Entretien avec Bernard Ollivaud, tourneur sur bois

(fait le 7 juillet 2022 par Ellen Moysan à Batz-sur-mer, France)

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Interviewer : Ellen Moysan
Interviewé : Bernard Ollivaud

Ellen Moysan : Je travaille en général sur le « chant intérieur », cette musique que les musiciens se chantent « dans leur tête » lorsqu’ils jouent de leur instrument, composent, ou improvisent, mais je me suis aperçue en discutant avec d’autres artistes que tous les artistes avaient quelque chose comme un « chant intérieur », une vision imaginaire de ce qu’ils réalisent ensuite par leur art, une représentation de ce qu’ils veulent produire. Lorsque vous travaillez un pied de lampe par exemple, vous visualisez ce que vous voulez produire, et ensuite, lorsque vous travaillez, vous travaillez à la fois en vous concentrant sur ce que vous êtes en train de produire, et ce que vous voudriez produire mais que vous ne faites pour le moment qu’imaginer. Pour la musique je parle de « chant intérieur » mais vous, comment appelleriez-vous cette vision de l’objet à réaliser ? Comment est-ce qu’elle vous vient ?

Bernard Ollivaud : Bien souvent cela vient du bois : je vois le morceau de bois, et j’imagine déjà la pièce à réaliser en fonction du morceau de bois lui-même, en fonction de sa forme première. C’est un peu comme cela que ça se passe pour les gens qui font de la sculpture sur souche : ils regardent la souche, et ça leur vient presque instantanément d’imaginer telle ou telle chose avec la souche, parce que la souche les amène à penser à quelque chose en particulier.

E. M. : Hum.

B. O. : J’ai un ami, Daniel Mezzalira[1], qui fait de la sculpture sur souche au Pouliguen, il passe des heures à regarder la souche avant de la sculpter. Moi, c’est un peu pareil. Après, je joue sur les couleurs de bois parce qu’il faut arriver à faire quelque chose qui est agréable à regarder mais aussi qui soit faisable. Je crois qu’il y a deux choses importantes dans la production d’une pièce : il faut d’abord penser la pièce, ce qu’on veut réaliser, et il faut ensuite que les mains soient capables de la réaliser. En ce qui me concerne, il m’arrive d’imaginer un objet, et de devoir ensuite fabriquer les outillages pour pouvoir le faire. C’est aussi quelque chose que j’aime : fabriquer l’outil pour pouvoir réaliser ce que l’on vient de penser. Ces outils ne vont peut-être ne servir qu’une fois, mais ça ne fait rien. On peut tout de même réaliser ce qu’on voulait faire.

E. M. : Que fabriquez-vous comme types d’outils ?

B. O. : Je peux faire un montage qui permet de tenir le morceau de bois pour arriver à l’usiner dans une certaine position.

L’outil principal est le tour, quelque chose d’horizontal. Même s’il y a des gens qui travaillent excentrés, qui décalent les morceaux de bois et ainsi de suite, pour pouvoir faire un peu de tout, on travaille en général levé. En ce qui me concerne, j’aime travailler les outils, notamment parce que mon métier en tant que mécanicien était précisément de fabriquer des outils.

E. M. : Quel est votre parcours ?

B. O. : J’ai commencé par l’« apprentissage » aux chantiers de l’Atlantique à Saint Nazaire, j’ai passé un C.A.P. d’ajusteur (l’ajusteur est celui à qui on donne la pièce et qui va l’ajuster pour qu’elle puisse se monter et la régler).[2] Cela peut se faire de différente manières. L’ajustage principal est la ligne : fabriquer des pièces et les ajuster à la ligne. C’est ce qu’on apprend. Ensuite j’ai utilisé des machines comme le tour mécanique en métaux, la fraiseuse, mais surtout ce qu’on appelle des « tours traditionnels ». Ce ne sont pas des tours numériques qui utilisent des programmes, ils sont créés par des gens pour usiner les pièces. Dans notre cas, c’est nous qui usinions directement avec ces machines. Finalement j’ai donc toujours été un peu dans ce genre de métiers, à utiliser ce genre d’outils. Après cela, j’ai eu la chance de rentrer dans une société de moteurs : nous faisions la mise au point de moteurs prototypes qui n’existaient pas encore. C’était vraiment intéressant parce qu’on ne faisait jamais la même chose, on devait faire une recherche pour trouver la solution nous permettant de faire ce qu’on avait à faire. Quand cette société a fermé, j’ai ensuite été engagé par une autre société à Trappes, dans le laboratoire de prototypes, pour travailler avec tout ce qui était prototypes d’avions et d’hélicoptères. C’est comme ça que j’ai changé d’activité tout en étant toujours dans le même genre de démarche.

E. M. : Au début, vous n’avez pas travaillé avec du bois. Quelles étaient les matières avec lesquelles vous étiez en contact ?

B. O. : Acier, aluminium, laiton, fonte, tous les métaux. Mais j’ai toujours été un amoureux du bois. C’est pour cela que je suis revenu vers le bois plus tard. Toujours est-il qu’il y a une continuité : avec ce que je fais aujourd’hui dans le bois, je reproduis ce que je faisais avant sur les métaux.

E. M. : Il y a cependant une différence entre votre premier métier et ce que vous faites maintenant n’est-ce pas ?

B. O. : Bien sûr, cela n’a plus rien à voir. J’étais professionnel dans la mécanique et la mécanique est quelque chose de très figé.

E. M. : Parce qu’il faut reproduire le même objet ?

B. O. : Voilà. On vous donne un plan et vous devez faire cette pièce au plan qu’on vous a donné. On ne vous donne pas le loisir de choisir ou de faire ce que vous avez envie de faire.

E. M. : Ce qui signifie que cet objet intérieur, cette image intérieure, n’était pas quelque chose que vous inventiez mais quelque chose qui vous était donné, c’est cela ?

B. O. : D’un certaine manière si, je l’inventais quand même : à partir du moment où on me donnait une pièce qu’il fallait que je monte dans une autre, il fallait fabriquer un outillage pour pouvoir mettre la première dans un deuxième, cet outillage il fallait le créer, l’inventer et le fabriquer. C’était aussi mon rôle quelque part. C’était ça, mon métier. Bien entendu, il y avait toute une équipe de gens qui faisaient, et moi j’étais là pour les aider, pour fabriquer des outillages, c’était la raison pour laquelle j’avais été embauché. Dans ce travail, on vous amenait des pièces dans une palette et on vous disait : « voilà, il y a tout, il faut que ça marche ».

E. M. : La différence entre ce que vous faites maintenant et ce que vous faisiez alors est qu’auparavant, vous construisiez un objet « utile » qui devait fonctionner et être « sûr »…

B. O. : Oui. Il devait absolument fonctionner parce que si vous construisez des commandes d’avions qui ne marchent pas les conséquences sont graves.

E. M. : Dans votre premier métier il y avait une fonction de l’objet, peut-on toujours parler d’utilité dans l’artisanat ?

B. O. : Oui, les objets que je fais à présent sont « utiles ».

E. M. : En revanche, ce n’est pas de l’art car l’art n’a pas de fonction utile et est uniquement tourné vers le Beau.

B. O. : Voilà. C’est en quelques sortes ce que le service des impôts m’a expliqué : j’aurais fabriqué des choses qui ne servent à rien mais qui sont jolies, j’aurais pu me considérer comme artiste, mais étant donné que je fabrique des salières, des poivrières, etc., je relève de l’artisanat. C’est de l’utilitaire donc ça devient de l’artisanat. On n’a pas les mêmes conditions administratives si on se déclare artiste ou artisan. Ce n’est pas la même chose.

E. M. : Qu’est-ce qui change entre les deux statuts ?

B. O. : Il y a beaucoup de choses qui changent : de part mon statut, je peux aller dans certaines expositions mais pas dans d’autres. Mais je dois dire que je trouve le terme d’« art » assez galvaudé de toute façon. On qualifie parfois d’art des choses qui, à mon sens, n’en sont pas.

E. M. : C’est une question qui m’intéresse. Est-ce que vous pensez que c’est la technique qui fait la différence ? Pour un musicien, on ne peut pas se dire musicien si on ne maîtrise pas au minimum une technique instrumentale. On sait ou on ne sait pas jouer de son instrument. Dans d’autres arts, les choses ne sont pas aussi claires. Dans votre cas, c’est pareil, il y a une véritable technique de réalisation : il y a un concept, et pour le réaliser il faut avoir du métier.

B. O. : Oui. Dans mon cas, le « métier » vient également de ce que j’ai pu faire avant. J’ai souvent trouvé des solutions pour réaliser ce que j’avais à faire sur la route…

E. M. : Vous voulez dire en conduisant ?

B. O. : Oui ! J’avais des heures de conduites, et en conduisant, j’avais de nouvelles idées. Le travail ne se fait pas que derrière la machine. On vous donne la responsabilité de construire une pièce qui sera ensuite montée sur d’autres appareils, il y aura des vies en jeu, il y a une vraie responsabilité. Il est donc important d’avoir une vision précise de ce que l’on veut faire pour parvenir à un bon résultat. Cette capacité à visualiser des solutions pour construire l’objet, je l’utilise encore aujourd’hui dans mon travail du bois.

E. M. : Vous pensez que le fait de voir cette solution se fait grâce à des associations ? Lorsque j’ai interviewé des compositeurs, certains m’ont dit qu’ils avaient de nouvelles idées grâce à souvenirs qui leur remontaient en tête, des musiques qu’ils avaient déjà entendues et dont ils se souviennent tout d’un coup, des couleurs de sons, des associations qui se font, des connections qui se font…

B. O. : C’est clairement ça : on a une mémoire de ce qu’on a pu faire, réaliser.

E. M. : De ce qu’on a touché également ?

B. O. : Oui, même si pour moi c’est la vue qui est la plus importante. Je peux aller visiter un musée par exemple, je vais voir une pièce, je vais garder la forme de la pièce en mémoire pour essayer ensuite de réaliser la même chose. Je ne fais pas une copie. Cependant, la manière dont une pièce que je vois est faite va m’amener à repenser à ce que moi, je fais, à avoir de nouvelles idées. La mémoire visuelle est donc très importante.

E. M. : Oui, ce n’est pas une copie. Si c’était une copie, vous referriez la même chose que quelqu’un d’autre, ça resterait extérieur à vous, alors que ce que vous me dites maintenant c’est que ce que vous voyez s’intègre dans votre propre monde, dans votre imaginaire, etc.

B. O. :  Oui. Finalement, cela n’a pas été simple de passer du milieu très figé de la mécanique où on fait ce qu’on nous dit de faire à mon activité d’aujourd’hui. Même si l’outillage a quelque chose de plus créatif parce que c’est ce qui permet de monter une autre pièce. Cependant, cet outil part ensuite dans une usine pour être monté en série. Dans mon travail du bois, il fallait que je visualise le dessin et la forme de ce que j’avais à faire ainsi que la manière dont il fallait positionner les morceaux de bois pour obtenir cette forme. C’est ce processus qui m’a fait faire des erreurs au départ : je voyais le dessin, je collais, et je faisais des erreurs dans la réalisation.

E. M. : Comment ça ?

B. O. : Une fois j’ai collé mes morceaux de bois, je voulais faire des volutes sur l’extérieur mais elles se sont en fait retrouvées à l’intérieur. Je m’étais complètement trompé dans mes collages. Cependant, ce genre de problème est spécifique au bois.

E. M. : Au niveau de la technique, qu’avez-vous appris ? Vous avez appris à faire les outillages, vous avez appris à dessiner…

B. O. : Oui. J’ai fait du dessin industriel. Personnellement, j’ai essayé la peinture, j’ai fait des expositions, mais il me manquait la dimension technique.

E. M. : Dans le sens où vous aimez manipuler l’objet ?

B. O. : Oui. Un tableau, une fois qu’il est fait, on l’accroche. C’est fini. Cela dit, j’ai toujours aimé ce genre de choses. Lorsque j’habitais dans la région parisienne, il y avait ce qu’on appelle des « maisons pour tous », « maisons du peuple ». On y trouvait des choses intéressantes : ils donnaient des cours pour ceux qui voulaient apprendre différentes choses, être bourrelier par exemple (le métier qui permet de travailler le cuir). C’est comme ça que j’ai appris à travailler le cuir, j’allais chercher mes peaux, j’ai fabriqué des cartables… Je voulais savoir comment ça marchait : j’apprenais les coutures de bourrelier, les coutures de cordonnier… J’ai ainsi appris, trouvé cela très intéressant, et cela participe de mon travail actuel également finalement.

E. M. : Et pourtant, vous n’utilisez pas du tout de structure de cuir maintenant, non ?

B. O. : Je suis en train d’y penser parce que j’ai rencontré quelqu’un qui travaille le bois en introduisant le travail de la peau de poisson du côté d’Arcachon. Marielle, de la tannerie FEMER [3]donne un cuir avec des couleurs absolument fantastiques. Elle arrive à faire des choses extraordinaire. . C’est quelque chose qui m’intéresse vraiment : j’essaye d’aller rechercher des choses qui sortent de l’ordinaire, qu’on n’a pas l’habitude de voir.

E. M. : Finalement, en ce qui concerne la technique, vous aimez le travail de la matière, mais qu’est-ce qui vous a intéressé dans le bois ?

B. O. : Dès petit, j’aimais beaucoup faire des maquettes en bois. C’est toujours resté. Un jour, un collègue m’a montré son tour en bois, proposé d’essayer, et j’ai accroché. Je me suis alors fabriqué mon tour et c’est toujours celui que j’utilise actuellement. Les tourneurs sur bois fabriquent souvent des objets pratiques : salières, poivrières, etc. D’une certaine manière, c’est assez figé, c’est toujours un peu la même chose.

E. M. : Est-ce que ce que vous faites est un proche de la marqueterie ?

B. O. : Pas tellement parce que la marqueterie consiste à coller des feuilles de bois de moins d’1mm d’épaisseur pour obtenir des dessins, c’est assez différent. En revanche, je m’intéresse beaucoup à l’école Boulle de Paris[4]. Je suis fascinée par ce qu’ils étaient capables de faire à l’époque de Boulle[5], avec l’outillage qu’ils avaient.

E. M. : Est-ce que vous avez beaucoup lu, regardé des livres d’arts pour vous inspirer ? Un musicien qui travaille une partition de Mozart va s’intéresser au contexte historique et culturelle dans lequel vivait le compositeur, est-ce que vous avez fait un travail de connaissance de l’histoire des objets, du tournage sur bois, des machines ?

B. O. : Je me suis intéressé à l’histoire des machines, je suis allé voir les anciens tours, j’ai essayé de voir comment les gens travaillaient. Vous savez qu’on fait beaucoup de fêtes du Moyen-Âge maintenant. On y voit souvent des tourneurs qui travaillent à partir de tours à l’ancienne. On voit alors ce qui peut être fait avec des tours très rudimentaires.

E. M. : Il y a un aspect un peu archéologique : on va rechercher des outils d’autrefois, on les reconstruit.

B. O. : Oui, c’est ça.

E. M. : Comment fonctionne le tour ?

B. O. : Il y a une roue qui est montée sur un axe et qui tourne, on usine ensuite devant.

Bien sûr, il y a plusieurs types de tours possibles. L’activité est ensuite relativement physique (c’est pour ça que c’était jusqu’à il y a peu de temps presque seulement masculin).

E. M. : Pour le musicien, apprendre le métier consiste aussi à développer un corps de musicien : le violoncelliste va développer des muscles dans les bras, dans le dos pour tenir l’instrument, le clarinettiste va développer une musculature de la bouche, de la gorge… Pouvez-vous dire qu’il y a aussi un « corps du tourneur » ?

B. O. : Je ne pense pas. Par contre il y a des positions à apprendre pour ne pas souffrir.

E. M. : Le corps ne prend pas part à l’action de sorte qu’on peut parfois se souvenir par le corps ? Au violoncelle, je peux avoir oublié une mélodie et finalement m’en souvenir parce que mes doigts se souviennent. Le corps a appris, il a développé certaines positions, des enchaînements, et si j’arrête de jouer pendant un certain nombres d’années, je vais perdre cela et je vais avoir à reconstruire ce corps pour pouvoir continuer à jouer de la musique. En ce sens, le corps développé par la pratique nous aide à créer.

B. O. : Pour faire du tour, il faut savoir « danser ». Il faut pouvoir faire corps avec l’outil. Il y a des ciseaux en bois pour les menuisiers et des gouges pour les tourneurs.

Ce n’est pas la même chose : on ne doit jamais tourner les ciseaux en bois, ce serait très dangereux. Les outils de tourneurs ont des manches très longs. On bloque et on danse devant la roue. Il faut donc savoir danser car c’est le moyen le plus sûr de tenir l’outil correctement. La pièce de bois tourne et vous emporte avec elle.

E. M. : Il faut donc résister une pression en gardant une certaine flexibilité.

B. O. : J’en ai discuté avec des jeunes qui faisaient du tour et rencontraient des problèmes parce qu’ils n’avaient pas compris qu’il fallait bien se bloquer. On peut reprendre une pièce sur une dizaine de millimètres simplement en dansant, en faisant un petit écart.

E. M. : Est-ce qu’il y a des étapes dans le travail ? Lorsque je travaille une partition, je commence par « nettoyer » (les notes et le rythmes doivent être mis en place), puis il faut raffiner l’interprétation (travailler les phrasés, la dynamique), et dans un troisième temps je vais faire un travail de détail. Il y a donc un travail de raffinement progressif au cour duquel je me chante la mélodie dans ma tête, j’imagine comment la mélodie doit sonner etc. Pouvez-vous identifier des étapes de travail vous aussi ?

B. O. : Bien sûr. Au début nous avons une masse de bois brute qui n’est pas usinée, pas travaillée. Il faut donc déjà commencer par faire l’extérieur. On travaille ensuite l’intérieur pour avoir la même épaisseur partout.

E. M. : Vous creusez ?

B. O. : Oui. Et je trouve ça très ludique d’une certaine façon. Il y a une technique, et lorsqu’on a la technique, les choses se font. Il y a ensuite différentes manières de faire, selon les régions par exemple.

E. M. : Une fois la masse brute nettoyée, que faites-vous ?

B. O. : Lorsque j’ai commencé à poncer la pièce, à visualiser quelque chose, je dessine ma pièce sur du papier.

E. M. : Vous incluez les volumes, les masses, et les proportions dans votre dessin.

B. O. : Oui. Je note également les bois à utiliser parce que tous les bois ne réagissent pas de la même façon au tournage et on ponçage. Le sapin est plus dur par exemple, il faut donc poncer dans les trous.

E. M. : Vous vous adaptez au bois finalement.

B. O. : Oui. Il m’est arrivé assez souvent de tourner un morceau de bois et d’avoir des veinures qui apparaissent dans le bois que je n’avais pas pu voir parce que c’était à l’intérieur. Dans ce cas, je change mon fusil d’épaule et je fais autre chose avec la pièce pour conserver l’aspect original du bois. Je suis là pour « magnifier » le bois, pas pour le soumettre. C’est le bois qui commande, et suivant la forme que je vais faire, je peux calculer tous les petits morceaux dont je vais avoir besoin pour fabriquer la pièce. Puis je coupe le morceau, et je commence. Le tournage n’est finalement qu’une petite partie.

Quand vous avez à faire une pièce qui contient plus de 300 morceaux, il faut être extrêmement précis. Il faut que chaque morceau soit bien fait pour que le montage créé un bloc lorsque tout est bien collé ensemble. Si les morceaux ne sont pas bien collés, vous perdez l’uniformité de l’ensemble, et quand vous tournez, l’ensemble peut éclater.

E. M. : Une fois que vous avez fini de coller, vous réutilisez votre outil ?

B. O. : Bien sûr : quand j’ai fini, je dois réusiner la pièce. J’ai parfois eu de la casse. Lorsque j’utilisais des colles qui n’étaient pas adéquates par exemple. A présent j’utilise des colles adaptées à l’alimentaire parce que je travaille des objets qui vont être au contact avec des fruits, du poivre, du sel. Il faut donc faire attention.

E. M. : Est-ce que vous utilisez des colles différentes pour des bois différents ?

B. O. : Non. J’utilise toujours la même colle, très performante, qui vient d’Angleterre. Il n’y a pas beaucoup de choix de colles agréées alimentaire de toute façon. L’avantage est aussi qu’elle ne se décolle pas, ne ramollit pas, même si on trempe la pièce dans l’eau.

E. M. : Oui. C’est important parce que votre pièce va être utilisée : elle va être lavée par exemple.

B. O. : Exactement. Une dame m’a une fois ramené une pièce qui s’était décollée parce qu’elle avait été laissée dehors. Depuis, j’utilise cette colle. Les produits de finition comptent également. En effet, la finition est plus de 50% de la pièce elle-même.

E. M. : C’est un peu comme en musique. On voit les professionnels dans leur manière de raffiner les choses. En tant qu’amateur, je sais mettre en place mon interprétation mais j’ai du mal à savoir raffiner. Je me souviens comment une de mes professeures m’a une fois fait travailler une mesure pendant une heure, elle m’a fait travailler 4 notes pendant une heure afin de me montrer ce que c’est vraiment que travailler.

B. O. : Voilà. Je dois faire attention à l’utilisation. Même quand je fais des toupies pour les enfants, je dois faire attention si les feutres que j’utilisent ne vont pas poser problème si les enfants mettent la toupie dans la bouche. J’ai en quelques sortes un cahier des charges à respecter lorsque je travaille. Ma technique de tournage s’appelle le « tournage segmenté » : je fais des petits morceaux, je les assemble par collage, et je finis.

Cependant, le problème de cette technique est qu’il y a des trous entre chaque segments et on ne peut pas les traiter. Lorsque la pièce est en bois plein, on peut nettoyer toute la surface et protéger. Pour savoir comment faire, j’ai directement appelé une école de menuiserie et je leur ai envoyé des photos. Le chef d’atelier m’a répondu et m’a conseillé de faire  tremper les pièces dans un bain. Il m’a ensuite envoyé les produits, compatibles avec l’alimentaire, qu’ils utilisaient. C’est comme cela que mes pièces peuvent maintenant être protégées, même dans les espaces.

E. M. : Oui parce que le bois est vivant, des choses peuvent rentrer dedans.

B. O. : Bien sûr. Je fais donc un bain d’huile, puis je laisse à sécher pendant trois ou quatre jours. Cependant, il faut faire attention à ne pas faire ce séchage n’importe comment : j’ai un jour laissé la pièce en plein soleil et l’huile a coulée sur la nappe et a commencé à s’en aller. Je n’ai plus refait l’erreur après !

E. M. : Comment faites-vous sécher maintenant ?

B. O. : Je mets au micro-onde.

E. M. : Vous travaillez beaucoup en autodidacte ?

B. O. : Beaucoup oui. C’est aussi une question de moyen : faire une semaine de stage coûte relativement cher.

E. M. : Il faut compter l’achat du bois aussi n’est-ce pas ?

B. O. : Les outils surtout. Pas tellement le tour mais surtout les outils parce qu’il en faut beaucoup, cinq ou six. Ils coûtent au final plus cher que le tour. Cependant, je crois que ce n’est pas tant le coût qui me pousse à travailler seul que mon propre plaisir à découvrir les choses tout seul. La chance que j’ai eu est que au centre d’apprentissage des chantiers de l’atlantique, nos professeurs étaient des compagnons qui connaissaient leur métiers et nous ont transmis leur savoir faire.

E. M. : En ce qui vous concerne, comment cherchez vous à progresser dans votre pratique ? Vous voulez utiliser plus de pièces, rendre cela plus beau ?

B. O. : On évolue sans cesse. Dès qu’on a finit une pièce, on pense déjà à la suivante qui sera un peu plus complexe, un peu plus belle. On est toujours tourné vers la suite. Un jour que j’étais bloqué, je suis allé voir un ami pour lui demander de me montrer comment il faisait. Cela m’a permis d’avancer. Je conseille donc toujours aux gens qui viennent me voir et me posent des questions d’aller voir les gens.

E. M. : Oui. Il faut écouter.

B. O. : Ils vont vous montrer comment faire, ils vont vous montrer les outils, comment les utiliser. Une pièce qui tourne à 2000 tours est toujours dangereuse, il faut donc savoir y faire, travailler en sécurité, et pour cela apprendre les bons gestes.

E. M. : Apprendre avec des maîtres fait gagner du temps.

B. O. : Oui, de la sécurité aussi. Quand vous avez une pièce qui pèse lourd et qui part à 2000 tour, cela peut être très dangereux : le bois peut se fendre…

E. M. : … il  y a des éclis…

B. O. : Voilà. Il faut se protéger avec un masque. Il faut savoir enclencher les arrêts d’urgences sur la machine, etc. Toutes les machines actuelles sont équipées mais cela reste dangereux. C’est pour cela que, lorsque je fais des démonstrations en public, je fais toujours la même chose : des toupies pour les enfants que j’usine, coupe, et qui fonctionnent tout de suite. Un père de famille m’a un jour demandé si je pouvais fabriquer la toupie d’un petit devant lui. Plus j’avançais dans mon travail, puis je voyais le petit ouvrir les yeux. Je lui ai demandé s’il voulait de la couleur, j’ai ajouté du noir, du vert, du rouge avec des feutres, il était ravi !

E. M. : Il y a un côté relativement simple finalement.

B. O. : Oui. Une petite pièce comme ça est très parlante parce qu’on la fait et elle marche tout de suite. Le petit a essayé sa toupie, ça lui plaisait, puis son père m’a dit : « celle-là il va la garder parce qu’il l’a vu faire ».

E. M. : Cela avait du sens pour lui.

B. O. : C’est cela. Le petit m’a alors dit : « en fin de compte, c’est facile de faire une toupie ! ».

E. M. : C’est comme avec un grand musicien, il a l’air de faire les choses sans efforts donc on croit que c’est facile mais le résultat que l’on voit a demandé des années de pratique.

B. O. : Exactement. Son père lui a expliqué que non, ce n’était pas si facile. Et il avait raison. Cependant, je trouve ça bien aussi que l’enfant ait pensé que c’était facile : s’il pense que c’est compliqué à faire, il n’essayera jamais. Alors que s’il a trouvé que ça avait l’air simple, il va peut-être s’y mettre lui-même plus tard.

E. M. : Vous m’avez dit au début que ce genre de métier revenait, comment expliquez-vous ça ?

B. O. : Je pense que les gens veulent recommencer à faire des choses de leurs mains. Regardez le nombre de gens qui travaillent des sacs dans les expositions, qui en font à partir de vieux jeans, etc. Le côté recyclage plaît aussi : utiliser des abat-jours de cuisine pour faire des pièces, utiliser des chutes de bois pour faire des objets…

E. M. : Vous n’achetez jamais de bois ?

B. O. : Très rarement. Je vais plutôt chez les menuisiers et je leur achète les chutes de bois qu’ils vendent pour allumer le feu. Une partie va au feu parce que je ne peux pas faire grand-chose avec, quand à l’autre, je la taille.

E. M. : Finalement, votre pratique vous permet de rentrer dans un cercle vertueux de recyclage où rien ne se perd.

B. O. : Tout à fait. Je vais très souvent chez Emmaüs pour reprendre du bois. Ma chance est que je n’ai pas besoin de gros morceaux avec la technique que j’ai choisie.

E. M. : Vos petites pièces font la taille d’un doigt à peu près ?

B. O. : Oui, 10mm d’épaisseur sur 20 de large. Je coupe, je rabote pour avoir la même épaisseur partout, et ensuite je n’ai plus qu’à faire mes pièces. Le gros avantage de cette technique est qu’on économise énormément de bois. Ensuite, je donne le surplus à une amie qui fait de la céramique.

E. M. : Rien ne se perd !

B. O. : C’est cela. J’utilise parfois même des planches que les gens ont chez eux et me vendent à bas prix. Bien entendu, il existe des « bois précieux » qui sont plus chers. Après, grâce à la technique que j’utilise, je peux utiliser des couleurs de bois différents, et ensuite également ajouter de la couleur. J’utilise beaucoup la couleur du bois naturel pour obtenir ensuite quelque chose. Cela ouvre des perspectives importantes dans le processus de création de la pièce. On peut utiliser des bois de différentes couleurs pour faire un stylo, et cela va vraiment le faire sortir de l’ordinaire.

E. M. : Qu’est ce qui va faire qu’une pièce ne vous conviendra pas, que vous ne serez pas satisfait ?

B. O. : Bien souvent, la forme. J’ai dessiné la pièce à l’échelle avant, je ne la fais jamais au hasard. Cela me permet de la visualiser et d’avoir un visuel qui est beau, dans la logique de la pièce, de comprendre comment faire l’arrondi pour pouvoir garder une harmonie, une unité dans la pièce. Cela permet aussi, pour une petite boîte par exemple, de mieux visualiser comment faire le couvercle, comment les deux parties doivent s’emboîter. On a une meilleure compréhension de l’aspect de la pièce. Ensuite, cela permet de montrer mes pièces à un tiers qui va juger et faire des propositions.

E. M. : Oui, la critique permet de progresser.

B. O. : Tout à fait. Quelqu’un qui a un œil acéré va pouvoir faire des propositions pour améliorer la pièce.

E. M. : Est-ce que cela vous arrive de refaire deux fois la même pièce ?

B. O. : Non, jamais. Je peux faire des pièces similaires mais pas identiques. Pour qu’elles soient identiques, il faudrait trouver le même bois (ce qui est quasi-impossible), il faudrait avoir exactement les mêmes dimensions (ce qui est assez difficile). En fait, si vous voyez deux pièces identiques, c’est souvent qu’elles ont été faites en machine. C’est quasiment impossible de faire deux fois la même pièce. Faire une pièce demande une finition très importante car la première chose que les gens vont voir, c’est le défaut. L’œil va tout de suite prendre la pièce en vue et voir ce qui ne va pas. Il est donc difficile de faire la même pièce, deux fois, avec le même degré de finition.

E. M. : L’exposition est une manière d’obtenir des critiques extérieures n’est-ce pas ?

B. O. : Oui. Et c’est d’autant moins difficile pour moi d’aller demander des critiques que je fais cela uniquement pour le plaisir, pour m’occuper les mains, que je n’ai pas de pression alimentaire, et que je suis donc libre vis-à-vis de ce que je fais car c’est un surplus.

E. M. : Comment fixez-vous les prix de vos pièces ? 

B. O. : Au début je mettais des prix relativement bas mais je me suis ensuite rendu compte qu’en dessous d’un certain prix, cela n’intéressait pas les gens, ou ils ne pensaient pas que c’était fait à la main. J’ai donc créé des panneaux pour montrer qu’il s’agit de mon travail, pour expliquer en quoi tout ce qui est présenté lors d’une exposition est fabriqué par moi-même. J’ai réhaussé mes prix après qu’un ami peintre m’ait dit : « c’est ton travail, et ça, ça se paye ».

E. M. : Oui, lorsqu’on achète votre pièce, on achète votre créativité, la rareté de la pièce…

B. O. : Exactement. C’est pour cela que je fais des pièces uniques.

E. M. : Vous les signez ?

B. O. : Oui. Je garde le plan et la photo de la pièce, c’est ma mémoire de ce que j’ai déjà réalisé, pour ne pas refaire la même chose. Je ne souhaite pas que quelqu’un revienne un jour vers moi en me disant : j’ai vu la même ailleurs, ce n’est pas si unique que cela.

E. M. : la capacité à renouveler perpétuellement sa créativité fait partie du métier d’artisan ou d’artiste.

B. O. : Exactement. Je suis toujours à la recherche de nouvelles formes, de nouvelles couleurs, de nouveaux bois. Cette recherche de nouveau matériel est aussi une manière d’évoluer dans le métier.

E. M. : Ce n’est pas forcément mieux mais ça sera différent.

B. O. : Exactement. Je dois aussi dire que cela m’ennuie de faire deux fois la même pièce. C’est pour cela que je ne fais pas de jeux d’échec par exemple, même si les pièces sont intéressantes. J’en ai fait un, pour un ami, avec un plateau en cuir. Cependant, lorsque j’ai eu fini, je me suis dit « plus jamais ». C’est trop la même chose qui revient tout le temps.

E. M. : Mais des plats, des pieds de lampe… ce n’est pas aussi toujours la même chose ?

B. O. : Non, parce que les bois et les formes varient.

E. M. : Est-ce que vous faites des services (verres, couverts, assiettes…) ?

B. O. : Ce n’est pas évident. Le bois donne aussi un certain goût à ce qu’on boit ou mange, ce n’est pas forcément bien. Il faut vraiment faire attention aux matières qu’on utilise pour que cela ne donne pas de goût aux aliments qui vont être mis dans les pots etc.

E. M. : Finalement, votre conception de l’objet est liée à l’utilité de l’objet, la connaissance de la matière, la technique, à quoi ça va servir, comment cela va être utilisé…

B. O. : Exactement. Si je fais un pot pour utilisation en salle de bain, je dois faire attention à protéger le bois de l’humidité.

E. M. : Je comprends. Merci encore pour cette rencontre super intéressante et bonne continuation ! J’espère vous revoir bientôt sur les marchés bretons.


[1] https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/le-pouliguen-44510/le-pouliguen-il-sculpte-le-bois-depuis-trente-ans-pour-le-plaisir-6637694

[2] https://goo.su/vwLmOKU

[3]  https://www.femer.fr/

[4] https://ecole-boulle.org/

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9-Charles_Boulle