Cours de philosophie en ligne du CETAD
PHILOSOPHIE MODERNE
Valentin et Ellen Davydov

(Rembrandt, Philosophe en méditation, 1632)
Semaine 2
Ô Seigneur, notre Dieu, qu’il est grand ton nom par toute la terre ! Jusqu’aux cieux, ta splendeur est chantée par la bouche des enfants, des tout-petits : rempart que tu opposes à l’adversaire, où l’ennemi se brise en sa révolte. A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts, la lune et les étoiles que tu fixas, qu’est-ce que l’homme pour que tu penses à lui, le fils d’un homme, que tu en prennes souci ? Tu l’as voulu un peu moindre qu’un dieu, le couronnant de gloire et d’honneur, tu l’établis sur les œuvres de tes mains, tu mets toute chose à ses pieds : les troupeaux de bœufs et de brebis, et même les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, tout ce qui va son chemin dans les eaux. Psaume 8 |
« Quattrocento », le miracle Italien (XVe siècle)
Textes de la semaine
Question générale de la semaine Quelle est la doctrine philosophique commune à ces auteurs de la Renaissance ? |
Texte 1 – Nicolas de Cues, De la docte ignorance (1440)

Nicolas de Cues est considéré comme le dernier des médiévaux et le premier des modernes. Il est l’héritier à la fois de la mystique rhénane (Meister Eckart) et de la mystique flamande (Jean de Ruysbroek). Il écrit De docta ignorantia en 1440. Son œuvre est en trois parties : (1) Dieu, (2) l’univers, (3) Jésus-Christ. Nicolas de Cues pose le problème de la connaissance et explique en quoi c’est à partir de ce que l’on connaît que l’on peut juger de ce que l’on ne connaît pas. Plus précisément, il s’intéresse à la possibilité de connaître Dieu, de le dire, réfléchissant à partir des théologies positives et négatives et cherchant à proposer une troisième voie fondée sur une description de Dieu comme Un.
[…] tous ceux qui font des recherches jugent proportionnellement de ce qui est incertain en le comparant avec ce qui est présupposé certain. Toute recherche est donc comparative et use du moyen de la proportion. Ainsi, quand les choses recherchées peuvent être comparées au présupposé certain par une réduction proportionnelle les en rapprochant, le jugement d’appréhension est aisé. Quand, en revanche, nous avons besoin de beaucoup d’intermédiaires, alors naissent difficultés et labeur. Cela est bien connu en mathématiques, où les premières propositions se ramènent facilement aux premiers principes évidents par eux-mêmes, tandis que les propositions postérieures devant passer par l’intermédiaire des premières y remontent plus difficilement.
Toute recherche, par conséquent, procède par des comparaisons proportionnelles faciles ou difficiles. C’est pourquoi l’infini qui échappe en tant qu’infini à toute proportion demeure inconnu. […]
Or la précision des combinaisons dans les réalités corporelles et l’adaptation exacte du connu à l’inconnu dépassent tellement la raison humaine que Socrate disait que savoir pour lui était ignorer. (voir Platon, L’Apologie de Socrate) […] le très profond Aristote affirme dans sa Philosophie première (Métaphysique, II, 9, 993 b, 9-11.) que, concernant les choses les plus manifestes dans la nature, nous rencontrons autant de difficulté que la chouette voulant voir le soleil en face, assurément alors, puisque le désir en nous n’est pas vain, nous désirerons savoir que nous ignorons. Si nous saisissons ceci pleinement, nous saisirons la docte ignorance. En effet, même l’homme le plus savant n’arrivera à la plus parfaite connaissance que s’il est trouvé très docte dans l’ignorance même, qui lui est propre, et il sera d’autant plus docte qu’il saura que son ignorance est plus grande.
C’est dans ce but que j’ai pris la peine d’écrire quelque peu sur la docte ignorance.
Questions de la semaine 1) En quoi la connaissance a-t-elle un aspect mathématique ? 2) Pourquoi est-il impossible de connaître l’infini ? 3) Qu’est-ce que la « docte ignorance » ? |
Texte 2 – Nicolas Machiavel, Le Prince (1513)

Le Prince de Machiavel est écrit en 1513 et paraît à Florence à titre posthume en 1532. Traité de philosophie politique et réflexion sur l’histoire, Le Prince décrit la nature du pouvoir politique, explique comment l’acquérir et le conserver, et quelles sont les causes de sa perte. Tout au long de son œuvre, l’auteur aborde des thèmes tels que la nature des relations entre gouvernant et gouvernés, le jeu des passions et surtout l’équilibre entre la fortune et la vertu nécessaires au bon Prince.
[…] Un prince doit évidemment désirer la réputation de clémence, mais il doit prendre garde à l’usage qu’il en fait. César Borgia passa pour cruel, mais c’est à sa cruauté qu’il dut l’avantage de réunir la Romagne à ses États, et de rétablir dans cette province la paix et la tranquillité dont elle était privée depuis longtemps. Et, tout bien considéré, on avouera que ce prince fut plus humain que le peuple de Florence qui, pour éviter de paraître cruel, laissa détruire Pistoia.
Quand il s’agit de contenir ses sujets dans le devoir, on ne doit pas se mettre en peine du reproche de cruauté. D’autant qu’à la fin, le prince se trouvera avoir été plus humain en faisant un petit nombre d’exemples nécessaires que ceux qui, par trop d’indulgence, encouragent les désordres et provoquent finalement le meurtre et le brigandage ; car ces tumultes bouleversent l’État au lieu que les peines infligées par le prince ne portent que sur quelques particuliers.
Mais cela est vrai surtout d’un prince nouveau qui ne peut guère éviter le reproche de cruauté. Toute domination nouvelle étant pleine de dangers, aussi Didon dans Virgile s’excuse-t-elle de sa sévérité et par la nécessité où elle est de soutenir une loyauté récente :
Res dura et regni novitas me talia cogunt [Choses difficiles et règne nouveau me contraignent ainsi]
Moliri, et late fines custode tueri. [À porter dans de larges limites la garde des frontières.] [3]
Il ne faut cependant pas qu’un prince ait peur de son ombre, et écoute trop facilement les rapports effrayants qu’on lui fait. Il doit au contraire être lent à croire et à agir en mêlant la douceur à la prudence ; il y a un milieu entre une folle sécurité et une défiance déraisonnable.
On a demandé s’il valait mieux être aimé que craint, ou craint qu’aimé ?
Je crois qu’il faut de l’un et de l’autre. Mais comme ce n’est pas chose aisée que de réunir les deux quand on est réduit à un seul de ces deux moyens, je crois qu’il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. Les hommes, il faut le dire, sont généralement ingrats, changeants, dissimulés, timides et âpres au gain ; tant qu’on leur fait du bien, ils sont tout entier à vous ; ils vous offrent leurs biens, leur sang, leur vie et jusqu’à leurs propres enfants, comme je l’ai déjà dit, lorsque l’occasion est éloignée, mais si elle se présente, ils se révoltent contre vous. Et le prince qui, faisant fond sur de si belles paroles, néglige de se mettre en garde contre les évènements, courre risque de périr parce que les amis qu’on se fait à prix d’argent, et non par les qualités de l’esprit et de l’âme sont rarement à l’épreuve des revers de la fortune, et vous abandonnent dès que vous avez besoin d’eux.
Les hommes en général sont plus portés à ménager celui qui se fait craindre que celui qui se fait aimer. La raison en est que l’amitié étant un lien simplement moral de reconnaissance ne peut tenir contre les calculs de l’intérêt, au lieu que la crainte a pour base un châtiment dont l’idée reste toujours vivante.
Cependant le prince doit se faire craindre de telle sorte que s’il n’est pas aimé, du moins, il ne soit pas haï. Or il suffit, pour ne point se faire haïr, de respecter les propriétés de ses sujets et l’honneur de leurs femmes. Et s’il se trouve dans la nécessité de faire punir de mort, il doit en exposer les motifs et surtout ne pas toucher aux biens des condamnés, car les hommes, il faut l’avouer, oublient plutôt la mort de leurs parents que la perte de leur patrimoine. D’ailleurs, il se présente tant de tentations de s’emparer des biens, lorsqu’une fois on a commencé à vivre de rapines, au lieu que les occasions de répandre le sang sont rares et manquent plutôt.
Mais lorsque le prince est à la tête de son armée, et qu’il a à commander à une multitude de soldats, il doit se mettre peu en peine de passer pour cruel, parce que cette réputation lui est utile pour maintenir ses troupes dans l’obéissance et pour prévenir toute espèce de faction.
[…]
Je conclus donc en revenant à ma première question que les hommes, aimant à leur guise et craignant au contraire au gré de celui qui les gouverne, un prince doit, s’il est sage, ne compter que sur ce qui dépend de lui, et non sur ce qui dépend du caprice d’autrui. Il lui faut seulement, tout en se faisant craindre, éviter d’être haï.
Questions de la semaine 1) La cruauté doit-elle être évitée à tout prix ? 2) Pourquoi Machiavel demande-t-il s’il vaut mieux être craint qu’aimé ou aimé que craint ? En quoi les deux ne sont-ils pas forcément compatibles ? 3) Quel type de relation le Prince doit-il entretenir avec ses sujets ? |
Texte 3 – Erasme de Rotterdam, Éloge de la folie (1511)

Écrit en latin, l’Éloge de la folie ou Stultitiae Laus est écrit en 1509 chez Thomas More, pour Thomas More, et publié en 1511. C’est le livre le plus célèbre d’Érasme et peut-être même de la Renaissance. Satire mordante, l’auteur y critique les mœurs de ses contemporains et plus particulièrement ceux de l’Église romaine et de ses théologien. Jugé amusant par le pape Léon X, l’Éloge de la folie devient un catalyseur de la Réforme luthérienne, avant d’être mis à l’index par la Contre-Réforme. L’œuvre dans laquelle Érasme fait parler la déesse de la folie, est truffée de références à la culture et aux auteurs classiques.
Ces jours derniers, comme je revenais d’Italie en Angleterre, pour ne pas perdre tout ce temps que je devais passer à cheval en bavardages où les Muses et les lettres n’ont pas de part, j’ai préféré quelquefois réfléchir sur des questions ayant trait à nos communes études ou prendre plaisir à évoquer les amis que j’ai laissés ici, aussi savants que délicieux.
Parmi eux, mon cher More, c’est d’abord à toi que j’ai pensé : ton souvenir m’était aussi plaisant, toi absent, que le fut jadis ta présence, lorsque nos relations étaient familières ; et que je meure si jamais j’ai connu dans la vie quelque chose de plus doux. Donc jugeant que je devais m’occuper à tout prix, et les circonstances ne se prêtant guère à une méditation sérieuse, j’eus l’idée de m’amuser à un éloge de la Folie. Quelle Pallas, me diras-tu, te l’as mise en tête ? C’est d’abord ton nom qui m’y a fait penser, lequel est aussi voisin de la Folie que tu es toi-même étranger à la chose. Car tu lui es, tout le monde le reconnaît, totalement étranger. Ensuite, j’ai supposé que ce jeu de mon esprit gagnerait ton approbation, parce que tu prends d’ordinaire un très grand plaisir à ce genre d’amusements, c’est-à-dire, je crois, qui n’est ni dépourvu d’érudition ni de culture, et que tu tiens volontiers dans le train ordinaire de la vie le rôle d’un Démocrite. Pourtant, si la singulière profondeur de ta pensée t’éloigne complètement du vulgaire, ton incroyable douceur et affabilité de caractère fait que tu peux toujours être à la disposition de tous avec plaisir. Donc non seulement tu recevras avec bienveillance cette petite déclamation, comme un souvenir de ton compagnon, mais tu accepteras de la défendre puisqu’elle t’est dédiée, et n’est plus à moi, mais à toi.
En effet, il ne manquera sans doute pas de détracteurs pour la diffamer disant que ce sont des bagatelles les unes plus légères qu’il ne sied à un théologien, les autres trop mordantes pour convenir à la modestie chrétienne, et ils s’écrieront que je ramène à l’Ancienne Comédie ou à un certain Lucien et que je déchire tout à belles dents ; Mais ceux qu’offensent la légèreté du sujet et son caractère ludique, je voudrais qu’ils songent que l’exemple ne vient pas de moi mais qu’il y a longtemps que de grands auteurs en ont fait autant. Il y a des siècles qu’Homère a rédigé la Batrachomyomachie, (…) Polycrate a fait l’Eloge de Busiris qu’Isocrate a blâmé, Glaucon a fait l’éloge de l’injustice, Favorinus celui de Thersite et de la fièvre quarte, Synésius, celui de la calvitie ; Lucien, celui de la mouche et du parasitisme ; Sénèque s’est amusé avec l’apothéose de Claude, Plutarque avec le dialogue de Gryllus et d’Ulysse (…). Par conséquent, je prie ces gens de se figurer que j’ai voulu me distraire l’esprit en jouant aux échecs ou, s’ils préfèrent, en faisant du cheval sur un roseau. Car enfin c’est une iniquité qu’on permette que chaque mode de vie ait ses délassements et qu’on n’en concède absolument aucun aux études, surtout quand les bagatelles mènent au sérieux et que le divertissement est traité de façon telle que le lecteur, s’il a un peu de nez, y trouve mieux son profit qu’aux argumentations graves et spécieuses de certains ! Par exemple, tel dans un discours longuement travaillé fait l’éloge de la rhétorique ou de la philosophie, tel autre le panégyrique d’un prince quelconque, un autre exhorte à faire la guerre aux Turcs. Celui-ci prédit l’avenir ; celui-là invente de petits problèmes sur la laine des chèvres. Car si rien n’est plus frivole que de traiter de choses sérieuses avec frivolités, rien n’est plus divertissant que de traiter de frivolités en paraissant avoir été rien moins que frivole. Certes, c’est aux autres à me juger ; pourtant, si mon amour-propre ne me trompe pas, je crois avoir fait un éloge de la folie mais qui n’est pas tout à fait fou.
Et maintenant au reproche que je serai mordant, je répondrai qu’on a toujours accordé au talent la liberté de railler impunément la vie ordinaire des hommes, pourvu que la licence ne finisse pas en rage. J’en admire d’autant plus la délicatesse des oreilles de ce temps, qui n’admettent plus en général que les titres solennels. On voit même certains qui sont tellement pieux à contresens qu’ils supporteraient plutôt les pires blasphèmes contre le Christ que la plus légère plaisanterie sur un pape ou un prince, surtout si cela touche leur pain de chaque jour. Mais critiquer la vie des hommes sans effleurer une seule personne nommément, je vous le demande, est-ce mordre ou n’est-ce pas plutôt instruire et conseiller ? Au reste, je vous prie, est-ce que je ne fais pas ma propre critique ? En outre, qui n’excepte aucun genre d’hommes, s’en prend manifestement en nul homme en particulier, mais à tous les vices. Donc si quelqu’un se dresse et crie qu’on l’a blessé, il révèlera sa mauvaise conscience ou au moins son inquiétude. Quelqu’un s’est amusé dans ce genre de façon plus libre et mordante, c’est Saint Jérôme qui quelquefois ne se dispense pas de donner des noms. Pour ma part, outre que je me suis totalement abstenu de nommer personne, j’ai modéré mon style de telle façon que le lecteur intelligent comprendra sans peine que j’ai cherché à donner du plaisir plutôt qu’à mordre. (…) Je me suis attaché à recenser les ridicules plutôt que les indignités. Après cela, s’il y a quelqu’un que ces raisons n’apaisent pas, qu’il se souvienne qu’il est beau d’être vitupéré par la folie ; puisque c’est elle que je fais parler, j’ai dû me mettre au service des bienséances du personnage.
Mais pourquoi te dire tout cela, toi qui es un avocat si remarquable que tu peux défendre excellemment même des causes qui ne sont pas excellentes ? Porte-toi bien, très éloquent More, et défends avec soin ta Folie.
Questions de la semaine 1) Qui sont les personnages ou auteurs auxquels Erasme fait référence ? 2) Dans quelle tradition littéraire se place Erasme ? 3) Pourquoi l’auteur fait-il l’éloge de la folie ? |