Cours de philosophie en ligne du CETAD
LE SUJET – QUI SUIS-JE ?
Valentin et Ellen Davydov

(Le portrait de Dorian Gray, 1945)
SEMAINE 5
Vanité des vanités disait Qohèleth. Vanité des vanités, tout est vanité ! Quel profit l’homme retire-t-il de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va, une génération s’en vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche ; il se hâte de retourner à sa place, et de nouveau il se lèvera. Le vent part vers le sud, il tourne vers le nord ; il tourne et il tourne, et recommence à tournoyer. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est pas remplie ; dans le sens où vont les fleuves, les fleuves continuent de couler. Tout discours est fatigant, on ne peut jamais tout dire. L’œil n’a jamais fini de voir, ni l’oreille d’entendre. Ce qui a existé, c’est cela qui existera ; ce qui s’est fait, c’est cela qui se fera ; rien de nouveau sous le soleil. Y a-t-il une seule chose dont on dise : « Voilà enfin du nouveau ! » – Non, cela existait déjà dans les siècles passés. Mais, il ne reste pas de souvenir d’autrefois ; de même, les événements futurs ne laisseront pas de souvenir après eux. Ec 1, 2-11 |
L’HOMME À LA RECHERCHE DU BONHEUR
Ainsi l’homme avance-t-il dans sa vie, face à lui-même, face à autrui, et face à Dieu, à la recherche du bonheur. Pour chacune de ces rencontres on peut se demander : est-ce qu’elle contribue ou s’oppose à mon bonheur ? Suis-je à moi-même le pire ennemi ? Celui qu’il faut combattre pour être finalement heureux ? Autrui œuvre-t-il contre mon bonheur et j’aurais donc tout intérêt à le fuir et à me réfugier dans la solitude ? Dieu est-il cette entité mystérieuse et implacable qui cherche à me réduire à sa merci ? Dans cette dernière semaine d’étude, nous chercherons à replacer chacun de ces face-à-face dans la perspective de la quête existentielle du bonheur ?
Question générale de la semaine Le bonheur dépend-il de nous ? |
Texte 1 – Le bonheur comme fin ultime : Sénèque, La vie heureuse (58)

La vie heureuse est un dialogue écrit par Sénèque pour son frère aîné Gallion, vers 58 après J.-C., dans les premières années du règne de Néron Ce dialogue expose les principaux points de l’enseignement de Sénèque sur la moralité et le bonheur dans le contexte philosophique du stoïcisme romain.
I. Vivre heureux, mon frère Gallion, voilà ce que veulent tous les hommes : quant à bien voir ce qui fait le bonheur, quel nuage sur leurs yeux ! Et il est si difficile d’atteindre à la vie heureuse, qu’une fois la route perdue, on s’éloigne d’autant plus du but qu’on le poursuit plus vivement ; toute marche en sens contraire ne fait par sa rapidité même qu’accroître l’éloignement. Il faut donc, avant tout, déterminer où nous devons tendre, puis bien examiner quelle voie peut y conduire avec le plus de célérité. Nous sentirons, sur la route même, pourvu que ce soit la bonne, combien chaque jour nous aurons gagné et de combien nous approcherons de ce but vers lequel nous pousse un désir naturel. Mais tant qu’on marche à l’aventure, sans suivre de guide que les vagues rumeurs et les clameurs contradictoires qui nous appellent sûr mille points opposés, la vie se consume en vains écarts, cette vie déjà si courte, quand on donnerait les jours et les nuits à l’étude de la sagesse. Déterminons donc bien où et par où nous devons aller, non sans quelque habile conducteur qui ait exploré les lieux que nous avons à traverser. Ce voyage est tout autre que les voyages ordinaires où un sentier bien choisi, les gens du pays qu’on interrogé empêchent qu’on ne s’égare ; ici le chemin le plus battu, le plus fréquenté est celui qui trompe le mieux. Ainsi, par-dessus tout, gardons-nous de suivre en stupide bétail la tête du troupeau, et de nous diriger où l’on va plutôt qu’où l’on doit aller. Or il n’est rien qui nous jette en d’inextricables misères comme de nous régler sur le bruit public, regardant comme le mieux ce que la foule applaudit et adopte, ce dont où voit le plus d’exemples, et vivant non pas d’après la raison, mais d’après autrui. De là ce vaste entassement d’hommes qui se renversent les uns sur les autres. Comme en une déroute générale où, les masses se refoulant sur elles-mêmes, nul ne tombe sans faire choir quelque autre avec lui ; les premiers entraînent la perte de ceux qui suivent ; de même dans tous les rangs de la vie nul ne s’égare pour soi seul : on est la cause, on est l’auteur de l’égarement des autres. Car il n’est pas bon de s’attacher à ceux qui marchent devant ; et comme chacun aime mieux croire que juger, de même au sujet de la vie jamais on ne juge, on croit toujours ; ainsi nous joue et nous précipite l’erreur transmise de main en main, et l’on périt victime de l’exemple. Nous serons guéris à condition de nous séparer de la foule ; car tel est le peuple : il tient ferme contre la raison, il défend le mal qui le tue. Aussi arrive-t-il ce qui a lieu dans les comices où, les préteurs à peine élus, les électeurs même s’étonnent de leur choix, quand la mobile faveur a fait volte-face. On approuve et on blâme tour à tour les mêmes choses, telle est l’issue de tout jugement où la majorité décide.
Questions de la semaine 1) Dans la poursuite du bonheur, quelle est la première chose à faire ? 2) Il n’est pas bon de suivre la masse selon Sénèque, pourquoi ? 3) Quelle est la différence entre juger et croire ? |
Texte 2 – Autrui est-il un obstacle à mon bonheur ? : Montaigne, Les essais, Livre I, 28 (1580)

Les essais est un livre de l’écrivain et philosophe français Michel de Montaigne. Il s’agit du premier ouvrage dans le genre des essais et il est d’une grande importance pour l’ensemble de la culture européenne. L’ouvrage est construit à partir de notes que Montaigne prend en lisant les livres d’un certain nombre d’écrivains anciens à partir de 1564. La première édition des Essais, en deux volumes, est publiée en 1580 à Bordeaux. L’ouvrage contient, entre autres, les discours de Montaigne sur la morale et le bonheur, influencés par des auteurs anciens tels que Sénèque, Plutarque et Épicure.
Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous avions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.
Questions de la semaine 1) Pour Montaigne, quelle est la différence entre les « accointances et familiarités » et l’« amitié » ? 2) Selon Montaigne, l’amitié est-elle quelque chose qui se choisit ? 3) En quoi l’amitié est-elle ici une fusion des âmes ? |
Texte 3 – Le bonheur avec ou contre Dieu : Augustin, Confessions, X (397-401)

Les Confessions sont le titre des 13 écrits autobiographiques d’Augustin d’Hippone, rédigés en latin vers 397-398 après J.-C., racontant sa vie et sa conversion au christianisme. Elles contiennent des informations précieuses sur son cheminement spirituel et sur l’évolution de ses conceptions philosophiques et religieuses.
38. Je vous ai aimée tard, beauté si ancienne, beauté si nouvelle, je vous ai aimée tard. Mais quoi ! vous étiez au dedans, moi au dehors de moi-même ; et c’est au dehors que je vous cherchais ; et je poursuivais de ma laideur la beauté de vos créatures. Vous étiez avec moi, et je n’étais pas avec vous ; retenu loin de vous par tout ce qui, sans vous, ne serait que néant. Vous m’appelez, et voilà que votre cri force la surdité de mon oreille ; votre splendeur rayonne, elle chasse mon aveuglement ; votre parfum, je le respire, et voilà que je soupire pour vous ; je vous ai goûté, et me voilà dévoré de faim et de soif ; vous m’avez touché, et je brûle du désir de votre paix.
39. Quand je vous serai uni de tout moi-même, plus de douleur alors, plus de travail ; ma vie sera toute vivante, étant toute pleine de vous. L’âme que vous remplissez devient légère ; trop vide encore de vous, je pèse sur moi.
Mes joies déplorables combattent mes tristesses salutaires, et de quel côté demeure la victoire ? je l’ignore. Hélas ! Seigneur, ayez pitié de moi. Mes tristesses coupables sont aux prises avec mes saintes joies ; et de quel côté demeure la victoire ? je l’ignore encore. Hélas ! Seigneur, ayez pitié de moi ! pitié, Seigneur ! vous voyez ; je ne vous dérobe point mes plaies. O médecin, je suis malade ! ô miséricorde, vous voyez ma misère ! Ah ! n’est-ce pas une tentation continuelle que la vie de l’homme sur la terre ?
Qui veut les afflictions et les épreuves ? Vous ordonnez de les souffrir, et non de les aimer. On n’aime point ce que l’on souffre, quoiqu’on en aime la souffrance. On se réjouit de souffrir, mais on choisirait de n’avoir pas tel sujet de joie. Dans le malheur, je désire la prospérité ; heureux, je crains le malheur. Entre ces deux est-il pour la vie humaine un abri contre la tentation ? Malheur, oui, malheur aux prospérités du siècle livrées à la crainte de l’adversité et aux séductions de la joie ! Malheur, trois fois malheur aux adversités du siècle, livrées au désir de la prospérité ! dures à souffrir, écueil où la patience fait naufrage ! N’est-ce pas une tentation continuelle que la vie de l’homme sur la terre ?
Questions de la semaine 1)Manque-t-on Dieu parce qu’Il s’absente de notre vie ou parce que nous nous absentons de nous-même ? 2) À quoi ressemblera la vie avec Dieu ? 3) Quel est le sort de l’homme jusqu’à ce qu’advienne cette réunion finale avec Dieu ? |