses qu’on n’aimait pas, parce qu’on ne les comprenait pas, deux ans avant. Plus on s’ouvre, plus on découvre des choses extraordinaires.

Pourtant, il n’y a que la musique occidentale qui se soit universalisée.

Ce n’est pas totalement vrai. Si tu prends la salsa, ça a été à un moment la musique la plus écoutée, tu prends les rythmes africains ils sont présents dans toutes les musiques, tu prends Jean-Sébastien Bach au contraire, et tu vois que ni en Chine ni en Afrique on écoute du Bach le matin. Ça s’est répandu parce qu’on a eu les moyens de les diffuser.

Donc ça va avec l’industrie.

Oui. En fait, quand tu écoutes des musiques traditionnelles, si tu commences à comprendre que c’est une autre manière de comprendre la musique. A ce moment-là tu rentres dans ce monde. Nous avons créé un monde musical en occident mais l’orient accorde totalement la musique à la nature, c’est un rythme plus organique, on n’est pas sur un temps artificiel régulier sur lequel on essaye de se caler, c’est une adaptation du musicien au monde dans lequel il est. C’est quelque chose qu’on peut retrouver plus tard dans la musique contemporaine, chez Messian par exemple. En Chine on classe les bruits selon leur contexte : il y a les bruits de la nature, les bruits de la citée etc. C’est quelque chose que je vis aussi à la campagne : les sons de la nature ne me dérangent pas mais les sons des villes oui.

Donc il n’y a pas de distinction entre la musique traditionnelle et Brahms, Beethoven, ou Bach.

Non. Parce qu’il y a des gens issus de la musique traditionnelle absolument inimaginables. Des génies il y en a partout. J’ai un grand amour de la musique savante occidentale mais je ne la considère pas comme supérieure. Il y a des choses très complexes, certes, mais il y a des choses très complexes partout. Je pourrais te faire écouter des choses d’une complexité incroyable qui ne relèvent pas de la musique classique, Tony Iordache, le plus grand cymbaliste de Roumanie par exemple.

L’important c’est de raconter quelque chose de personnel.

Donc la musique classique n’est pas « aculturelle ». On pourrait pourtant penser qu’elle est devenue indépendante de son contexte en devenant savante.

Non, pour moi c’est le contraire. A partir du moment où elle s’est décontextualisée elle demande un apprentissage pour la comprendre. A la limite, la musique traditionnelle liée à la nature est plus universelle et plus facile à comprendre. Si tu dis que la musique classique est universelle ça veut dire que tu peux faire écouter n’importe quelle musique classique à quelqu’un au fin fond de sa campagne locale et qu’il va tout comprendre. Ce n’est pas vrai. L’harmonie occidentale est très contextualisée au contraire.

C’est la même chose que la philosophie finalement.

Oui. Evidemment que la philosophie occidentale s’est universalisée et pas la sagesse chinoise. La sagesse chinoise n’est pas du tout basée sur les mêmes règles. Je pense qu’il faut être prêt, à tout moment, à décaler sa pensée.

Merci beaucoup pour cette longue conversation ! Je te souhaite de rencontrer de bons musiciens prêts à se « décaler » pour ton prochain projet alors !

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[1] L’entretien se passe chez le musicien dans une petite rue tranquille de Paris

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Jullien

[3] http://www.amazon.fr/De-lintime-Fran%C3%A7ois-Jullien/dp/2253156531

[4] http://davidkrakauer.com/