Cours de philosophie en ligne du CETAD
PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE
Valentin et Ellen Davydov

(Rodin, Le penseur, 1904)
Semaine 2
Ô Seigneur, notre Dieu, qu’il est grand ton nom par toute la terre ! Jusqu’aux cieux, ta splendeur est chantée par la bouche des enfants, des tout-petits : rempart que tu opposes à l’adversaire, où l’ennemi se brise en sa révolte. A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts, la lune et les étoiles que tu fixas, qu’est-ce que l’homme pour que tu penses à lui, le fils d’un homme, que tu en prennes souci ? Tu l’as voulu un peu moindre qu’un dieu, le couronnant de gloire et d’honneur, tu l’établis sur les œuvres de tes mains, tu mets toute chose à ses pieds : les troupeaux de bœufs et de brebis, et même les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer, tout ce qui va son chemin dans les eaux. Psaume 8 |
La philosophie analytique
Textes de la semaine
Question générale de la semaine Chercher l’erreur logique permet-il de trouver la vérité ? |
Texte 1 – Bertrand Russell, Écrits de logique philosophique (1989)

Bertrand Russell (1872-1970) est un auteur britannique extrêmement prolifique du XXe siècle. Sa pensée s’oriente dans trois directions : la logique, l’éthique et la philosophie analytique. Les Écrits de logique philosophique contiennent l’élaboration de la logique moderne. Ils sont centrés sur la question de la notion de référence et d’auto-référence.
Par « expression dénotante », j’entends une expression semblable à n’importe laquelle des expressions suivantes : un homme, quelque homme, n’importe quel homme, chaque homme, tous les hommes, l’actuel roi de France, le centre de la masse du système solaire au premier instant du XXe siècle, la révolution de la Terre autour du Soleil, la révolution du Soleil autour de la Terre. Aussi une expression n’est-elle dénotante qu’en vertu de sa forme. Trois cas peuvent être distingués :
(1) une expression peut être dénotante et cependant ne rien dénoter : par exemple « l’actuel roi de France ».
(2) Une expression peut dénoter un objet déterminé ; par exemple,
« l’actuel roi d’Angleterre » dénote un certain homme.
(3) Une expression peut dénoter de manière ambiguë ; « un homme », par exemple, dénote non pas plusieurs hommes, mais un homme ambigu.
L’interprétation de telles expressions soulève de considérables difficultés : de fait il est extrêmement ardu de formuler une théorie qui ne prête le flanc à aucune réfutation formelle. Toutes les difficultés qui me sont connues peuvent être surmontées, autant que je sache, par celle que je vais exposer.
La question de la dénotation est d’une très grande importance, non seulement pour la logique et la mathématique, mais aussi pour la théorie de la connaissance. Nous savons, par exemple, que le centre de la masse du système solaire en un instant déterminé est un point déterminé, et nous pouvons affirmer un certain nombre de propositions à son propos : mais nous n’avons pas de connaissance directe immédiate de ce point, qui ne nous est connu que par description. Distinguer entre connaissance directe et connaissance à propos de, c’est distinguer les choses dont nous avons des présentations, des choses que nous n’atteignons qu’au moyen d’expressions dénotantes. Il arrive souvent que nous sachions qu’une certaine expression dénote sans ambiguïté, quoique nous n’ayons aucune connaissance directe de ce qu’elle dénote ; c’est ce qui arrive dans le cas du centre de la masse. Dans la perception nous avons une connaissance directe des objets de la perception, et dans la pensée une connaissance directe d’objets d’un caractère logique plus abstrait : mais nous n’avons pas nécessairement de connaissance directe des objets que dénotent les expressions composées de mots dont nous connaissons le sens par connaissance directe. En voici un exemple d’une grande importance : il semble n’y avoir aucune raison de croire que nous connaissons directement les esprits des autres, étant donné qu’ils ne sont pas perçus directement ; aussi, ce que nous connaissons à leur propos, nous l’obtenons au moyen de la dénotation. Penser doit toujours prendre son point de départ dans une connaissance directe ; mais nous avons des pensées à propos de beaucoup de choses dont nous n’avons pas de connaissance directe.
Questions de la semaine 1) Que signifie « dénoter » ? 2) Quels sont les trois cas dans lesquelles l’expression est dénotante ? 3) Quelle est la différence entre la connaissance directe et la connaissance à propos de ? |
Texte 2 – Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques (1953)

Ludwig Wittgenstein (1889-1951) est un philosophe et logicien d’origine autrichienne dont on divise souvent les œuvres en deux phases : le premier Wittgenstein, celui du Tractatus Logico-philosophicus (1921) qui repense les problèmes philosophiques à partir de la logique, le deuxième, celui des Investigations philosophiques qui récuse les présupposés qui attribuent à la logique un rôle de représentation et de fondement.
§ 11 Pense aux outils qui se trouvent dans une boîte à outils : marteau, tenailles, scie, tournevis, mètre, pot de colle, colle, pointes et vis. — Les fonctions de ces objets diffèrent tout comme les fonctions des mots. (Et il y a des similitudes dans un cas comme dans l’autre.)
Ce qui nous égare, il est vrai, est l’uniformité de l’apparence des mots lorsque nous les entendons prononcer ou que nous les rencontrons écrits ou imprimés. Car leur emploi ne nous apparaît pas si nettement. Surtout pas quand nous philosophons !
§ 12 C’est comme lorsque nous regardons le tableau de bord d’une locomotive. Il s’y trouve des manettes qui se ressemblent toutes plus ou moins. (Ce qui est compréhensible, puisqu’elles doivent toutes pouvoir être actionnées à la main.) Mais l’une est la commande d’une manivelle que l’on peut faire tourner de façon continue (elle règle l’ouverture d’une soupape), une autre celle d’un interrupteur qui n’a que deux positions — marche ou arrêt —, une troisième est la commande d’un frein — plus on la tire, plus elle freine —, une quatrième celle d’une pompe — elle ne fonctionne que quand on la fait aller et venir.
§ 13 En disant : « Chaque mot du langage désigne quelque chose », nous n’avons encore absolument rien dit, à moins que nous n’ayons expliqué de façon précise quelle distinction nous souhaitons faire. (Il se pourrait en effet que nous voulions distinguer les mots du langage du § 8 des mots « dénués de signification », comme il s’en rencontre dans les poèmes de Lewis Carroll, ou bien des mots tels que « tradéridéra » dans une chanson.)
§ 14 Imagine que quelqu’un dise : « Tous les outils servent à modifier quelque chose : le marteau, la position du clou ; la scie, la forme de la planche, etc. » — Et que modifient la règle graduée, le pot de colle, les clous ? — « Notre connaissance de la longueur d’une chose, la température de la colle et la solidité de la caisse. » ― Qu’aurait-on gagné à assimiler ces expressions ? —
§ 15 Peut-être la façon la plus directe d’appliquer le mot « désigner » est-elle d’inscrire le signe sur l’objet désigné. Suppose que les outils dont A se sert pour réaliser sa construction soient marqués de certains signes. Dès que A montre le signe en question à son aide, celui-ci apporte l’outil marqué de ce signe.
C’est de cette manière, et de manières plus ou moins analogues, qu’un nom désigne une chose et qu’un nom est donné à une chose. — Quand nous philosophons, il se révèlera souvent utile de nous dire que dénommer quelque chose est analogue au fait d’attacher à une chose une étiquette portant son nom.
Questions de la semaine 1) Expliquez la comparaison du §12. 2) Expliquez le prolongement de la comparaison §14. 3) Que signifie « désigner » ? |
Texte 3 – John Rawls, Théorie de la justice (1987)

La Théorie de la justice est un des ouvrages majeurs de John Rawls (1921-2002). L’auteur y critique la justice distributive (élaborée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque qui est la « première espèce de la justice particulière qui s’exerce dans la distribution des honneurs ou des richesses ou des autres avantages qui peuvent être répartis entre les membres d’une communauté politique. »). Il y élabore la théorie de la justice comme « fairness » fondée sur deux principes de base : (1) le principe de liberté et (2) le principe de différence.
« Mon but est de présenter une conception de ta justice qui généralise et porte à son plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant. […]
Nous devons imaginer que ceux qui s’engagent dans la coopération sociale choisissent ensemble, par un seul acte collectif, les principes qui doivent fixer les droits et les devoirs de base et déterminer la répartition des avantages. […] Le choix que des êtres rationnels feraient, dans cette situation hypothétique d’égale liberté, détermine les principes de la justice […]
Je soutiendrai que les personnes placées dans la situation initiale choisiraient deux principes assez différents. Le premier exige l’égalité dans l’attribution des droits et des devoirs de base¹. Le second, lui, pose que des inégalités socio-économiques, prenons par exemple des inégalités de richesse et d’autorité, sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société². Ces principes excluent la justification d’institutions par l’argument selon lequel les épreuves endurées par certains peuvent être contrebalancées par un plus grand bien, au total. Il peut être opportun, dans certains cas, que certains possèdent moins afin que d’autres prospèrent, mais ceci n’est plus juste.
Par contre, il n’y a plus d’injustice dans le fait qu’un petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne, à condition que soit par là même améliorée la situation des moins favorisés. L’idée intuitive est la suivante : puisque le bien-être de chacun dépend d’un système de coopération sans lequel nul ne saurait avoir une existence satisfaisante, la répartition des avantages doit être telle qu’elle puisse entraîner la coopération volontaire de chaque participant, y compris des moins favorisés.
Les deux principes que j’ai mentionnés plus haut constituent, semble-t-il, une base équitable sur laquelle les mieux lotis ou les plus chanceux dans leur position sociale – conditions qui ne sont ni l’une ni l’autre dues, nous l’avons déjà dit, au mérite – pourraient espérer obtenir la coopération volontaire des autres participants ; ceci dans le cas où le bien-être de tous est conditionné par l’application d’un système de coopération. C’est à ces principes que nous sommes conduits dès que nous décidons de rechercher une conception de la justice qui empêche d’utiliser les hasards des dons naturels et les contingences sociales comme des atouts dans la poursuite des avantages politiques et sociaux. Ces principes expriment ce à quoi on aboutit dès qu’on laisse de côté les aspects de la vie sociale qu’un point de vue moral considère comme arbitraires. »
Questions de la semaine 1) Quelle est la théorie sur laquelle se fonde la pensée de la justice de Rawls ? 2) Quels sont les deux principes qui régissent une société juste ? 3) En quoi le bien-être de chacun repose sur un système de coopération ? |