Entretien avec Patrick Lang, Philosophe, Chef d’orchestre
(réalisé le 9 août 2022, par Ellen Moysan, à Cerisy-la-Salle, France)
Interviewer : Ellen Moysan
Interviewé : Patrick Lang

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Ellen Moysan : Ma première question, la seule qui soit vraiment la même pour tous les musiciens, est la suivante : est-ce que la notion de « chant intérieur » vous parle, qu’est-ce que vous comprenez par cette expression, et si elle ne vous convient pas, est-ce que vous auriez une autre expression à proposer ?
Patrick Lang : La notion de chant intérieur me parle à plusieurs titres. Je suis chef d’orchestre et chef de chœur de formation, je suis donc habitué à lire des partitions, c’est-à-dire à convertir des signes écrits en valeurs sonores, d’abord en imagination sonore, et plus tard en réalisation sonore. Lire une partition est un processus assez… étrange : au début on ne comprend rien, puis on finit par identifier d’abord des cellules rythmiques, puis des cellules mélodiques, des intervalles, des formules récurrentes, des motifs, des thèmes, etc. On essaye ensuite surtout de mettre tout cela bout à bout, c’est-à-dire de faire en sorte que tous ces détails s’intègrent dans une continuité, dans la continuité d’un vécu dans lequel on est « pris ». Il s’agit donc d’un processus assez long. Bien sûr, avec de l’entraînement, de l’exercice, on arrive à fluidifier les choses. Cependant, lorsqu’on est par exemple confronté à une partition qu’on n’a jamais entendue, il faut essayer de l’entendre d’abord à l’intérieur de soi avant de pouvoir l’entendre avec des instrumentistes, des chanteurs. C’est donc bien à ce moment-là qu’on la chante, qu’on la chante intérieurement, parfois aussi extérieurement. L’important est de pouvoir développer dans son imagination une représentation de la manière dont cela va sonner, concrète, la plus concrète possible, la plus précise possible, la plus colorée possible. Peut-être qu’« imaginer » n’est pas exactement le terme qu’il faut. Le terme allemand est « sich vorstellen », ce qui signifie « se représenter comment ça va sonner ». Il s’agit en effet de convertir les choses écrites, les signes écrits, en représentations sonores.
E. M. : Je comprends.
Après ce premier aspect, le deuxième aspect du chant intérieur (et je ne sais pas si le terme « intérieur » est absolument indispensable), est ce qu’on appelle la « cantabilité », c’est-à-dire le fait que – et j’insiste beaucoup là-dessus depuis toujours – tout instrumentiste, quel qu’il soit, devrait jouer comme s’il chantait. En d’autres termes, tout ce qui est exécuté sur un instrument d’une manière non « cantabile » n’a pas encore atteint un niveau proprement musical. Quand je dis « niveau », il ne s’agit pas d’un niveau de performance technique ou autre, cela se situe à une autre échelle, à l’échelle du vécu. Tout ce que je joue, je devrais pouvoir le chanter. Autrement dit, je joue de façon telle que cela puisse être chanté, je joue comme si je chantais. Il faut alors noter qu’il y a également une dimension intérieure là-dedans : de fait, je ne chante pas mais je bouge mes doigts sur la touche du violon, sur les clefs de la flûte ou de la clarinette, sur les touches du piano. Pourtant, ce que fait mon corps devrait refléter le plus possible à ce que je me chante intérieurement.
E. M. : Ce que vous dites est très intéressant. Vous parlez de « continuité du vécu », vous dites que cela s’intègre « dans une continuité de vécu »… mais de quel vécu parle-t-on ? Ensuite, l’imagination « concrète »… mais qu’est-ce que c’est que ce « concret » ? L’instrument ? La hauteur de note ? Enfin, l’idée de cantabilité me rappelle ce que j’ai lu sur le site internet de Christoph Schlüren,[1] lui aussi élève de Celibidache, je me pose donc la question de savoir si cette idée vient de Celibidache.
P. L. : Oui, tout à fait. Le texte de Schlüren à ce sujet me semble remarquable.
E. M. : Approfondissons peut-être cette idée en premier. Pensez-vous qu’il faut que ce soit chantable parce qu’il faut qu’une ligne se détache, même dans le cas où il s’agit de tout un orchestre ? Il y a pourtant parfois une dimension harmonique qui rendrait cela difficile. Si j’ai gardé l’expression « chant » intérieur, c’est bien malgré cela, parce que je n’ai pas trouvé de meilleure expression, et parce que je me suis dit que même le chef d’orchestre faisait un travail d’épuration qui rendait la musique chantable.
P. L. : Un des mérites de Schönberg est d’avoir tellement bien annoté ses partitions que l’on sait tout de suite où est la Hauptstimme, Nebenstimme… mais le travail du chef d’orchestre est vraiment de chanter toutes les voix, de voir comment elles se combinent, quelles sont les priorités, les oppositions… La priorité peut changer d’un instant à l’autre, très vite, elle peut sauter d’une voix à une autre. Si vous créez une cohérence entre tout cela, une ligne se détache bien sûr. Il y a d’ailleurs une façon de hiérarchiser la multiplicité des phénomènes pour en faire une unité. Cependant, cela ne veut pas dire que cela me conduise vers une écoute exclusive. En d’autres termes, ce n’est pas parce que la mélodie est donnée par les premiers violons que je n’écoute que les premiers violons, même s’ils sont la voix prioritaire.
E. M. : C’est une hiérarchisation plus qu’une exclusion.
P. L. : Exactement. C’est même la hiérarchisation qui me permet de tout entendre parce que chaque chose est dans sa fonction.
E. M. : Il y a peut-être là un équivalent de ce que Husserl[2] décrit dans les Ideen I : certains objets m’apparaissent devant les autres, il y a une hiérarchisation dans la perception, une priorisation comme avec la vision. Ainsi en est-il de même lorsque j’écoute de la musique, aussi bien comme auditeur que comme musicien.
P. L. : Je comprends ce que vous voulez dire et suis prêt à y souscrire, à condition de bien faire la différence entre le statique d’une pièce avec son mobilier, et tout le processus dynamique qui a lieu dans la musique où rien n’est stable, sauf les relations.
E. M. : Oui.
P. L. : C’est cela qui est très difficile. Et on ne peut même pas vraiment dire que les relations sont stables. Tout est instable. Simplement, je dois à chaque fois ressusciter les mêmes relations fonctionnelles avec un matériau totalement instable.
E. M. : Oui. Il est pour cela intéressant de regarder une répétition d’orchestre : deux répétitions ne sont jamais identiques. Ensuite, on voit vraiment comment le chef a un contact avec certains pupitres, il fait ressortir certaines voix… C’est lui qui a le pouvoir de faire ressortir certaines choses plutôt que d’autres, justement par la priorisation des voix.
P. L. : Oui. Dans le meilleur des cas, si le chef d’orchestre est un bon pédagogue d’orchestre, son idéal devrait être de faire en sorte que tout le monde écoute comme lui. C’est plus difficile pour les musiciens parce qu’ils doivent jouer en même temps alors que le chef, lui, ne joue pas, et se trouve ainsi dans une situation très privilégiée. En principe, tout le monde fait la même chose dans un orchestre, chacun se pose les questions suivantes : qu’est-ce que je fais, moi, en fonction de ce que font les autres ? Quel est mon rôle ? Est-ce que c’est moi qui ai la partie principale en ce moment, ou est-ce que j’ai un rôle d’accompagnement ? J’ai un rôle d’accompagnement, mais qui est-ce que j’accompagne ? Où est la voix principale ? En effet, je suis peut-être dans une masse de cent personnes et la voix principale est donc peut-être à trente mètres de moi et je ne la vois pas… Il faut pourtant parvenir à cela. Quelle est ma fonction à chaque instant ? Quelle est ma place (même si « place » est ici trop statique) ? Quel est mon rôle ? Et cela change à chaque instant ! En tant que musicien je dois donc toujours écouter et m’adapter. Toujours ! Cela n’est jamais acquis. En ce sens, le terme de « répétition » est terrible. En allemand on dit « Probe », « prova » en italien… C’est beaucoup mieux. Prova signifie « tentative »…
E. M. : « Épreuve » aussi !
P. L. : Oui. On met les choses à l’essai. « Probe », « probieren »… on tente. On essaye. Cela ne veut pas du tout dire qu’on rabâche. Pas le moins du monde. Au contraire, on essaye de donner vie à un organisme… et ce ne sont que des tentatives. Parfois on y réussit, et parfois les répétitions, la « répétition générale » est mieux réussie que le concert… Cela arrive…
E. M. : Je comprends. Revenons à la première idée : vous avez dit au tout début que le chant intérieur s’intégrait dans un vécu, mais de quel vécu parlons-nous ? Est-ce celui du compositeur ? Votre vécu à vous dans le long terme, c’est-à-dire tout ce « monde musical » que vous avez développé au fur et à mesure des années lorsque vous avez appris la musique, écouté la musique, vu des paysages comme ceux de Salzbourg, Heidelberg, etc. ? Ou est-ce qu’il s’agit de mon vécu au sens restreint du « maintenant », alors que je lis ma partition et que cela s’intègre dans mon présent de perception ? Lorsqu’on dit que la lecture s’intègre dans un « vécu », de quel vécu parle-t-on ?
P. L. : Pour répondre à vos questions, il va peut-être falloir s’éloigner un peu du « chant intérieur » au sens strict du terme, même si nous n’allons pas le quitter vraiment. Lorsque je parle de « vécu », il s’agit vraiment d’un vécu « musical », de quelque chose qui commence au moment où les sonorités commencent, quelque chose qui ne me lâche pas et que je ne lâche pas jusqu’à ce que les sonorités se terminent. Le vécu musical s’achève à ce moment-là. C’est donc un cheminement, un processus qu’on pourrait caractériser comme un processus d’expansion, alimenté par des contrastes, contrastes entre les sonorités, et qui engendre de la tension. Cette tension se nourrit de ces contrastes. Elle augmente, non pas de façon continue et linéaire mais de façon articulée, avec des relâchements intermédiaires. Elle augmente jusqu’à un point où elle ne peut plus augmenter. On appelle cela le « point culminant ». À partir de cela, le processus d’expansion se renverse de façon articulée en processus de contraction, de compression, et ce jusqu’à la fin. Si j’arrive à vivre ce processus dans la continuité, il y a des chances pour que je quitte la temporalité purement successive, c’est-à-dire que j’arrive à vivre une sorte de simultanéité de tous les détails dans une espèce de distensio…
E. M. : … de la partition ?
P. L. : Oui. Cependant, il ne s’agit alors plus de la partition mais de sonorités. Ces sonorités n’ont plus rien à voir avec la partition. Ce sont des sonorités vivantes qui sont en relation les unes avec les autres et qui se justifient les unes les autres, qui se motivent les unes les autres. Ici, ce qui est tout à fait prodigieux (et là on atteint le point tout à fait essentiel et central qui est assez mystérieux et difficile à saisir mais, une fois qu’on l’a saisi, il est évident qu’il ne peut s’agir que de cela) : on n’est plus dans la succession, dans la juxtaposition successive des phénomènes sonores, on est dans une espèce de simultanéité de tout avec tout. En effet, ce qui se passe à la mesure 24 par exemple, a des répercussions sur la mesure 240, et ce qui se passe à la mesure 240 a des répercussions sur la mesure 24, bien que, dans le temps, la mesure 240 arrive après la mesure 24. Elle a malgré tout un effet sur la mesure 24.
E. M. : Est-ce que vous voulez dire qu’on a à la fois une vision globale de la partition, et une vision dans le détail ?
P. L. : Oui. Tout s’intègre, les détails s’intègrent. Et ils ne vivent comme détails que par la fonction qu’ils occupent dans la totalité. Encore une fois, je ne veux pas parler de la partition car la partition est un objet statique, optique, et une fois que j’ai réussi à convertir cette partition en sonorités vivantes qui se produisent les unes les autres, qui s’engendrent les unes les autres, auxquelles je réagis aussi de façon spontanée dans un espace concret (l’espace d’une salle), une fois que cette conversion-là est accomplie, l’objet optique et statique qu’est la partition disparaît complètement.
E. M. : Est-ce que vous ne travaillez que « par cœur » alors ?
P. L. : Oui.
E. M. : Quel est l’avantage du par cœur par rapport au fait de continuer à lire la partition ? On la vit de l’intérieur et on n’est plus prisonnier de l’écrit ?
P. L. : Notre esprit est en règle générale incapable de suivre plusieurs activités à la fois de façon continue. Même lorsque nous croyons que c’est le cas, nous sautons en réalité d’une activité à l’autre. C’est donc une intermittence, sans cesse interrompue, et cette intermittence est fort peu compatible avec la continuité du vécu. En d’autres termes, pour être parfaitement capable d’entendre, de réagir à ce que j’entends, il ne faut pas que je sois occupé à lire. Mais il y a une autre raison, encore plus importante, de travailler et jouer par cœur : je ne peux avoir une idée juste d’une évolution musicale, d’un processus musical (appelons cela une « composition »), que si je m’en suis approprié tous les détails, dans l’idéal avant de toucher quelque instrument que ce soit.
E. M. : Vous travaillez donc à la table : vous lisez votre partition, vous l’intégrez, vous la mangez, vous la digérez, et ensuite seulement vous allez travailler avec l’orchestre ?
P. L. : Idéalement, c’est comme cela que cela doit se passer, et cela pour n’importe quel instrumentiste, individu, chanteur, chambriste, soliste, tout. La pratique courante selon laquelle on déchiffre quelque chose à l’instrument fausse en réalité très facilement les choses. Il y a en effet un risque systémique, si je puis dire, de « fausseté », car cela veut dire que mon approche du morceau est conditionnée par des contingences techniques, matérielles.
E. M. : Oui, par ma capacité à le réaliser…
P. L. : C’est cela. Contingences de doigtés, d’aisance instrumentale, que sais-je encore… mille préoccupations qui n’ont rien de proprement musical. Quelqu’un qui a pratiqué cela de façon très rigoureuse, à la suite de son professeur Karl Leimer, c’est Walter Gieseking, pianiste allemand du xxe siècle.
Il disait, en somme, que tant qu’il ne connaissait pas une pièce par cœur de façon parfaitement intime sans avoir besoin de réfléchir à quoi que ce soit, il ne toucherait pas son piano. C’est valable pour chacun. Je me promène donc avec la partition dans le parc, je m’assois sur un banc, je la lis, je la relis, je la repose, je la laisse reposer pendant quelques jours, je la reprends… et ce n’est que quand tout m’appartient que, pour la première fois, je vais au piano et je réalise ce que j’ai assimilé de cette partition. À ce moment-là, ma réalisation est au service de ma « vision », déjà élaborée, mûre, qui est déjà une véritable assimilation de la pièce. Si je m’approche de la partition par le biais de la matérialité technique au contraire, je n’arriverai peut-être jamais à vraiment assimiler la pièce. La technique prendra en effet le risque de demeurer comme un obstacle au milieu.
E. M. : Ce que vous dites m’intéresse beaucoup. Comme vous le savez, je suis violoncelliste. Vers 16 ans un professeur m’a dit que j’avais tout à reprendre, que ma posture était terrible, que j’étais peut-être musicienne mais qu’il n’y avait rien à en tirer. Après un premier moment de crise, j’ai réappris le violoncelle avec une professeur russe qui m’a fait découvrir la possibilité de travailler une partition sans instrument. À ce moment-là, j’ai vu qu’il se passait quelque chose. Elle ne m’a pas dit que j’étais fichue. Elle m’a fait chanter et m’a dit que j’étais musicienne, que ce que je faisais était à peu près en place, mais qu’il fallait travailler plus dans les détails. Ce que je chantais était en effet beaucoup plus musical que ce que je parvenais à jouer au violoncelle. Elle m’a donc fait travailler à l’instrument en chantant dans ma tête ou même à voix haute. Cette pratique nouvelle a tellement développé ma technique et mon interprétation que j’ai commencé à m’interroger sur cette espèce d’oreille intérieure. Qu’est-ce que j’écoutais ? qu’est-ce que je chantais ? Pourquoi cela avait-il une telle incidence sur mon jeu ? Cela a été plus tard le point de départ de ma recherche sur le chant intérieur.
P. L. : Beaucoup de gens décrivent l’expérience que vous décrivez. C’est peut-être minoritaire mais cela n’est pas non plus totalement confidentiel. Si ma représentation est claire et forte, le corps « fait », il « suit ».
E. M. : Au début de ma recherche, j’ai pourtant commencé à parler du chant intérieur quasiment sans parler de la pratique. J’avais décrit le chant intérieur en utilisant Husserl, mais je n’avais pas vraiment développé le côté pratique. C’est à ce moment-là qu’un ami organiste m’a dit que ce que je faisais n’était pas juste. Pour lui, on n’arrivait pas à son instrument avec une image complète de ce qu’on veut jouer : plus on joue, plus cela développe notre image, et plus notre image est développée, plus on joue. Cet ami m’a donc fait prendre conscience qu’il y avait une sorte de circularité, qu’il n’y avait donc pas une sorte de passage de l’idéal vers le réel, mais un espèce de tricotage, deux choses, deux lignes qui s’imbriquent l’une dans l’autre. C’est ainsi que je me suis retrouvée dans ma thèse à accorder beaucoup plus d’importance à la pratique instrumentale, et donc à ce va- et-vient entre ce que je joue et ce que j’entends intérieurement, que dans mon projet originel qui avait l’intention de parler uniquement du chant intérieur comme représentation intime.
P. L. : J’entends cette nuance-là, je la reçois aussi, je vois très bien quelle peut être sa part de légitimité.
E. M. : N’est-ce pas un préjugé de musicien classique européen de se dire qu’il faut avoir d’abord une image intime très détaillée pour ensuite arriver à l’instrument ?
P. L. : Il faut s’entendre. J’ai tout à l’heure utilisé cette expression : « je réagis spontanément à ce que j’entends ». Cela veut dire que j’ai une connaissance, dans le meilleur des cas (on parle ici de choses idéales, quasiment normatives, c’est comme cela que cela devrait être mais c’est rarement comme cela, il y a des gens qui ne savent rien de l’idéal, et il est très rare que je l’atteigne et le réalise moi-même) une connaissance très intime du morceau. Dans l’idéal, j’ai une connaissance intime profonde de la composition, et ensuite je vais à l’instrument pour réaliser cet idéal. Cependant, à partir du moment où cela commence à sonner, j’oublie mes connaissances. Et cela, c’est très important. Je ne vais donc pas en permanence comparer ce qui sonne à une espèce d’idéal que je porterais avec moi, à quelque chose de tout fait, qui est figé, qui ne bouge plus. Non, ce n’est pas cela. Il s’agirait bien plutôt, et c’est difficile vraiment de le dire avec des mots, il s’agirait bien plutôt de redonner vie à un organisme. Cet organisme surgit, il naît à chaque fois ex nihilo, mais pas tout à fait ex nihilo. En effet, il est évident que j’ai déjà fréquenté ce chemin. En lisant la partition justement, en essayant de la chanter intérieurement, en y arrivant finalement, et en la chantant de bout en bout en essayant de ne rien laisser échapper. J’ai fait ce chemin. Pour prendre un exemple pratique, c’est un peu comme si vous traversiez la ville en vous rendant de votre lieu de travail à votre lieu de résidence, à votre domicile. Vous faites cela sans trop y réfléchir, vous n’êtes pas à chaque moment en train de vous demander si vous avez fait le bon pas, pris le bon carrefour, la bonne direction… ça se fait, ça se fait tout seul…
E. M. : Pourtant, le musicien va se chanter les choses, il va entendre que c’est faux, va s’arrêter, va se chanter la mélodie dans sa tête ou en vrai, reprendre l’instrument… Ma professeur me faisait faire cela en cours. J’attaquais n’importe comment par exemple. Ma professeur me disait donc de chanter d’abord dans ma tête avant de poser mon archet sur mon violoncelle.
P. L. : C’est tout à fait juste. Mais ce que vous décrivez a lieu avant le début, avant de commencer. Encore une fois, lorsque je prends mon instrument pour commencer à jouer, je me représente de façon claire et nette, d’abord le tout, c’est-à-dire notamment les trois points cruciaux que sont le commencement, le point culminant, et la fin. Quel est ce chemin auquel je vais essayer de redonner vie encore une fois, à nouveau, à neuf ? Quel est ce chemin ? Et puis, dans un deuxième temps, le début, très concrètement, quelle est la pulsation ? À quelle vitesse va cette pulsation ? Je me donne alors à moi-même une levée, une anacrouse, et une fois que ça sonne, par contre, là, les choses ont lieu. Tant qu’elles ont lieu de façon à ce que je puisse rester dedans, tout va bien.
E. M. : Vous décrivez ce qui se passe lorsque vous donnez un concert, mais si je suis chez moi, est-ce que c’est la même chose ?
P. L. : Oui. C’est la même chose : je suis au piano, seul, je chante, je joue. Peut-être que ça va bien se passer et que rien ne va me « jeter dehors », que je vais rester dans la continuité du vécu. Lorsque je joue, les choses s’enchaînent, elles ne se suivent pas, elles s’enchaînent, se produisent les unes les autres selon une nécessité interne. Dès que cette nécessité est interrompue, c’est-à-dire dès que quelque chose survient qui interrompt cette continuité et m’oblige à penser, alors à ce moment-là je m’arrête.
E. M. : N’importe quoi ne m’arrête pas cependant. Il faut peut-être quelque chose qui me fait réagir parce que ce n’est pas comme j’aurais voulu, comme je voudrais.
P. L. : Ce n’est pas moi qui veux. Ce sont les enchaînements entre les valeurs sonores qui « veulent ». Les valeurs sonores sont des vecteurs de forces qui ne peuvent pas se combiner n’importe comment. Il n’y a pas trente-six mille façons de combiner les valeurs sonores d’une composition pour que la composition forme un tout. Très simplement, de la première mesure doit sortir la deuxième, de la deuxième doit sortir la troisième, ou des deux premières doit sortir la troisième, des trois premières la quatrième, et ainsi de suite. Parce que la quatrième est telle qu’elle est, je ne peux pas jouer n’importe comment la première ni la deuxième ni la troisième.
E. M. : Ici j’aimerais reparler avec vous de la question de l’épochè car je pense que, lorsqu’on joue, on est dans une sorte de présence-absence à ce qu’on fait : on est présent à l’objet phénoménologique, l’objet de phantasia, et en même temps on a une écoute transformée, sous épochè, de ce qu’on est en train de jouer. Auriez-vous des choses à dire sur cette question ? Ensuite, puisque vous parlez de l’enchaînement des valeurs sonores, j’aimerais reparler de la question de l’anticipation. N’anticipons-nous pas en phantasia ce que l’on va jouer à l’instrument ? Il y aurait alors un passage de la phantasia vers la perception, de l’objet de phantasia vers l’objet de perception (dans ma thèse je fais la différence entre l’objet de phantasia – chant intérieur qui est la représentation en phantasia de la mélodie, et l’objet de perception – chant actuel qui correspond à ce que je joue au violoncelle), peut-être par l’attention ? On pourrait être présent à l’un ou à l’autre, ou à l’un par l’autre.
P. L. : Qu’est-ce que vous entendez par épochè dans ce contexte ?
E. M. : Une mise entre parenthèses de l’objet réel et une sorte de conversion vers la conscience intime qui donne accès à l’objet phénoménologique. En d’autres termes, je pense que, lorsque le musicien travaille, il n’écoute pas ce qu’il joue comme un objet réel mais il se met dans une attitude phénoménologique dans le sens où il est attentif à l’objet tel qu’il est donné, au phénomène.
P. L. : J’ai beaucoup de mal à me dire que je n’écoute pas vraiment. Au contraire, tout se joue là. Je me souviens très bien, pendant mes études avec Celibidache, il m’a fallu un certain temps pour apprendre à écouter vraiment, c’est-à-dire à écouter librement, à écouter totalement la réalité pleine de ce qui sonne, avec toute sa richesse, avec ses harmoniques, avec ses sons combinatoires, les sons partiels, ceux qui se forment par combinaison d’harmoniques mais qui sont plus bas (Hindemith en parle très bien dans le premier tome de son Traité de composition).
Celibidache in rehearsal with the Berliner Philharmoniker (youtube.com)
Le phénomène sonore est d’une richesse extraordinaire, d’une complexité extraordinaire. Cela rejoint la question de la concrétude de la représentation : il s’agit de se représenter les choses le plus concrètement possible, le plus matériellement possible, notamment avec le timbre, la richesse des timbres, d’un instrument, de plusieurs instruments, d’un orchestre, d’une acoustique, et ainsi de suite. Cela demande de l’expérience. Plus on a d’expérience physique, concrète, réelle, dans le monde réel, plus la représentation va en effet pouvoir à terme devenir précise, concrète, riche, détaillée.
E. M. : La phantasia se développe donc parce qu’il y a une expérience de perception.
P. L. : Absolument. Je ne dirais donc pas que je n’écoute pas vraiment mon violoncelle ou mon piano ou ma voix (même si la voix est un peu différente puisque j’en ai une perception différente de ce qui sonne à l’extérieur lorsque je chante moi-même, je n’entends pas la même chose que ce qu’entendent les autres). Je dirais au contraire qu’il faut vraiment que je ne sois plus du tout préoccupé par quoi que ce soit pour pouvoir être totalement disponible et réceptif à tout ce qui sonne et à rien que ce qui sonne.
E. M. : Ma professeure de violoncelle me disait souvent que je ne m’écoutais pas. Je me suis alors rendu compte que je n’écoutais pas tant ce qui sortait de mon violoncelle mais ce que je pensais, ce que je voulais entendre, un mélange de toutes les magnifiques interprétations que j’aimais de ce morceau, qui n’avait rien à voir avec la chose imparfaite et pleine d’erreurs que j’étais en train de jouer.
P. L. : J’emploierais l’expression « épochè »en ce sens que je mets entre parenthèses, j’élimine, je neutralise totalement tout ce que je sais, tout ce qui est lié au passé, à des expériences passées, à des stratifications, à des rigidifications, etc. J’essaye de parvenir (et on y arrive !) à une virginité, comme si je découvrais les choses pour la première fois, à chaque fois de nouveau. C’est quelque chose qui était absolument fascinant chez Celibidache : à 80 ans passés, après avoir dirigé certaines pièces des centaines de fois, il n’y avait pas l’ombre du commencement de la trace d’une routine chez lui ! Tout était à chaque fois une espèce de création ex nihilo… comme si c’était la première fois.
Ça, c’est une sorte d’éthique d’artiste, le terme est un peu galvaudé, mais c’est absolument essentiel et central. C’est d’ailleurs ce qui le distingue de certains autres chefs d’orchestre, je pense notamment à Lorin Maazel, qui disait de lui-même que ça l’ennuyait parce qu’il avait dirigé certaines choses tellement de fois qu’elles n’avaient plus rien à lui apprendre. Cela se voit quand il dirige ! Il s’ennuie fermement ! Il n’est plus du tout personnellement impliqué.
E. M. : Ce que vous appelez « éthique » est cette capacité de renouveler sa perception ? Comme un vieux couple devrait toujours et encore apprendre à se voir l’un l’autre de façon renouvelée, sans considérer avoir fait le tour de l’autre, tout en connaître ?
P. L. : Peut-être. C’était quelque chose de très explicite chez Celibidache. Il disait : « J’essaye de me vider » c’est-à-dire d’oublier, de me libérer, c’est-à-dire de devenir simplement réceptacle (même si cette expression en dit déjà trop puisqu’elle présuppose une certaine rigidité), ouverture, réceptivité absolue, perméabilité absolue…
E. M. : … tout en gardant toujours quelque chose parce que sinon il ne serait pas capable de diriger.
P. L. : Voilà. C’est le grand mystère. Lorsqu’on est musicien on est à la fois suprêmement actif et suprêmement passif. On n’a ici que des oxymores pour le formuler. Épochè en ce sens, oui. Oublier les connaissances, oublier tout ce qui m’attache au passé, afin d’être pleinement disponible à ce qui sonne, hic et nunc, etqui ne sonnera plus jamais de la même manière. Chaque manifestation musicale est unique. Irrépétable. C’est pour cela que je dis qu’il faut réagir à ce qui sonne maintenant. Cet organisme que je dois ramener à la vie, que je dois faire vivre à chaque fois de nouveau, cet itinéraire que je dois parcourir à chaque fois de nouveau, ce qu’il a de singulier est qu’il n’est pas figé, il n’est pas tracé. Tout dépend ! Je ne peux pas jouer n’importe comment la première mesure si la deuxième doit en sortir, mais j’ai quand même une certaine marge de manœuvre. J’ai une fourchette à l’intérieur de laquelle cela peut fonctionner. Si je commence d’une certaine manière et que je me dis « Si tu joues comme ça, la suite ne peut pas sortir de là », cela veut dire qu’on ne va continuer que par une décision intellectuelle, conventionnelle, parce que la deuxième mesure est écrite après la première, c’est de la juxtaposition, pas de la musique. « Recommence ! ». « Oui, de cela peut sortir la deuxième mesure ». « Refais-le encore une fois ! ». À présent, ce n’est pas la même chose que je vais faire. Cela va être différent. Ce sera un peu différent mais de telle sorte que la deuxième mesure puisse en sortir. Et cela pour tout le parcours. Donc ce parcours peut se tenir d’un bout à l’autre sans interruption, sans que je sois obligé de sortir et de faire appel à la mémoire, à la connaissance, à la réflexion, sans que le résultat physique soit le même. Physiquement, ce n’est jamais pareil. Nous ne sommes pas des machines. Même si je répète le même geste, pour un physicien, ce ne sera pas la même chose.
E. M. : C’est pour cela que je pensais que ce qui fait la différence entre un instrumentiste qui est musicien et un autre qui joue de façon mécanique, est que l’un incarne la musique dans son imaginaire, dans quelque chose de vivant (et cela part de la pulsation, de l’anacrouse, on se lance et le reste ne fait que se développer dans notre imaginaire). Dans ma thèse, j’ai essayé de développer une description de l’imaginaire comme champ du chant intérieur, je n’ai pas vraiment développé encore mais je pense que le chant intérieur vient s’incarner dans la temporalité de ma vie, et c’est pour cela qu’il ne sera jamais le même. La temporalité coule, et tombe dans l’oubli. Puisque c’est incarné, cela ne peut jamais être la même chose, même si, puisqu’il s’agit toujours de moi, il demeure toujours une certaine identité. De façon très pratique, il faut donc aussi inclure toutes les contingences matérielles et pratiques : on ne peut pas commencer avec telle pulsation si l’on n’est pas capable de jouer le passage rapide du morceau à cette même pulsation.
P. L. : C’est très important, ce que vous dites. J’observe souvent, notamment dans la direction d’orchestre, que cette conscience est rare. Je ne peux pas commencer à une pulsation qui convient peut-être au commencement, sans tenir compte de ce qui viendra après. On commence très souvent avec une pulsation (qui peut effectivement convenir au commencement) avant de se rendre compte qu’il y a un passage où, soit on ne comprend rien, soit on ralentit mais avec le plus grand arbitraire, sans même se rendre compte de ce qu’on fait peut-être. C’est une pratique inconsciente, aveugle, aléatoire, arbitraire… mais qui n’a rien à voir avec la musique.
E. M. : Il n’y a pas de conscience du tout finalement…
P. L. : Très peu, trop peu. Par contre, vous trouverez toujours des critiques qui diront que c’est une interprétation originale… C’était un des chevaux de bataille de Celibidache qui disait : « Il n’y a rien à interpréter ». Le mot « interprétation » n’a pas sa place en musique. Il y a à « réaliser une cohérence ». Une cohérence vécue entre des sonorités qui ne peuvent pas se combiner n’importe comment. Soit je réussis à vivre cette cohérence, à la faire vivre dans les deux sens du mot c’est-à-dire (1) à l’amener à la vie et (2) à la faire vivre à d’autres, soit je n’y réussis pas. Si je réussis à la faire vivre, à la vivre moi-même d’abord, cette cohérence, cette continuité, c’est ce qui peut se passer de mieux. Moi-même, il m’a fallu un certain temps pour arriver à vivre cette expérience. C’est assez rare. On peut écouter, les autres ou soi-même, d’un bout à l’autre, sans avoir une pensée parasite, sans décrocher à aucun moment, sans avoir de flottements d’attention, sans se rendre compte du temps qui passe, sans se rendre compte où l’on est, qui on est, tout cela disparaît. On vit totalement dans la cohésion de ce parcours musical. J’avoue que je ne sais pas répondre à votre question de savoir ce qui fait la différence entre quelqu’un qui joue de façon musicale et quelqu’un qui joue de façon mécanique. J’ai des idées mais je n’en suis pas certain. Je crois que cela a beaucoup à faire avec la capacité d’écouter vraiment, mais aussi avec celle de comprendre le sens de ce qu’on fait : quel est l’intérêt de tout cela ? Pour cela, il faut en quelque sorte avoir la « connexion affective » avec la musique, c’est-à-dire sentir les intervalles et sentir que les intervalles sont des mouvements de notre affectivité. Là, on est très proche de Husserl et de Richir[3]. L’affectivité, ou disons le « contenu émotionnel du morceau », je n’ai pas à l’apporter avec moi. Il est déjà dedans. J’ai simplement, éventuellement, à le révéler, à l’extraire.
E. M. : Et pour cela à l’incarner. Si je ne suis pas touché, comment puis-je le révéler ?
P. L. : Absolument. Je suis tout à fait d’accord. C’est donc quelque chose qui passe par la Leiblichkeit. Je parlais de tension et de détente, c’est quelque chose qui se passe aussi dans mon corps, qui se passe avec la voix de façon très concrète : si je monte dans les aigus il y a plus de tension, de tonus, c’est plus chargé d’énergie, si je descends cela se détend et l’énergie s’atténue. C’est très physique, c’est très concret. La même chose vaut pour le rythme, la métrique, etc. C’est quelque chose qui est assez charnel en effet. L’enchaînement des intervalles est une expérience émotionnelle dans le meilleur des cas : je vais vivre des expériences émotionnelles grâce à la musique que je ne vivrais peut-être jamais dans la « vraie vie ». Je prends un exemple : chacun de nous, à l’adolescence, a fait pour la première fois l’expérience d’un chagrin amoureux. C’est quelque chose qu’on ne vit pas dans l’enfance mais qui se vit pour la première fois à l’adolescence. À ce moment-là mon monde émotionnel s’enrichit d’une expérience, presque d’une dimension d’expérience. La même chose vaudrait pour un voyage dans un pays tout à fait exotique, très dépaysant, où tout à coup je prends contact avec une dimension de l’affectivité que je ne soupçonnais même pas d’exister. Appelons cela l’« éducation sentimentale ». La musique est un vecteur d’éducation sentimentale tout à fait puissant, parce que je m’approprie l’univers émotionnel non pas seulement d’un compositeur mais – il faudrait dire – de chaque morceau. Chaque morceau est un cosmos émotionnel. Et chaque morceau que je m’approprie comme nous en avons parlé au tout début de notre entretien, vient se greffer sur mon propre monde émotionnel, l’augmenter, l’élargir. Un morceau que je m’approprie et que j’assimile, c’est comme vivre pour la première fois un chagrin amoureux, ou une joie amoureuse.
E. M. : Et pourtant, il y a ici des prérequis culturels car, je ne sais pas si vous avez des parents musiciens, mais vous avez peut-être été initié à la musique classique, non ? En ce sens, vous avez « appris » à entrer dans ce cosmos émotionnel.
P. L. : Oui et non. Mes parents ne m’ont pas mis en contact avec la musique avant l’adolescence, et ils l’ont fait un peu par acquit de conscience car ils n’étaient pas très sensibles à la musique classique. Ils se sont dit que, pour que leurs enfants soient correctement éduqués, il fallait qu’ils soient aussi au contact de cela. Ils m’ont acheté un ou deux disques et cela a été pour moi une révélation (j’avais 10 ou 12 ans à l’époque). Je me suis ensuite tout approprié tout seul, parfois contre les goûts et les valorisations/dévalorisations de mes parents. Mais tout cela est pour moi quelque chose d’assez secondaire, cela ne touche pas la chose elle-même pour moi.
E. M. : Je vous posais cette question parce qu’on dit parfois que la musique classique touche tout le monde, peu importe la culture, et parfois au contraire qu’on est touché parce qu’on a appris, que c’est notre contexte culturel, que la musique classique s’est répandue dans le monde entier mais qu’elle est en fait née dans un certain contexte et c’est parce qu’on a un certain bagage culturel, une habitude d’un certain type de musique, qu’on y est sensible. Le contenu émotionnel inhérent à la musique ne serait alors peut-être pas si inhérent que cela. On aurait peut-être appris à le décoder. En ce qui me concerne, je pense que la musique classique a quelque chose de très différent de toutes les autres musiques dans le sens où elle peut toucher des gens de cultures très différentes, peu importe d’où ils viennent. Il demeure pourtant cette objection, cette question : est-ce que le contenu émotionnel ne serait pas plutôt lié à notre aptitude à décoder tel ou tel mode comme joyeux, triste, etc. ? C’est pour cela que je vous pose cette question : avez-vous appris à décoder ou est-ce que vous avez été touché par quelque chose qui ne faisait pas partie de votre univers et dans lequel vous êtes entré ?
P. L. : C’est une question extrêmement complexe, je ne sais pas si nous allons pouvoir la résoudre dans le cadre de cet entretien, notamment parce que tout ce terrain est miné par une foule de malentendus auxquels je me suis souvent heurté. Il s’agit d’un sujet de discussions que j’ai souvent eues avec Marc Richir. Il pensait en effet que l’harmonie, le système tonal, toutes ces choses sont des institutions symboliques, purement culturelles. J’ai fait mes études musicales essentiellement en Allemagne. J’ai souvent constaté que le mot « tonalité » n’a pas tout à fait le même sens en Allemagne, même dans des études musicales tout à fait conventionnelles, standard, qu’en France. Lorsqu’on parle de « musique tonale » dans les institutions françaises, on se réfère vraiment à une entité historique, située historiquement entre 1600 et 1900. On fait référence à un système conventionnel, contingent, culturellement institué, certaines règles, des cadences, un langage – non : une « langue » au sens de Marc Richir. Je ne dis pas que cela est faux, mais je dis que cela n’est pas toute la vérité. Après tout, c’est quand même un Français, Jean-Philippe Rameau, qui a entrepris la tentative de montrer que toute l’harmonie occidentale est issue d’un phénomène physique qui n’a rien d’occidental et qui est celui de la série des harmoniques naturels. La série des harmoniques naturels est un fait physique, une donnée physique qui n’est pas purement théorique, c’est un phénomène sensible, cela fait partie de l’écoute concrète, de l’écoute plénière. Nous avons souvent fait cet exercice pratique avec Celibidache : nous étions réunis autour d’un grand piano à queue, un Bösendorfer de 3m de long, quelqu’un frappait une touche dans le registre du ténor, là où les cordes sont les plus longues et les harmoniques les plus riches, et cela durait, cela durait très longtemps, la résonance était extrêmement longue. Pendant cette résonance, les harmoniques apparaissaient, d’autres se superposaient, et ça disparaissait, ça apparaissait, encore et encore. Cette expérience est extrêmement riche. On entend les harmoniques ! On peut s’exercer à les repérer mais une fois qu’on a appris à les repérer, ils nous sautent aux yeux ! Lorsque vous écoutez quelqu’un comme Iégor Reznikoff chanter à l’abbaye de Vézelay par exemple, vous entendez les harmoniques dans l’espace acoustique qu’est l’abbaye, et vous avez à certains moments l’impression qu’un chœur de femmes chante avec lui, tellement les harmoniques sonnent. Ça monte dans les octaves, c’est incroyable.
Tout cela il faut l’entendre, l’intégrer, y réagir, en tenir compte, notamment dans le tempo. Les harmoniques ne sont donc pas quelque chose qu’on lit dans les livres d’acoustique mais quelque chose qui est palpable, audible, physiquement, concrètement présent à votre oreille dans le meilleur des cas. Un seul son est donc déjà tout un système de phénomènes. Il y a ce qu’on appelle le « son fondamental », et les harmoniques, qui se construisent autour de lui. Ça définit un champ de forces. Un champ relationnel, de relations possibles. Bien sûr, si vous jouez un deuxième son, en même temps que le premier, que vous faites se confronter, interférer l’un avec l’autre deux systèmes relationnels, les choses vont se confronter, se mettre en place d’une certaine manière qui n’est pas à votre disposition. Il va y avoir des rapports de priorité qui vont se former. Vous pouvez entendre ces rapports de priorité : certains harmoniques vont vaincre d’autres harmoniques, ils vont s’imposer, cela s’entend. Je peux évidemment ignorer ces relations de priorité qui s’établissent, elles s’établissent que je le veuille ou non. Je peux les ignorer ou alors je peux y prêter attention et me conformer à ces ordres de priorité. Se conformer à un ordre de priorité inhérent au phénomène, c’est de la tonalité. Ici, le sens du mot « tonalité » change complètement : il n’a plus rien d’historique, de conventionnel, de culturel, de symboliquement institué. La tonalité, c’est « être en contact avec le phénomène ou non ». Schönberg, qui pensait qu’il fallait libérer la musique des forces d’attraction tonales, est comme quelqu’un qui dirait qu’il faut se libérer totalement d’une architecture qui serait liée à l’attraction terrestre, à la force de gravité terrestre. C’est une invention théorique très intéressante mais totalement absurde !
E. M. : Celibidache insiste beaucoup sur l’écoute. Dans la masterclass que j’avais faite avec Konrad von Abel nous avions passé beaucoup de temps à écouter un son filé. Le but est d’apprendre à se mettre à l’accord, s’accorder avec le son naturel ?
P. L. : On peut le dire comme cela, mais c’est surtout pour se rendre compte de toute la complexité, la richesse du phénomène, de tout ce qu’il y a à entendre, de tout ce dont la plupart des gens ne se rend pas compte.
E. M. : Pensez-vous que l’on devient attentif au son tel qu’on le vit ? Qu’est-ce qu’on écoute en fait ? Est-ce que j’écoute le son tel qu’il est ou est-ce que j’écoute le son tel que je le vis ? Dans un certain sens, il me semble que lorsque je travaille mon violoncelle chez moi je suis attentive au son tel que je le vis. Je n’ai pas accès à l’essence de ce que c’est, du son vraiment.
P. L. : Les deux ne s’excluent pas mais il faut saisir un lien de priorité. L’enjeu est que rien ne m’échappe et que je sois effectivement attentif et réceptif à la totalité du phénomène. Ça, c’est plus difficile qu’on ne le croit. En un sens, notre écoute est le plus souvent sélective. Elle se focalise sur certains aspects au détriment de certains autres qu’elle élimine, qu’elle occulte. Ça, c’est culturel. Nous sommes habitués à n’écouter que partiellement. Là où cela devient un petit peu glissant, c’est qu’il faut aller jusqu’à se dire que, tant que je suis obsédé par l’idée et par l’intention « Il faut que j’écoute tout ! », cette idée va faire que je ne peux pas tout écouter puisqu’une partie de mon esprit est absorbée par cette idée.
E. M. : C’est là qu’il y a un fond un peu bouddhiste chez Celibidache…
P. L. : Exactement. Cela se justifie d’une façon tout à fait précise et rationnelle. Ce n’est pas du mysticisme gourou un peu fou comme on a parfois voulu le faire croire. C’est extrêmement sérieux. Il faut s’exercer à cette totale liberté pour être totalement réceptif et disponible à la totalité du phénomène. Il faut même que je me libère de l’idée de tout écouter, de vouloir tout écouter. Vouloir tout écouter, c’est ne pas y arriver. À la limite, on peut laisser cela. Allons plus loin. Admettons que ça y est, que je suis là à tout écouter et à saisir un seul son. Je fais l’exercice d’écouter un seul son pour me rendre compte de toute sa richesse et de toute sa complexité, mettons que j’y arrive ; si j’y arrive, alors je serai touché. Je ne peux pas être indifférent. Je ne peux pas ne pas recevoir quelque chose de ce que j’entends dans mon univers émotionnel. Il ne s’agit pas du son tel que je le vis, ou du son tel qu’il est, la question n’est pas là : si j’entends le son tel qu’il est pleinement en lui-même dans sa totalité, alors je peux le vivre. Le « je le vis » n’est pas un filtre déformant. Ce n’est pas une lunette subjective.
E. M. : Au contraire, ça donne une certaine attention à ce qu’on perçoit.
P. L. : Comment les choses se combinent-elles, soit en simultanéité, soit en succession, c’est-à-dire en enchaînement plus exactement ? C’est tellement subtil, la différence a l’air de rien, ça a l’air d’être une différence purement verbale, mais c’est en réalité une différence essentielle, c’est la différence entre la vie et la mort. Est-ce que je continue de chanter, de jouer, parce qu’il y a encore des notes qui sont écrites, parce qu’il y a encore des pages à tourner, par convention, pour une raison externe, non par une nécessité qui est interne au processus, ou est-ce que je continue de jouer parce que les forces qui m’ont porté jusqu’ici me portent plus loin ?
E. M. : C’est le temps qui porte, non ? C’est parce que c’est quelque chose de temporel : une fois que la musique a commencé, elle se déroule nécessairement, non ?
P. L. : Dans le meilleur des cas, oui.
E. M. : On libère les choses pour que cela puisse se dérouler presque tout seul.
P. L. : Oui.
E. M. : Les musiciens sur scène ont parfois l’air de ne pas être là, ils semblent lancer la musique et cela continue, et nous aussi en tant que spectateur, on fait cette espèce de voyage. On va au concert, on s’assoit, la musique commence, on la suit, puis on arrive à la fin. Cependant, en tant que spectateur on peut aussi s’arrêter, se laisser distraire, ou se laisser porter, écouter, être dans une réceptivité ouverte.
P. L. : C’est très subtil, il y a beaucoup de différences qu’il faudrait réussir à thématiser ici. Combien d’auditeurs sont vraiment présents dans une salle de concert ? Combien pensent à la dispute qu’ils ont eue la veille avec leur partenaire, combien lisent le programme (même si ça se comprend) ? Certains regardent l’heure, certains disent que c’est trop lent, trop rapide, d’autres s’ennuient, d’autres dont les idées flottent, vont ailleurs, font des associations d’images… Tout cela est extérieur.
E. M. : C’est peut-être une partie de ce champ dans lequel on reçoit la musique ? Finalement, cette capacité à écouter est la même qui est sollicitée lorsque j’essaye d’écouter mon chant intérieur. Dans les deux cas il s’agit d’être attentif au son dans toutes ses richesses. Mon chant intérieur a aussi des harmonies, une résonance… Ma professeure me disait toujours : « Écoute dans ta tête ! » Elle voulait que j’écoute vraiment ce qui se passait dans ma tête mais je n’avais jamais fait cela avant, c’était nouveau.
P. L. : Cela s’appelle « cultiver la représentation intérieure », et faire ensuite en sorte que le geste technique soit guidé par la représentation intérieure.
E. M. : Tellement guidé qu’on progresse techniquement… C’est ce qui a été le plus stupéfiant pour moi. Si mon corps progresse, fait le mouvement, cela veut dire que mon chant intérieur est incarné en quelque sorte. Il y a une sorte de Phantasieleib, un corps qui ne sera peut-être pas complet, mais où l’on aura la main qui tient l’archet, celle qui est sur le manche, la pression des genoux, etc. On va sentir son instrument en imagination. C’est parce que le chant intérieur est déjà incarné que le corps physique peut vraiment agir.
P. L. : Alors ça, c’est encore une étape intermédiaire, supplémentaire, dont nous n’avons pas encore parlé. Je suis d’accord avec vous : ma représentation peut aller jusqu’à anticiper en imagination le mouvement, les gestes, la posture, la détente du bras, etc. Il y a un autre parallélisme à faire ici : de la même manière que pour pouvoir recevoir avec justesse la teneur émotionnelle de la composition, je ne dois pas apporter déjà mes propres émotions qui pourraient brouiller celles qui sont dans la musique, je ne dois pas apporter avec moi une charge émotionnelle préalable extérieure à la musique pour pouvoir accueillir celle qui est dans la musique, je ne dois pas apporter avec moi des tensions musculaires parasites qui ne sont pas justifiées par la « réalisation » du chant intérieur (pour adopter votre terminologie). J’ai longtemps vécu avec une violoniste qui a un jour vécu une révolution quand on lui a montré que pour jouer du violon il n’était pas nécessaire de soulever le coude. Le coude est un moyen parmi d’autres de gérer le contact de l’archet sur la corde. Il faut se rendre compte de ce qu’on fait : il y a le poids de l’archet, il y a le poids de la main, il y a le poids de l’avant-bras, éventuellement le poids du bras entier, puis la pression que je peux en plus exercer avec ma musculature sur mon archet. Beaucoup (je prends l’exemple du violon mais ça peut être un autre instrument) jouent en exerçant une pression continuelle.
E. M. : Oui, c’était mon cas. J’ai donc dû réapprendre à m’asseoir, à baisser les épaules, à tirer le bras droit non pas vers moi mais comme une danseuse classique, vers l’avant. Cela dit, on ne peut baisser les épaules que tant qu’on laisse tomber son bras sur l’instrument, si ce n’est pas le cas il faut exercer une force, et cette force vient des épaules. Ce travail de posture fait aussi partie du chant intérieur car, tant que je n’avais pas entièrement remodelé ma posture, je n’étais pas capable de jouer ce que j’entendais dans ma tête. Cela a donc été une partie importante du début de mon travail de recherche. Cela a été douloureux, j’en ai pleuré de ne pas arriver à remodeler cette posture fausse depuis 10 ans. C’était pourtant nécessaire parce que, tant que ma posture était fausse, je ne pouvais pas exprimer la musique que j’entendais dans ma tête. Tout est lié. Le côté fascinant du chant intérieur est, pour le phénoménologue, cet aspect incarné. Il ne s’agit pas du tout d’une image mentale sonore mais bien de quelque chose de vécu par toute la personne. Je pense qu’on ne peut pas imaginer certaines choses si l’on n’a pas le corps qui va avec. C’est pour cela que j’ai développé l’idée du « corps du musicien » comme un type de Phantasieleib. Je pense que c’est vraiment la spécificité de ce phénomène.
P. L. : Je suis totalement d’accord avec vous. Vous voyez comme le parallélisme est saisissant : pour jouer du piano, du violoncelle, diriger, vous avez une posture de départ. Je ne peux pas dire que vous êtes comme un légume. Vous avez besoin d’être assis sur votre chaise et de vous tenir droite, et de tenir votre violoncelle. Néanmoins, on peut bien dire qu’il y a des tensions musculaires parasites qui ne sont pas nécessaires et qu’en principe il est possible de s’en débarrasser. On peut donc envisager une espèce de posture de départ qui soit avec une tension zéro. Cela ne veut pas dire qu’on est un mollusque. On a un squelette. Tension zéro signifie qu’il s’agit d’une posture à partir de laquelle tout est possible, tous les mouvements sont à notre disposition, dans toutes les dimensions, rien n’est déjà préfigé, prédéterminé. Tous les mouvements, toutes les postures que je vais prendre son exclusivement commandées par la musique, par le chant intérieur. C’est un idéal.
E. M. : Certains professeurs disent qu’on peut s’asseoir comme on veut mais ce n’est pas vrai. Je me souviens de la professeure de violon de mon frère qui lui reprochait de se tenir à cloche pied quand il jouait. Elle voulait qu’il mette ses deux pieds au sol parce que c’était nécessaire pour son équilibre. Il y a tout un versant pédagogique qui devrait être expliqué par la musique au lieu d’enseigner une posture sans dire pourquoi elle est nécessaire. Cela est aussi valable pour l’écoute : on ne peut pas écouter la musique n’importe comment, je pense.
P. L. : Le parallélisme entre le corps et le monde émotionnel est le suivant : de la même manière qu’il est souhaitable qu’on ne développe pas de tensions parasites avant de commencer, il est souhaitable que nous n’ayons pas des émotions parasites que nous apportons de l’extérieur au moment de commencer le processus, le parcours, l’itinéraire émotionnel qu’est un morceau de musique.
E. M. : Et cela fait partie de l’épochè d’un certain sens.
P. L. : Voilà. Me libérer de toute émotion pour être absolument, moi-même, cette surface d’eau parfaitement plane qui va être mise en remous par les enchaînements d’intervalles que je vais faire vivre.
E. M. : Je deviens une condition de possibilité finalement.
P. L. : Tout à fait.
E. M. : Merci encore, c’était passionnant…
[1] http://christophschlueren.com/cantability/
[2] https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Edmund_Husserl/124519