« Chant intérieur :
Description phénoménologique
d’un objet musical de la phantasia »
Traduction de l’exposé de soutenance du 24 mai 2022

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Introduction
Madame la Présidente du Jury, messieurs les membres du jury, chers collègues et amis, avant de retracer les principales étapes du travail de recherche qui nous rassemble aujourd’hui, j’aimerais commencer par rendre hommage à ceux sans qui je n’aurais jamais été capable de mener à bien ce travail. Tout d’abord, ma directrice de thèse, madame le Professeur Lanei Rodemeyer qui m’a guidée pendant ces dernières années. Ensuite messieurs les Professeurs Evans et Lampert qui m’ont aidée à raffiner mon texte en examinant chaque chapitre avec attention. Enfin messieurs les Professeurs Bertinetto et Carlson qui ont bien aimablement accepté de siéger parmi nous aujourd’hui. Je souhaite aussi mentionner, et remercier de tout coeur, les très nombreux artistes qui ont accepté de donner un peu de leur précieux temps pour répondre à mes questions.
Mais commençons à présent. Je ne sais pas si vous êtes musiciens, certains le sont peut-être, d’autres ont peut-être suivi quelques cours de musique, d’autres enfin ne le sont peut-être pas mais demeurent capables de saisir ce que cela fait de jouer d’un instrument. Quelle que soit votre situation, je vous invite à vous imaginer comment vous joueriez d’un instrument si vous en aviez un. Imaginez que vous avez un instrument au bout de vos doigts. Un piano. Un saxophone. Un violon. Ce que vous voulez. Imaginez maintenant une musique que vous aimez et que vous pourriez jouer avec cette instrument. Tout d’abord, jouez-la dans votre tête. L’entendez-vous ? Comment résonne-t-elle ? Quelle genre d’énergie voulez-vous lui donner ? Quelle genre d’émotion revêt-elle pour vous ? Maintenant, si vous pouvez, imaginez comment vous joueriez cette musique avec votre instrument. Sentez-vous l’instrument au bout de vos doigts alors que la musique défile dans votre ? Vous êtes en train d’imaginer ce qui constitue l’objet de ma recherche : le « chant intérieur ».
Laissez-moi à présent vous expliquer en quoi la recherche que je mène est un retour « aux choses-mêmes », un retour à « l’expérience ». Je joue du violoncelle depuis l’enfance. Cependant, arrivée à l’adolescence, je me suis rendu compte que, si je pouvais sentir et chanter de façon musicale, ce que je jouais au violoncelle semblait plat, et manquait de musicalité. J’ai alors fait appel à une nouvelle professeure, russe, qui m’a fait retravailler ma technique de fond en comble. Au bout d’un certain temps, j’ai observé un certain progrès. Cependant, ce n’est devenu visible, ou plutôt audible, qu’à partir du moment où j’ai commencé à mettre vraiment en pratique ce que ma professeure me demandait de faire : écouter la musique « en moi », « chanter dans ma tête », parfois à voix haute, et seulement ensuite jouer à partir de ce que je chantais. Curieuse, mais également fascinée par ce changement à la fois positif et tangible dans ma technique musicale, j’ai commencé à réfléchir sur ce avait lieu : comment mon jeu pouvait-il s’améliorer à ce point par le simple fait de me chanter la musique « dans ma tête », qu’est-ce que j’écoutais exactement « dans ma tête », comment est-ce que la mélodie imaginée pouvait avoir autant d’impact sur ma pratique instrumentale ? Ce moment de questionnement musical coïncida avec deux découvertes importantes : la découverte de la phénoménologie grâce au séminaire de Jean-François Courtine sur les Méditations cartésiennes à Paris-Sorbonne IV d’une part, et d’autre part au détour de mes pérégrinations Rue de Rome à Paris, la découverte de l’opuscule Du musicien général… au violoncelliste en particulier du pédagogue français Xavier Gagnepain. La première me permis de découvrir une méthode d’exploration de l’expérience intime tandis que la deuxième donnait un nom à cette musique imaginée que Gagnepain appelle « chant intérieur ». Cette période est à l’origine de la recherche que je vous présente aujourd’hui. Ainsi, ma thèse représente la tentative de répondre, philosophiquement, à une question que j’ai d’abord rencontrée en tant que violoncelliste amateure.
Ma recherche a trois volets : (1) la thèse elle-même intitulée « Chant intérieur : description phénoménologique d’un objet musical de la phantasia », (2) les 1000 pages de l’annexe constituée des 72 entretiens menés depuis 2010, et (3) un site internet régulièrement mis-à-jour où je mets mon travail de recherche à disposition de tous, musiciens, non musiciens, amateurs, semi-professionnels, etc.
Je me concentrerai aujourd’hui plutôt sur la thèse elle-même, afin de démontrer comment cet objet musical de phantasia que j’appelle « chant intérieur » est à la fois la clef de la pratique musicale et une opportunité unique de renouveler la perspective phénoménologique sur la conscience intime.
I. Les sources.
a. Husserl.
La description du chant intérieur se déploie à l’intérieur d’un cadre proprement husserlien. Les sources principales sont donc les textes de Husserl lui-même. Dans la mesure où le concept de « phantasia » évolue beaucoup tout au long des oeuvres husserliennes, j’ai tendance à utiliser plutôt ses ouvrages de la période intermédiaire/dernière période [Phantasie] et non ceux de la première période [Einbildung]. Lorsque j’aborde la question du temps, je fais d’abord appelle à ses premiers textes sur le sujet tels que la Phénoménologie de la conscience intime du temps avant de travailler plutôt les textes de maturité tels que ceux portant sur les synthèses actives et passives.
b. Phénoménologie non-husserlienne.
Bien que j’utilise d’autres interprétations husserliennes, principalement les interprétations française sou celles de mes professeurs de Duquesne, mes lectures de Husserl s’inspirent principalement de celles de Rudolf Bernet. En effet, grâce à ses distinctions conceptuelles claires mais surtout à sa tentative de penser une conscience double à la fois percevant et imaginant sans retomber dans l’écueil consistant donner la priorité à la perception ou à l’imagination, il peut être le guide principale de ma propre description phénoménologique. En ce qui concerne la méthodologie, je suis très influencée par la tentative de Natalie Depraz de « pratiquer » la phénoménologie, même si je ne l’ai finalement pas totalement suivie. Le travail à la fois rigoureux et créatif de Jean-Louis Chrétien, n’hésitant pas à avoir recours au langage poétique si nécessaire, m’a également beaucoup marquée. J’ai également travaillé des notions particulières en ayant recours ponctuellement à d’autres phénoménologues dont beaucoup appartiennent à l’école française (Merleau-Ponty pour la question du corps, Henry pour la question de l’auto-affection, Richir pour la notion de phantasia). Enfin, je fais référence à Simon Høffding, chercheur contemporain qui est le plus proche de ce que je fais : il travaille lui aussi sur la pratique musicale en utilisant des entretiens, même s’il conduit ses entretiens d’une manière différente de la mienne et qu’il s’intéresse à des aspects de la pratique musicale différents de celui qui m’intéresse.
c. Autre philosophie.
En plus de la phénoménologie, je suis profondément influencée par l’herméneutique gadamérienne. J’ai commencé à dialoguer pour comprendre la vérité d’un phénomène avant même de lire Gadamer en profondeur. Par conséquent, j’ai été profondément convaincue de l’importance de sa pensée lorsque je me suis enfin plongée dans Vérité et méthode et ses autres ouvrages. Sa vision de l’art comme Darstellung me semblait également intéressante pour développer ma compréhension du chant intérieur. Bien que j’aie choisi de ne pas utiliser une approche ontologique, Ingarden a également fait partie des étapes de ma réflexion. Enfin, j’ai également jeté un œil à la philosophie de l’art de Maldiney et à sa compréhension de l’art comme ouverture, même si j’ai finalement choisi de ne pas l’approfondir et de m’y intéresser plus tard.
d. « Performance studies » et « soud studies »
En plus des ressources philosophiques, je m’appuie beaucoup sur les « performance studies » et « sound studies ». Tout d’abord, j’utilise une base de données que j’ai créée moi-même en faisant des entretiens sur le chant intérieur ; il n’y avait pas de littérature sur ce sujet, je l’ai donc créée. Ensuite, j’interroge d’autres musiciens de façon moins formelle, en regardant des documentaires ou des masterclasses. En plus de cela, et en plus de ce que j’apprends lors de mes propres pratiques de la musique, je lis également les œuvres dont les musiciens parlent dans leurs entretiens, ceux de Stanislavki ou de Hoppenot par exemple. Enfin, je me plonge dans des oeuvres de théorie musicale et d’esthétique afin de répondre à des questions plus spécifiques, celles liées au problème de l’écoute en particulier.
II. La méthode.
a. Philosopher à partir de mon expérience propre.
Dans la mesure où ma recherche philosophique est née de mon expérience au violoncelle, ma manière d’étudier le phénomène consiste d’abord et avant tout à retourner à mon expérience du phénomène lorsque je fais de la musique : j’essaye d’observer la manière dont je fais l’expérience du chant intérieur lorsque je pratique mon violoncelle, de comprendre si mon chant intérieur a le son de mon violoncelle ou non, s’il résonne comme il résonnerait si je le chantais à voix haute, si j’entends le nom des notes, si la mélodie est claire ou non, si le chant intérieur est continu ou fragmenté, comment je l’utilise pour améliorer ma performance, etc. Ce retour « aux choses-mêmes », si central pour la phénoménologie, éclaire l’ensemble de la description du chant intérieur : il me permet de m’engager dans un dialogue sur le phénomène avec d’autres musiciens, mais aussi d’écrire une description phénoménologique du phénomène. Cette démarche apparaît dans ma thèse sous la forme d’une description de mon expérience personnelle de violoncelliste en italique au début de chaque paragraphe.
b. Philosopher par le dialogue.
La description du chant intérieur fondée sur l’expérience à la première personne est enrichie par l’expérience à la troisième personne : celle collectée auprès d’autres musiciens au cours d’entretiens. Ces entretiens sont tous disponibles sur mon site internet. Ils apparaissent dans une section encadrée au début de chaque partie de ma thèse, ainsi que dans des notes de bas de page.
Je n’ai pas commencé les entretiens parce que j’ai conçu ma recherche sur le chant intérieur comme une recherche qualitative s’appuyant sur des entretiens. J’ai commencé à faire des entretiens pour répondre à une première objection faites au tout début de ma recherche, émettant l’idée selon laquelle le chant intérieur n’était pas un phénomène objectif mais une expérience subjective. Demander à d’autres musiciens si et comment ils faisaient l’expérience du chant intérieur a été pour moi une manière de confirmer le fait que l’expérience du chant intérieur est une expérience propre à la pratique musicale et non pas une expérience propre à mon expérience d’apprentissage à moi. J’ai ensuite poursuivi mes entretiens parce que j’avais plaisir à rencontrer d’autres musiciens et parce que de nouvelles idées émergeaient vraiment de ces discussions. En ce sens, la thèse que je vous présente aujourd’hui est un véritable travail collectif.
C’est seulement plus tard que j’ai intégré mes entretiens dans ma recherche, les utilisant comme une sorte d’interprétation libre de la « variation eidétique » husserlienne, faisant varier les perceptions de l’objet pour en saisir les caractères essentiels. Lorsque j’ai présenté mon travail, j’ai alors reçu une seconde objection : citer Husserl et les musiciens dans un seul et même texte consistait à mettre de façon légère deux types de références dans un même niveau de discours, donnant à des propos non-philosophiques une valeur philosophique qu’ils n’ont pas, et dépréciant le discours husserlien en utilisant ses concepts philosophiques de façon vague ou triviale. Afin de répondre à cette objection, ma thèse a un format permettant de séparer les entretiens des sources husserliennes dans un seul et même texte.
Mais il y a une raison supplémentaire pour laquelle j’utilise les entretiens : étudier l’herméneutique gadamérienne m’a amenée à deux convictions philosophiques fondamentales. D’abord, que le « dialogue est une source de vérité de plein droit » (Gadamer, The Gadamer Reader, p. 50). En d’autres termes, c’est en ayant un dialogue sur le chant intérieur que la vérité du phénomène émerge. Ensuite, que
« Un dialogue n’a, en principe, aucune fin, mais de nouveaux éléments peuvent au contraire toujours surgir, et il peut toujours nous venir quelque chose de nouveau à l’esprit, ou, comme on dit encore en allemand, es kann einem etwas einfallen. Chaque idée nouvelle, chaque intuition subite est, en ce sens, une ouverture. »
Par conséquent, je suis convaincue que la créativité de ma recherche sur le chant intérieur dépend de ma capacité à poursuivre la discussion sur l’objet, grâce à un dialogue continu avec ceux qui en font l’expérience.
Plus récemment, ces deux convictions ont été renforcées par l’étude de textes phénoménologiques s’appuyant sur des entretiens (Natalie Depraz, ou Simon Høffding si l’on pense en particulier à la pratique musicale). Ces pratiques confirment la légitimité de l’utilisation de l’entretien dans le champ de la recherche phénoménologique.
c. Faire une description du phénomène à l’intérieur d’un cadre Husserlien.
Ma description du chant intérieur croise des expériences à la première et à la troisième personne du chant intérieur avec les descriptions husserliennes. Pour écrire ma thèse, j’ai relu chaque entretien thématiquement, j’en ai ressorti les thèmes principaux, les notions qui me semblaient importantes, ou parce qu’elles revenaient souvent (écouter dans sa tête, la posture, la perception de la performance, l’imagination de comment la performance devrait/ne devrait pas être, etc.) ou avaient une résonnance phénoménologique profonde (l’épochè, conscience intime du temps, corps vivant, perception et phantasia, etc.) et je me suis plongée dans le corpus husserlien afin d’y trouver des analyses proches des thèmes que j’avais besoin d’approfondir. Après cela, j’ai commenté avec attention les textes spécifiques de Husserl afin d’être sûre de bien les comprendre. C’est alors de cela qu’est ressortie l’analyse propre du chant intérieur.
Dans mon travail, j’utilise des notions husserliennes (par exemple, sa notion de « phantasia ») et ajuste certaines d’entres elles au phénomène étudié (j’ajuste la notion de phantasia au champ musical, et plus particulièrement à l’expérience du musicien praticien par exemple). Cependant, je créé également de nouveaux concepts lorsque la description phénoménologique le rend nécessaire, en cherchant à demeurer attentive à leur formulation et leur extension.
Ma méthode de recherche et d’écriture est très personnelle, bien qu’elle soit enrichie par des lectures en profondeur sur la recherche qualitative, la recherche phénoménologique ou l’utilisation de l’exemple chez Husserl. On pourrait objecter qu’elle manque de scientificité parce qu’elle ne s’appuie pas sur un protocole stable pour identifier les thèmes importants de ma description, faire des entretiens ou les inclure dans mon travail. Je répondrais à cela que Husserl a développé la philosophie comme science grâce à l’épochè et que c’est donc l’épochè qui rend sa discipline scientifique. De plus, il utilise lui-même des exemples sans avoir instauré de protocole stable pour cela. Ma pratique ne fait donc que revenir au geste husserlien originaire.
III. La thèse.
a. Définition du chant intérieur.
Ma thèse décrit le chant intérieur comme : un phénomène dans le sens où il est donné dans la conscience phénoménologique, de phantasia dans la mesure où ce n’est ni un phénomène de perception ni un phénomène donné intuitivement comme étant vrai dans le passé ou dans le présent, téléologiquement orienté vers la performance dans le sens où il est donné comme appartenant à l’acte de la performance, constitué intentionnellement dans le sens où la chance joue peu ou pas de rôle dans sa constitution, sonore mais pas nécessairement linguistique dans le sens où il est composé de son mais qu’un langue peu ou non y être impliquée (je ne prends pas en considération la musique vocale ou la musique avec des paroles car l’ajout de la problématique linguistique demanderait un travail séparé).
J’exclue de ma définition certains phénomènes qui se situent pourtant à l’intérieur du cadre phénoménologique des objets sonores de phantasia. Tout d’abord, ceux constitués par un jeu libre de l’imagination avec des sons mais ne sont pas portés par l’intentionnalité d’une performance. Ensuite, les objets sonores de la phantasia qui ne seraient pas tenus par une certaine faisabilité technique. Enfin, tout type d’objet sonore lié à une performance mais offrant une large part aux association libres de sons par des intelligences artificielles. Le chant intérieur dont je parle est lié à une performance. Par conséquent, il demande aussi la « conscience éduquée » du musicien praticien.
Cette définition stricte du chant intérieur couvre malgré tout un large champ de chants intérieurs possibles. Dans ma thèse, je ne me concentre que sur un seul type de chant intérieur, rendant ainsi la description plus profonde et plus exacte tout en ouvrant la possibilité de futures recherches. Tout d’abord, à l’intérieur de la catégorie de chants intérieurs imaginés dans la phantasia avec l’intention et la possibilité d’être joués, je ne m’occupe que du chant intérieur qui est, en effet, actualisé. Cela signifie que je ne m’intéresse qu’aux chants intérieurs qui en viennent à exister (les notes ne sont pas perdues, la phantasia n’est pas oubliée, etc.). À l’intérieur de cette catégorie, je ne m’intéresse qu’aux chants intérieurs qui sont immédiatement joués. Le musicien n’imagine pas un chant intérieur qui ne sera réalisé que plus tard dans la journée ou même après cela, il est en train d’essayer de le réaliser. À l’intérieur de cette catégorie, je me concentre sur le chant intérieur donné au cours d’une séance de pratique instrumentale et non durant un concert devant un public. Cela signifie que l’attention du musicien se concentre sur le travail de la meilleure réalisation possible du chant intérieur : le musicien s’arrête éventuellement de travailler pour écouter son chant intérieur, se remet a jouer, mais a une conscience oscillante. De plus, puisque le musicien n’est pas en train de jouer devant un public, son niveau de stress est également plus faible. Ensuite, je m’occupe en particulier du chant intérieur d’un musicien pratiquant un instrument mélodique. Je pars également du principe que le corps du musicien est entraîné et que le musicien a acquis une technique. Cela exclue donc le cas du chef d’orchestre ou du compositeur imaginant un morceau contenant plusieurs instruments qu’ils ne pratiqueraient pas nécessairement eux-mêmes. Enfin, je décris le chant intérieur d’un musicien pratiquant sont instrument seul. Cela signifie que le chant intérieur de ce musicien ne présuppose pas une partie d’accompagnement ou ne se constitue pas à travers un processus intersubjectif. On exclut donc par définition le cas du musicien s’entraînant devant un professeur ou avec d’autres musiciens.
b. La thèse.
La thèse a cinq chapitres, une introduction et une conclusion. Chaque chapitre s’ouvre avec quelques pages d’extraits d’entretiens dans un encadré. À l’intérieur de chaque chapitre, chaque section s’ouvre ensuite avec quelques lignes en italique décrivant mon expérience personnelle lorsque je joue du violoncelle.
L’introduction présente la notion, sa définition et la méthodologie de recherche.
Dans le premier chapitre, s’appuyant principalement sur les Idées 1 de Husserl, je fais la distinction entre le monde naturel et le monde phénoménologique et explique comment, grâce à une épochè à la fois théorique et pratique, le musicien entre dans ce que j’appelle l’attitude du musicien qui lui donne un accès phénoménologique au chant intérieur (l’objet de phantasia représentant la performance possible) et au chant actuel (l’objet de perception de la performance instrumentale). Je décris le monde naturel dans lequel le musicien pratique son instrument et le monde phénoménologique où les deux phénomènes sont donnés, expliquant en quoi l’attitude naturelle est le fondement de l’attitude phénoménologique, comment le musicien passe d’une attitude à l’autre alors qu’il pratique son instrument en écoutant le chant intérieur, et comment l’époché doit être pratiquée encore et encore au fur et à mesure de la séance de pratique musicale. Il pourrait être objecté que la pratique musicale n’est pas toujours conditionnée par une épochè. Cela est vrai. Je le sais parce que c’est de cette manière que j’ai pratiqué le violoncelle pendant des années : je me suis concentrée sur le son qui sortait de mon violoncelle au lieu de tourner mon intention vers le monde phénoménologique et de pratiquer mon instrument dans l’attitude phénoménologique. Je dirais donc que, même s’il est possible de jouer dans l’attitude naturelle, c’est pourtant la pratique de l’épochè donnant accès au chant intérieur qui permet à la musicalité de se diffuser par le geste et grâce au geste par l’instrument.
Dans le deuxième chapitre qui s’appuie principalement sur les Recherches logiques, V, les Idées 1, les analyses sur les synthèses actives et passives, Phantasia, conscience d’image et souvenir, et Expérience et jugement, je me concentre sur deux actes de l’ego du musicien : l’imagination du chant intérieur en phantasia et la perception du chant actuel. J’y décris comment les deux phénomènes correspondants peuvent être donnés, ou de façon distincte ou dans une conscience oscillante. Bien entendu, on pourrait questionner l’« identité » ou la « correspondance » entre le chant intérieur et le chant actuel : s’il s’agit bien de la même mélodie, comment est-ce que cela peut être le « même » ? S’il ne peut pas être dit qu’ils sont identiques au sens d’un A = A, on peut les comprendre comment identiques au sens d’un A = B, au sens d’une identité de deux éléments distincts. L’identité entre le chant actuel et le chant intérieur n’est pas donnée, c’est au contraire le résultat d’un processus continue qui se constitue au fur et à mesure que l’instrumentiste pratique. Ce chapitre commente également la notion husserlienne de perception, l’imagination [Einbildung] et la phantasia, en expliquant comment le chant intérieur est un objet de phantasia musicale. J’y explique les différents modes de donation du chant intérieur dans la conscience dans l’interprétation, l’improvisation et la composition. Enfin, j’y élabore la notion de « monde de la phantasia » dans lequel le chant intérieur est donné, en le distinguant du monde perçu.
Dans le troisième chapitre, pour lequel je m’appuie également sur les Idées (Gadamer et Poulain, ”Interview de Hans-Georg Gadamer”), je décris les différentes couches de l’ego du musicien. Je commence par le statut paradoxal de l’ego incarné après l’épochè, avant de me tourner vers les différentes couches qui constituent cet ego, en analysant plus attentivement les différents modes d’incarnation de l’ego du musicien praticien qui entend sa performance et imagine un chant intérieur. J’analyse ensuite les différents modes de la conscience qui perçoit en phantasia. Enfin, j’introduis la notion de « conscience éduquée » comme un type de conscience particulier du musicien praticien. Dans ce chapitre, je fais mention d’un conflit de représentation entre l’activité de l’ego percevant et l’activité de l’ego imaginant en phantasia. Ici, on pourrait m’objecter le fait que, lorsque le musicien est absorbé dans la musique, il perçoit à travers la phantasia et imagine en phantasia à travers la perception, ce qui rend la différence entre ce qui est perçu et ce qui est imaginé peu claire. Je peux en effet le reconnaître. Cependant, je dirais que c’est de la capacité à distinguer clairement les deux dont bénéficie la pratique instrumentale. En effet, il devient alors possible de faire une comparaison, et donc d’améliorer la performance grâce à la phantasia et la phantasia grâce à la performance.
Dans le quatrième chapitre qui s’appuie sur le même corpus husserlien mais y ajoute la Phénoménologie de la conscience intime du temps, je passe des descriptions sur les conditions de la donation du phénomène aux descriptions du phénomène lui-même. Je commence à y soulever le problème de la temporalité du chant intérieur en y développant la notion de Ur-Phantasie comme phantasia première dans le développement temporel du chant intérieur. Je distingue ensuite une quasi-temporalité de la phantasia d’une temporalité du perçu, expliquant en quoi celles-ci diffèrent mais s’imbriquent dans le processus de constitution du chant intérieur. Ensuite, j’introduis la notion de rythme intérieur, expliquant en quoi il est au fondement aussi bien du processus de temporalisation et que celui de spatialisation du chant intérieur. Enfin, j’introduis la notion de corps du musicien, sous-type de Phantasieleib en le distinguant du corps percevant, et en expliquant comment l’un et l’autre sont liés. Ce chapitre travaille les notions de temporalité et de spatialité grâce à la notion de rythme intérieur qui est le fondement à partir duquel aussi bien la temporalité de la conscience impressionnelle que la quasi-temporalité de la conscience reproductive sont données, et qui fait également partie de la constitution du Wahrnehmungsleib qui est au fondement de la constitution du Phantasieleib. Ce chapitre se rapporte au problème plus large de la relation entre la perception et la phantasia, avec la question de la primauté possible de la conscience reproductive ou de la conscience impressionnelle. Je n’attribue pas personnellement de primauté à l’une sur l’autre, mais postule plutôt une couche, plus profonde, commune aux deux : le rythme intérieur. Être donné « à partir » de ce rythme intérieur ne signifie pas la même chose dans le cas de la conscience impressionnelle que dans le cas de la conscience reproductive. En effet, on trouve dans le premier cas une continuité qui ne peut pas être trouvée dans le second cas comportant une déconnection, ou plus exactement un saut dans la phantasia. Au point où se trouve ma recherche, je dois humblement admettre que je ne suis pas capable d’expliquer comment se fait ce saut dans la phantasia.
Le cinquième chapitre, pour lequel je m’appuie également sur les Structures de la conscience, développe surtout le problème du processus de constitution du chant intérieur grâce à la perception de sa réalisation dans la performance, c’est-à-dire grâce à un entrecroisement de la conscience impressionnelle et de la conscience reproductive. Je commence avec la description de la naissance du chant intérieur grâce à différents types d’associations. Je décris ensuite la description de la constitution de l’instrument de musique et de sa mélodie comme objet, ainsi que la constitution de leur correspondants dans la phantasia, comme condition de possibilité d’un chant intérieur incarné dans la phantasia. Je termine en expliquant comment l’acquisition d’une technique fait partie de la saisie du chant actuel et donc de la constitution de son correspondant dans la phantasia. J’explique comment ces différents paramètres participent à une ébauche de performance grâce au chant intérieur et du chant intérieur grâce à la performance, par le moyen d’associations, de différents modes d’attentions possible, et d’un jugement esthétique porté à la fois sur la performance et sur la représentation en phantasia. Alors que le musicien pratique son instrument, il peut en effet s’engager dans un dialogue avec lui-même. Le musicien peut se poser des questions telles que : est-ce que j’aime ce que je joue, est-ce que c’est vraiment ce que je veux entendre, est-ce que ce que je joue correspond à ce que la musique demande ? Dans ma thèse je n’étudie pas ces questions parce que je considère que ce dialogue est une possibilité et non une nécessité de la constitution du chant intérieur. En effet, le travail du chant intérieur et de la performance peut tout à fait se faire lors d’un processus de formation d’associations inconscient.
Dans la conclusion, je développe les problèmes laissés de côtés dans ma thèse, en indiquant également comment la description du chant intérieur pourrait être enrichie par de futures recherches.
c. L’annexe et le site internet.
La thèse sur le chant intérieur est accompagnée d’une annexe rassemblant tous les entretiens triés de façon chronologique depuis le premier en 2010 jusqu’aux plus récents. L’annexe met en relief quels étaient les moments où les entretiens se sont faits plus fréquents, comment ils ont changé selon les endroits où ils étaient faits (les années de Pittsburgh ont été accompagnées de fréquents entretiens avec les musiciens de l’orchestre local) et comment le questionnement a évolué, allant des questions plus pratiques du début aux questions plus phénoménologiques des dernières années.
En ce qui concerne le site internet, il est en plusieurs français (ancien site) et contient deux parties : (1) “Musique” où se trouvent tous les entretiens classés par catégorie (cordes, vents, composition, musique traditionnelle, etc.) ; (2) “Philosophie” où je présente la recherche philosophique (on y trouve des extraits de ma thèse, l’annexe, des articles, la bibliographie, mon curriculum, etc.). Contrairement à l’annexe, le site présente les entretiens par catégories, permettant ainsi au visiteur de croiser les entretiens portant sur le chant intérieur liés à des pratiques instrumentales similaires, mais aussi d’approcher la spécificité d’un chant intérieur constitué dans le cadre de pratiques instrumentales traditionnelles fondées sur des traditions orales, ou lié à une pratique particulière comme la composition ou la direction par exemple. Dans la mesure où les entretiens sont régulièrement partagés sur les réseaux sociaux (Facebook ou Twitter) ceux qui s’intéressent à la partie musicale mais pas nécessairement à la partie philosophique peuvent continuer d’avoir accès à ce qui les intéresse de façon plus immédiate.
Conclusion
Pour conclure, je souhaiterais rappeler que ma thèse défend l’idée que le chant intérieur est central dans la pratique musicale parce que je soutiens qu’il ne peut y avoir de musicalité sans une écoute et un travail avec cet objet incarné de la phantasia que j’appelle « chant intérieur ». Le chant intérieur n’est pas une représentation mentale préconstituée, c’est un phénomène qui naît, est enrichi, et se développe grâce à la perception de sa réalisation dans la performance. Cependant, il semble qu’il soit parfois absent, ou ignoré, ou peu développé. Bien sûr, il me faudrait analyser cette question. Cependant, mon intuition est que, de la même façon que j’ai appris à écouter mon chant intérieur, d’autres pourraient également apprendre à écouter le leur. Il y aurait alors une pédagogie à développer à partir de cette recherche sur le chant intérieur. Les musiciens qui ne soupçonnent pas sa possibilité, ou pratiquent leur instrument sans lui, pourraient alors apprendre ce qu’est le chant intérieur et comment l’utiliser dans la pratique musicale. Cela les aiderait sûrement à améliorer leur jeu, tout comme cela a drastiquement changé le mien.