Trois approches du Chant Intérieur, Université de Hosei, Tokyo (Japon), juin 2012
Ellen Moysan |
Trois approches du chant intérieur |
Phénoménologie, métaphysique, philosophie des sciences |
Validation du second semestre du Master Erasmus Mundus Europhilosophie |
01/06/2012 |
Année académique 2011-2012, Université Hosei de Tokyo/Université Toulouse-Le Mirail |
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Module de phénoménologie, cours de messieurs les professeurs Y. MURAKAMI et A. SCHNELL.
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Le chant intérieur n’est pas un concept philosophique mais un mot usuel utilisé dans les cours d’instruments pour désigner la mélodie que l’on entend dans sa tête à la lecture de la partition et que l’on essaye ensuite de retranscrire à l’instrument. C’est l’élément clef de l’interprétation puisque c’est lui que le musicien cherche à exprimer : lorsqu’il joue une Suite de Bach, le violoncelliste ne cherche pas seulement à redire de manière fidèle ce que le compositeur a exprimé, mais de le dire tel qu’il l’a compris. L’interprétation finale donne donc à la fois à entendre Bach, et le violoncelliste lui-même. Mais si ce dernier n’a pas nécessairement à analyser conceptuellement son chant intérieur pour pouvoir le jouer, la tâche revient au philosophe de mener cette investigation afin de mettre en lumière le phénomène et de faire surgir les différents enjeux qui s’y rattachent.
Afin de saisir le phénomène dans toute sa pureté nous avons choisi la situation la plus simple possible : l’interprétation d’une partition de musique occidentale avec un instrument mélodique soliste, le violoncelle, instrument que nous connaissons bien puisque nous le pratiquons depuis plus de dix ans. Il s’agit d’une musique intégralement écrite ce qui permet d’éviter le sujet de l’improvisation et il n’y a pas d’ensemble constitué de plusieurs instruments ni d’harmonie à plusieurs voix ce qui nous permet d’échapper au problème du chant intérieur intersubjectif. Cette situation phénoménologique sert de noyau à notre analyse et il ne restera ensuite plus qu’à faire varier les paramètres pour étudier le phénomène sous d’autres formes ou bien en affiner la compréhension ultérieurement si nécessaire.
Esquissons à présent à gros traits une définition du chant intérieur. Entendu au sens général il s’agit d’un ensemble de plusieurs éléments corrélés les uns aux autres : un premier pôle objet – la partition, un pôle sujet – le musicien, et un deuxième pôle objet – la mélodie instrumentale. La même chose, que l’on appellera « idée musicale » et qui devra être l’élément fondamental d’une recherche différente, se manifeste différemment dans trois dimensions : la première sous forme d’écrit, la deuxième et la troisième sous deux formes sonores différentes dont on pourrait dire malgré les problèmes que pose cette dichotomie qu’elles sont l’une intérieure et l’autre extérieure. L’ensemble constitue le processus de transformation du chant intérieur que l’on appelle aussi interprétation.
Mais le chant intérieur peut également être entendu au sens restreint. Il désigne à ce moment-là la structure interne du pôle subjectif. C’est le point principal de notre analyse, d’abord parce qu’il nécessite en lui-même une étude phénoménologique détaillée, et ensuite parce que c’est de celle-ci que dépendront les analyses des deux autres pôles. Celui-ci est constitué d’une nouvelle structure de corrélation qui contient également deux entités : un pôle percevant et un pôle perçu. Le pôle percevant peut être appelé « oreille intérieure » tandis que le pôle perçu serait la « mélodie intérieure ». L’un et l’autre peuvent entrer en contact grâce à une « voix » qui médiatise la mélodie. L’ensemble constitue donc une structure de perception interne mobilisant à la fois un sens auditif sans organe et un objet mélodique doté de sa temporalité propre qui se manifeste par le moyen d’une voix qui lui donne chair et consistance.
Que ce soit au sens large ou au sens restreint le phénomène est toujours compris en termes d’intériorité. Dans le premier cas parce qu’il s’agit d’une dynamique de solvatation[1] et d’émergence d’un objet, dans le deuxième cas parce qu’il s’agit d’une structure interne au pôle subjectif. Il convient donc de s’interroger sur ce terme : de quel intérieur parle-t-on ? Face à quel extérieur se pose-t-il ? Est-il synonyme de clôture radicale ? Ces trois questions nous renvoient vers des problèmes philosophiques qui se posent au-delà même du phénomène du chant intérieur ; celui-ci ne pourrait-il donc pas être un paradigme pertinent pour les traiter ? La tâche que nous nous donnerions dans notre recherche serait alors double : d’abord faire une description phénoménologique du chant intérieur en lui-même, et ensuite explorer sa pertinence comme paradigme de l’intériorité.
Les modules des professeurs A. SCHNELL et Y. MURAKAMI suivis à Tokyo nous permettent d’avancer dans le traitement de cette question selon deux angles à la fois : la méthodologie, et l’analyse phénoménologique en elle-même.
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Tout d’abord la méthodologie. Il est clair que nous disposons actuellement de très peu de sources concernant le chant intérieur. A part le livre majeur de D. Hoppenot Le violon intérieur[2] dans les années 70 qui aura marqué des générations de musiciens, et le petit opuscule de X. Gagnepain Du musicien en général… au violoncelliste en particulier[3], cette notion semble à la fois abordée partout et nulle part. Elle est omniprésente dans la mesure où chaque écrit de musicien abordant la question de l’interprétation en dit quelque chose et l’évoque plus ou moins directement, et en même temps complètement absente puisqu’on ne trouve rien qui lui soit entièrement consacré. Dans la littérature phénoménologique il y a également très peu de choses sur un type d’objet sonore dans la conscience qui ne dérive pas de la perception auditive d’une mélodie. Or, ce manque de sources a naturellement conduit à une remise en cause des thèses exposées dans notre premier travail de master en 2010[4]. Constatant malgré cette carence la nécessité de thématiser ce problème pour mieux comprendre le processus de l’interprétation musicale et des phénomènes de conscience, il nous a semblé essentiel de constituer un répertoire de sources qui pourrait servir de base au travail philosophique et en même temps contrôler son développement. La collecte d’informations lors d’entretiens avec des musiciens s’est alors imposée comme étant la manière la plus sûre d’obtenir une matière de première main pour l’analyse phénoménologique.
Après deux années nous disposons actuellement d’un répertoire de cinq témoignages que nous souhaitons agrandir le plus possible[5]. Deux d’entre eux sont issus de discussions avec des violoncellistes à Paris dont l’un n’est autre que l’auteur de l’opuscule ci-dessus mentionné X. Gagnepain, deux autres avec des violonistes élèves de D. Hoppenot dont nous avons également cité l’ouvrage ci-dessus, et le dernier provient d’une discussion avec une violoniste française installée à Tokyo depuis plus de trente ans. S’il fallait dégager une grande idée par entretien nous dirions que pour X. Gagnepain le chant intérieur est un projet, pour F. Borsarello c’est une image, une couleur, pour C. Bernard une pensée, une audition sonore, pour A-M Morin c’est le corps, et pour M. France il est de part en part affectivité. Malgré cette grande diversité qui pourrait être confondante pour notre analyse nous ne nous arrêtons pas là et plusieurs autres entretiens sont prévus prochainement : deux avec des pianistes de jazz parisiens, un avec un organiste de Paris et un avec un chanteur classique new-yorkais. Le but est justement de recueillir le plus grand nombre de témoignages possibles, aussi bien des violoncellistes que d’autres instrumentistes, afin de constituer une base de données variées et substantielle sur le sujet. Charge à nous de donner ensuite sens et cohérence à l’ensemble.
Mais dans la mesure où la recherche philosophique avance parallèlement à ce travail de collecte, les questions sont elles aussi modifiées. Au fur et à mesure des entretiens nous passons donc des problèmes généraux de l’interprétation musicale aux problèmes spécifiques du chant intérieur. De quoi s’agit-il ? D’où vient-il ? Comment se forme-t-il ? Comment y accède-t-on ? Comment l’exprime-t-on ? Quels sont les obstacles à son expression ? La liste de question à traiter pendant les deux heures de discussion se fait de plus en plus précise tandis que l’on conserve la même disponibilité à l’improvisation tout au long des différents dialogues, permettant ainsi à chaque rencontre de donner des résultats différents. Il s’agit de recueillir à la fois une expérience professionnelle et une pensée musicale qui soutient l’ensemble bien qu’elle ne soit pas nécessairement formalisée par celui qui en fait part. On constate alors que même si chacun s’exprime à sa manière, aucun ne saurait concevoir une interprétation musicale qui ne passe par la recherche et l’expression adéquate du chant intérieur. Il y a donc à la fois une singularité et une universalité dans ces témoignages.
Comment doit-on donc envisager cela ? Peut-on les prendre tous ensemble et piocher dedans lorsque cela est nécessaire à notre travail comme nous le faisons depuis le début ? Suite au module de Tokyo dispensé par le professeur Y. MURAKAMI nous entrevoyons une autre possibilité de traitement qui consisterait à les envisager un à un pour en exploiter la portée philosophique. Le problème que l’on rencontre alors pourrait se poser en ces termes : de quelle manière peut-on produire un discours philosophique à partir d’une parole non-philosophique sans en outrepasser la portée? Il faut avant tout adopter un mode de fonctionnement qui préserve l’authenticité du témoignage c’est-à-dire qui ne le transforme pas lors de la retranscription en une parole semi-philosophique. Ce qui intéresse ici c’est bien le vécu du musicien en tant que tel et c’est seulement dans un deuxième temps que le philosophe doit mettre en lumière la structure transcendantale sous-jacente.
Le processus que l’on suit est donc le suivant : nous arrivons avec une suite de moins de dix questions plus ou moins larges à partir desquelles nous demandons au musicien de s’exprimer. C’est lui qui décide du déroulement de l’entretien et nous ne faisons que relancer le dialogue lorsqu’on a épuisé un problème. Dans un second temps nous reprenons les notes prises sur le petit carnet, cherchons à retrouver la question précise à laquelle correspondrait le mieux chaque déclaration, et donnons une suite logique à ce qui a été entendu. Dans un troisième temps nous envoyons le résultat au musicien. Lors de la dernière étape il corrige ce qui lui paraît incorrect ; c’est donc toujours lui qui a le dernier mot. Comparée à celle du professeur MURAKAMI, cette méthode a le désavantage de ne retenir qu’une partie seulement des propos tenus. Avec la forme journalistique on perd la vivacité du discours au profit de sa cohérence logique. On perd également cette « bizarrerie dans les propos » dont parle le professeur MURAKAMI qui pourrait effectivement faire partie de l’analyse phénoménologique. Mais plus qu’analyser les propos en eux-mêmes, il s’agit plutôt pour nous d’utiliser le vécu singulier comme source de la réflexion philosophique en partant du principe qu’une analyse phénoménologique doit s’appuyer aussi bien sur des sources philosophiques écrites que sur des sources vivantes.
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Qu’en retire-t-on alors pour le contenu de l’analyse lui-même ? Comme nous l’avons souligné plus haut, chaque musicien exprime de manière catégorique un aspect différent du chant intérieur. Cette diversité, loin de nous obliger à discriminer une intuition juste d’une intuition fausse, nous invite plutôt à avoir une approche inclusive du phénomène considérant qu’il est « ceci » et « cela » plutôt que « ceci » ou « cela », ayant ainsi une approche plus subtile et complète des différentes facettes de l’objet. Il faut ensuite prendre garde à ne pas en faire une notion embrouillée signifiant à la fois tout et n’importe quoi, en ayant une approche rigoureuse guidée par le principe de non-contradiction : l’objet peut renfermer des paradoxes mais pas des incohérences. Si le module dispensé par le professeur Y. MURAKAMI nous a aidés dans notre méthode d’approche, celui du professeur A. SCHNELL nous a permis de mieux percevoir les enjeux de premier plan et les écueils dans lesquels ne pas tomber.
Tout d’abord concernant la structure elle-même. A l’origine du phénomène il y a la structure de corrélation entre un pôle sujet et un pôle objet : la conscience ayant la capacité de déchiffrer la musique grâce à un bagage solfégique solide perçoit un objet visuel qui fait sens pour elle. Le chant intérieur se forme alors comme corrélat réel de l’objet réal. Mais s’il y a cette constitution c’est bien parce que les conditions de possibilités sont réunies pour qu’elle ait lieu. Il y a donc dans la conscience quelque chose qui préexiste à la formation de la mélodie spécifique. Nous en arrivons ainsi à la compréhension du pôle subjectif lui-même comme une structure de corrélation faite d’un pôle percevant que nous appelons « oreille intérieure » et d’un pôle perçu appelé « mélodie intérieure ». La question se pose alors de savoir comment l’un et l’autre peuvent entrer en contact. Puisqu’il s’agit d’un chant la notion de « voix » s’impose comme étant ce qui médiatise la mélodie. Le chant intérieur doit donc être compris en termes de structure de perception interne au pôle subjectif. Il comprend quelque chose comme une disposition qui préexiste à la perception de tout contenu de partition et qui pourrait être présente en chaque sujet, et quelque chose de contextuel lié à la perception du contenu de partition. En tant qu’il y a perception d’un perçu qui est le corrélat réél d’un objet réal il y a également une extériorisation dans l’intériorité, une ouverture de l’autre dans le même rendant impossible tout solipsisme. Cette ouverture doit être entendue au sens de protospatialité dans le sujet, distance nécessaire entre le percevant et le perçu pour qu’il y ait relation entre les deux, ouverture dynamique de sens, mais également au sens de possibilité de rencontre d’un inattendu. Dans la mesure où le perçu est inhérent au courant de vie, il en va en effet de quelque chose d’inanticipable, perpétuellement renouvelé dans son identité même. Les dualités sujet/objet, même et autre se trouvent alors elles aussi remises en question dans la mesure où il y a ici de l’objet dans le sujet, une deuxième corrélation constitutive du pôle subjectif, de l’autre dans le même.
A l’aide du module du professeur A. SCHNELL nous entrevoyons alors plusieurs types de problèmes sous-jacents qu’il faudrait traiter en se demandant à la fois ce que le chant intérieur nous dit sur ces problèmes, et ce que ces problèmes posent comme questions au chant intérieur. Tout d’abord il y a la question du statut du phénomène lui-même. De quel phénomène parle-t-on ? Comment apparaît-il ? Que nous dit-il du rapport du sujet à lui-même ? Ensuite, en tant qu’il est en partie constitué par le monde, qu’est-ce que le chant intérieur nous dit du mode de relation du sujet avec celui-ci ? De la présence au monde du sujet et celle du monde au sujet ? Il s’agit d’un phénomène de part en part temporel, aussi bien lorsqu’il est objet écrit sur une partition selon un rythme donné, que lorsqu’il se transforme en donné auditif pendant un processus de temporalisation, que lorsqu’il est entendu intérieurement et qu’il y a une actualisation de la temporalité suggérée par la partition, lorsqu’il se retemporalise pour donner lieu enfin à un nouvel objet mélodique médiatisé par l’instrument. Comment prendre en vue ces différentes temporalités ? Comment les appréhender, surtout en ce qui concerne cette temporalité intérieure qui n’est pas une temporalité psychologique ? De quelle manière se déroulent ces processus de temporalisation vers le pôle sujet et de retemporalisation à partir du pôle sujet ? Cette question du temps fait alors surgir celle du rapport à autrui dans la mesure où il s’agit toujours d’une temporalité partagée, y compris en ce qui concerne la temporalité intérieure. Ne s’agit-il pas d’intégrer dans son propre jeu la conception du temps d’un autre ? De la faire sienne afin d’y acquérir une liberté ? Le temps est la dimension par excellence où l’on peut percevoir cette expression du même par l’autre et de l’autre par le même. Quelle est donc la part d’altérité dans la constitution du même ? Comment peut-il y avoir apparition à la fois du même et de l’autre dans un seul et même objet ?
Toutes ces questions pourraient être traitées au prisme d’une nouvelle dualité dont on explorerait les limites : le problème de l’immanence et de la transcendance du phénomène. Elle recoupe la question de la formation de sens. Le sens se fait-il de lui-même dans une sorte de spontanéité ou ne fait-il sens que pour un sujet qui l’interprète ? La pratique musicale apparaît de part en part comme un travail pour faire émerger un sens. Par la lecture de la partition « sur table »[6], par l’imagination, la conceptualisation et jusqu’au travail technique et mélodique à l’instrument, l’interprète cherche à faire émerger un sens, son sens. Mais s’agit-il pour lui de retrouver ce qui avait été conçu par le compositeur ou le sens est-il indépendant de celui-ci ? Doit-il uniquement se préoccuper de sa propre interprétation indépendamment même de ce qui existe déjà ? Cette question fait débat y compris dans les milieux musiciens où certains professeurs recommandent d’écouter de la musique et d’autre interdisent formellement de le faire ou conseillent d’en écouter une très grande quantité afin de ne pas être tenté par l’imitation nécessairement insatisfaisante de quelque grand artiste. Dans ces deux cas le sens phénoménologique serait dépendant du sujet qui porte l’objet. Mais on peut également concevoir comme une sous-couche de sens qui demeurerait identique et permanente à travers les différentes transformations. Il y aurait alors un sens transcendant qui s’exprimerait de lui-même à travers le sujet qui ne serait qu’un vecteur. Il faudrait alors simplement créer les conditions de possibilités d’expression du sens en fluidifiant à la fois sa conception et son jeu. On envisage alors le musicien comme simple moyen d’expression du sens qui s’auto-révèle, idée opposée à la conception de l’interprète comme source de sens de par sa personnalité et son caractère propre. Mais on peut également supposer que pour que le sens transcendant se fasse, il a besoin de l’immanence que le sujet en tant que tel lui procure. La transcendance serait donc médiatisée par l’immanence ce qui expliquerait à la fois la présence simultanée du même et de l’autre clairement perceptible dans l’interprétation finale.
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En conclusion nous pouvons constater que suite à ce semestre à Tokyo et particulièrement à ces deux modules de phénoménologie, notre recherche se trouve renouvelée dans ses possibilités aussi bien en ce qui concerne la méthode suivie dans la collecte des sources et dans leur traitement philosophique que dans l’élaboration des problèmes qui se profilent derrière ce phénomène complexe. La tâche que nous nous donnons contient à présent deux volets. Le premier concerne le travail de récolte : il faut agrandir le cercle des musiciens interrogés de sorte que, par la multiplicité des réponses qui y fera suite, on puisse faire ressortir de manière plus évidente la structure transcendantale fondamentale du chant intérieur, il faut également procéder à de courtes analyses de chaque interview afin de mettre en lumière le rôle de la singularité du sujet dans l’émergence du sens. Le deuxième volet concerne le lien que notre problématique entretient avec le questionnement phénoménologique dans sa globalité. Il s’agit d’élargir nos sources philosophiques au-delà de Husserl et vers des penseurs plus contemporains tels que Richir afin de renouveler notre compréhension de la question.
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Module de métaphysique, cours de messieurs les professeurs G. JEAN et H. FUJITA
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En tant que violoncelliste, lorsque je lis une partition j’en entends intérieurement et de manière systématique le contenu. C’est ce que j’entends « dans ma tête » que je travaille à réaliser à l’instrument pendant de longues heures, retouchant de plus en plus précisément et passage par passage ma manière de jouer. Lorsque je me produis en concert, le public entend finalement d’un seul tenant l’actualisation plus ou moins adéquate de ce chant intérieur. Mais de quoi s’agit-il ? Ce phénomène du chant intérieur que nous cherchons à décrire consiste en une structure de corrélation à l’intérieur du pôle subjectif. Elle est constituée de trois éléments : un pôle percevant – oreille intérieure, un pôle perçu –mélodie intérieure, et la médiatisation de ce dernier – voix intérieure. Cette structure interne est indissociable d’une autre structure de corrélation originaire, celle mise en lumière par Husserl unissant le sujet et l’objet dans un rapport d’intentionnalité. Elle s’exprime à travers le pôle perçu qui est la « partie » de la structure nécessairement en lien avec l’objet mondain. Il est en effet le corrélat reel de deux objets reals : d’abord le donné visuel de la partition visé intentionnellement et ensuite le donné auditif objectif produit par le frottement des cordes sur l’instrument.
Notre travail de recherche actuel cherche à étudier les différents aspects du phénomène afin de comprendre comment une création est possible par la répétition du même. En d’autres termes, comment l’interprétation musicale peut être une création alors même qu’il s’agit toujours pour le musicien de jouer ce qui est déjà écrit ? Il faut nécessairement qu’une part de nouveauté se soit glissée quelque part et que cette altérité puisse s’exprimer par le biais la mêmeté. Pour qu’il y ait des milliers d’interprétations possibles du même morceau mais qu’on reconnaisse systématiquement de quoi il s’agit il faut qu’il y ait la coexistence à la fois du même et de l’autre dans un seul objet sonore. C’est dans la cristallisation de la mélodie intérieure c’est-à-dire du chant intérieur en ce qu’il est un perçu interne que se situe cette possibilité de renouvellement par l’expression du même. C’est donc cela qu’il s’agit d’étudier en premier lieu. Dans notre parcours de recherche ces deux modules de métaphysique auront été importants dans la mesure où ils auront permis d’enclencher un tournant métaphysique.
On trouve en effet deux types de questionnement qui prennent cette orientation. Le premier est relatif à l’idée de « chant » dans l’expression « chant intérieur ». Il s’agit d’étudier avec attention la structure de perception auditive que nous avons mise à jour en tant qu’elle mobilise l’idée d’un corps intérieur sans organe. Quel est ce corps ? Que nous dit-il du sujet ? Le deuxième est relatif à l’idée « d’intériorité » contenue dans la deuxième partie de l’expression. De quel type d’intériorité parle-t-on ? Au regard de quelle extériorité se pose-t-elle ? Comment se manifeste-t-elle ? Les deux aspects se rejoignent alors dans un seul et même problème : en quoi le chant intérieur comme paradigme nous achemine vers la conception d’une intériorité corporelle ? Comme nous l’avons dit précédemment il est nécessaire d’étudier d’abord la structure de perception interne. Arrêtons-nous donc sur chacun des éléments de la structure pour mieux les étudier.
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En premier lieu et puisqu’il s’agit de l’élément le plus important, analysons le mode de saisie intentionnelle qui est à l’origine du pôle perçu. Tout d’abord la partition est perçue comme un objet, un livre. En cela elle ne diffère pas des autres saisies d’objets dans l’espace et c’est pour cela que nous ne nous y attarderons pas spécialement ici. Ensuite, si le sujet qui l’appréhende possède en plus le bagage solfégique requis, alors il ne perçoit pas seulement un objet mais il lit des signes inscrits sur cet objet et ceux-ci signifient quelque chose pour lui. La saisie est ici comparable à celle qui a lieu lors de la lecture de n’importe quel texte littéraire. C’est une deuxième couche du sens dans l’objet intentionnel qui fait intervenir quelque chose de l’ordre du langage et donc de l’intersubjectivité. Le musicien rentre réellement en communication avec un compositeur qui a laissé un message. Cette saisie suppose une démarche de compréhension/interprétation ouvrant ainsi tout le champ de questionnement posé par la discipline herméneutique. De plus, puisqu’il s’agit de transmettre ce message et non de le garder pour soi, cela ouvre également le champ de questionnement lié à l’idée de traduction/interprétation. Il y a bien entendu plusieurs étapes de raffinement dans cette deuxième couche puisque l’on va du type de musicien qui sait seulement « reconnaître quand ça monte et quand ça descend » à celui qui comprend parfaitement de quoi il s’agit mais n’arrive juste pas à entendre précisément la hauteur de la note parce qu’il n’a pas le « diapason dans la tête ». Ce n’est pour le moment qu’une sorte de chant monocorde puisqu’il n’y a pas encore les hauteurs de son et seulement une proto-tonalité affective.
S’il fallait en parler en termes esthétiques on dirait qu’il s’agit d’un croquis voire même une esquisse de mélodie intérieure. Marquée par une certaine spontanéité, elle contient un ordre, un caractère, les premières bases, mais ne se déploie pas encore pleinement. C’est la couche de sens où la constitution de l’objet dépend le plus intensément du savoir de l’artiste. En effet, il n’y a pas de retour, de travail, on peut donc y entendre à nue les premières intentions du musicien. S’il s’agit dans la perception musicale d’un dévoilement de l’être, alors il faut comprendre que l’être ne se dévoile pas d’un seul tenant. Il se donne progressivement, au début grossièrement. Ici la mélodie est marquée par une certaine spontanéité, elle contient un ordre, un caractère, les premières bases, mais ne se déploie pas encore pleinement. Ce premier jet qui est déjà quelque chose en soi demeure tourné vers son approfondissement futur et reste donc marqué par un manque, un point aveugle.
Cette deuxième étape contient un point aveugle parce qu’il lui manque la chair de la mélodie qui n’est donnée que lorsque le musicien sait « déchiffrer » c’est-à-dire entendre un son en lisant. A ce moment-là seulement il comprend la grammaire du signe, mais en plus il y a une transformation de ce donné visuel en donné auditif. On pourrait en parler comme d’une saisie conversionnelle. Elle a lieu au cours d’un processus de temporalisation : au fur et à mesure que le musicien lit le texte celui-ci se transforme. C’est la troisième couche d’objet intentionnel qui vient déployer le sens plein de la mélodie. Bien que ce soit d’autant plus facile qu’on a l’oreille absolue[7] car la transformation se fait alors de manière systématique, le musicien qui n’a pas de « diapason dans la tête » peut toujours accéder à cette troisième strate grâce à la médiation de son instrument qui l’aide à entendre. Le problème que cela pose est alors qu’on ne sait pas s’il s’agit bien d’une saisie conversionnelle ou plutôt de quelque chose de l’ordre de l’imagination. Il semblerait possible de penser que tout bon musicien est capable d’entendre directement sans médiation par l’instrument et qu’il s’agit toujours d’une audition interne directe et non pas d’une saisie imaginative. Mais nous ne faisons que soulever cette question que nous ne pouvons pas traiter en détail ici. Cette troisième étape est la plus importante car c’est seulement avec elle que le son prend réellement chair. C’est seulement à partir de ce moment-là qu’on peut parler d’une mélodie au sens plein du terme parce qu’avec l’intervalle qui se creuse entre deux sons la voix intérieure commence à chanter[8].
La voix naturelle est l’ensemble des sons produits par le frottement de l’air des poumons sur les replis du larynx. Elle dépend du physique de chacun et varie donc de personne à personne. En ce qui concerne celle des musiciens il est étonnant d’entendre à quel point ils peuvent avoir une voix semblable à celle de leur instrument lorsqu’ils se mettent à chanter à voix haute. Par mimétisme ils se mettent à chanter en imitant la couleur du son qu’ils produiront, utilisant jusqu’aux onomatopées les plus représentatives de ce dernier – un musicien à corde utilise plutôt des « lalila » qui symbolisent les liaisons et un organiste des « pom » qui incarnent mieux la pesanteur et la rondeur du son par exemple. La voix intérieure doit être mise en parallèle avec la voix naturelle et, bien qu’on puisse imaginer un musicien muet, ce qui prouverait une indépendance matérielle des deux voix, pour pouvoir être réellement une médiation la voix intérieure devrait pouvoir être considérée comme une couche fondamentale sans organe de ce corps avec organe, et donc en avoir le même type de propriétés. Peut-elle alors avoir le timbre de l’instrument par lequel elle est destinée à se manifester ? Lorsqu’il n’y a pas d’instrument, ou bien pas encore, celui qu’emprunterait la voix intérieure serait la voix naturelle qui demeure toujours le premier instrument de musique. Ensuite, est-elle monodique lorsque je joue du violoncelle et harmonique lorsque c’est du piano par exemple, ou bien plutôt toujours monodique ? Dans ce dernier cas elle rendrait seulement compte de la ligne principale lorsqu’il s’agit d’harmonies plus complexes, elle donnerait comme une ligne de sens. Nous pencherions pour cette dernière solution dans la mesure où, même dans l’interprétation d’une partition harmonique il faut toujours faire ressortir un chant principal qui se détache justement de la structure d’ensemble. Il y a une discrimination savante qui choisit de mettre en avant une ligne déterminée.
Celle-ci est ensuite perçue par un sens auditif. Qu’est-ce que cette oreille qui entend la voix ? Elle peut être définie en termes de possibilité ontologique immédiate. On rejoint ici la pensée du corps de Michel Henry présentée dans le cours de G. Jean. Ici l’audition se présente comme une possibilité dans les trois sens du terme : comme condition de possibilité de l’expérience, comme pouvoir d’agir, comme détermination temporelle. D’abord elle rend possible l’écoute de la voix : de même qu’il ne saurait y avoir d’image sans un regard intérieur qui la voie, il ne saurait y avoir un son vocal sans une audition intérieure qui l’entende. Elle est possibilité permanente car on entend toujours le chant intérieur quand bien même il ne serait pas entendu au premier plan. Il y a là aussi une différence entre entendre et écouter. L’audition interne est un sens ouvert qui ne peut pas être dirigé comme on dirige un regard. Il y a toujours audition d’un bruissement intérieur. Sur ce fond se détache la mélodie. Elle est entendue en permanence mais requiert une attention orientée pour pouvoir avoir une efficacité. Sans attention le musicien ne saurait en effet actualiser son chant intérieur dans la réalisation et celle-ci demeurerait mécanique. Avec une attention concentrée il intensifie la mélodie intérieure ce qui lui permet de la réifier en projet à mettre en œuvre dans son interprétation. Ensuite l’audition est un « je peux », force du corps sans organe, épreuve du pouvoir d’entendre au sens pur. Sans médiatisation, elle donne lieu à un savoir immédiat qui n’est pas une représentation ni même un savoir théorique. On pourrait reprendre cette citation à son propos : « La connaissance corporelle n’est pas une connaissance provisoire, primitive peut être mais rapidement dépassée par l’homme intelligent, elle est au contraire une connaissance ontologique primordiale et irréductible, le fondement et le sol de toutes nos connaissances et, en particulier de nos connaissances intellectuelles et théoriques »[9]. Ce corps sans organe que l’on peut appréhender par le biais de l’audition intérieure est un sol sur lequel se déploie un monde. Enfin c’est une possibilité au sens de détermination temporelle parce qu’elle est mémoire, savoir permanent.
Mais puisqu’il s’agit d’audition il faut se poser la question du rapport entre cette perception sonore intérieure et la faculté d’audition externe. Faut-il pouvoir entendre des sons pour à la fois en produire et en entendre intérieurement ? Il faudrait explorer cette question à l’aide du cas de la surdité[10] en le posant de la manière suivante : est-il possible pour un sourd de naissance de chanter et d’entendre une voix intérieure ? Si oui de quel ordre est-elle ? Si l’on imagine tout à fait une sorte de « chant » rythmique qui se constituerait à l’aide de la perception des vibrations et donc sans audition – mais est-ce qu’on pourrait toujours parler de voix ?, il semble bien impossible de produire et d’entendre des sons à proprement parler si l’on n’a jamais pu entendre de sa vie[11]. Beethoven a composé en étant sourd mais il ne l’avait pas toujours été. Cela impliquerait d’une part une liaison structurelle entre le corps organique et le corps sans organe, et également une sorte de mémoire des sons ou de matériel sonore à disposition avec laquelle la voix intérieure pourrait se constituer. Elle se serait donc doublement mémoire ; savoir permanent et souvenir. Cela nous amène alors à nous poser la question de la temporalité de cette structure d’intériorité.
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Nous avons d’une part un sens auditif qui est disposition permanente et d’autre part une mélodie intérieure qui se déploie dans le temps. Cette dernière contient une première dimension qui assure l’identité entre l’objet réel et l’objet réal : la structure temporelle donnée par la partition elle-même. C’est une carrure avec un rythme qui s’y inscrit et a une valeur proportionnelle (une noire vaut deux croches, une blanche deux noires etc). Elle n’est pas qu’identité puisque force est de constater qu’elle brouille les frontières du même et de l’autre. D’un objet à son corrélat il s’agit toujours d’une seule et même chose comme le prouve la possibilité d’une reconnaissance de l’objet mais avec la mélodie intérieure les prescriptions indiquées par la partition sont actualisées dans la conscience et se déploient dans leur dimension propre à la fois en conservant les propriétés qu’elles avaient en tant qu’objet visuel et en étant en même temps différentes. Le traitement du rythme est emblématique de cette question et pose le problème du cas limite : une noire est toujours une noire mais elle ne sera jamais interprétée exactement de la même manière. Il y a presque une infinité de variations temporelles possibles mais à l’intérieur d’une extension finie. En fonction de cela, il y aura des manières de jouer qui seront mécaniques et d’autres qui seront vivantes parce qu’on aura introduit une liberté dans l’expression et donc un assouplissement de la structure. Cela conduit à se demander s’il s’agit bien toujours d’une noire ou si c’est devenu une croche longue ou une noire pointée courte. Si l’on veut respecter l’exactitude du même l’interprétation est mécanique, si l’on veut qu’elle soit vivante il faut introduire une modification en prenant garde de conserver l’identité. Pour traiter cette question du cas limite il faut s’interroger sur le lien entre les dichotomies mécanique/liberté, même/autre du point de vue de la temporalité de l’objet.
A cette première temporalité s’ajoute la temporalité du vécu intentionnel puisque la mélodie intérieure est prise dans le flux lui-même. Le présent se déploie ici avec une dimension rétentionelle et une dimension protentionelle selon les mêmes règles que la mélodie issue d’une perception auditive décrite par Husserl dans les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Ces deux extensions permettent de donner du sens dans la mesure où elles assurent la cohérence de l’ensemble. C’est grâce à cela que la mélodie intérieure peut être une unité de multiplicité[12]. Des trois instances temporelles la prédominance pourrait être donnée au futur en tant qu’il est un projet qui permet de réinvestir le passé dans le présent. C’est l’anticipation qui donne sens au présent : s’il n’y a que la mémoire l’interprétation paraît avancer les yeux bandés et le sens ne sera que circonstanciel, si elle est uniquement dans le présent il règnera comme une anarchie où chaque étape de développement de l’œuvre pourra avoir du sens en soi mais ne sera pas connecté à l’ensemble. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une interprétation, d’une herméneutique du texte musical où la partie prend sens par rapport au tout et le tout par rapport à la partie. La violoniste Anne-Marie Morin définit l’anticipation ainsi : « capacité de mettre le corps à disposition de l’émotion que l’on vit avant de la jouer »[13]. Une fois de plus on constate que la corporéité est réellement le fond à partir duquel tout prend sens. Ici la temporalité est corporelle, c’est une temporalité éprouvée qui donne sens à l’interprétation en ce qu’elle prépare le sujet à un événement. L’anticipation créé des conditions de possibilités pour une réalisation plus cohérente.
Il y a ensuite une troisième manière de se rapporter temporellement au perçu en étudiant le rapport du sujet à la mélodie intérieure à travers l’écoulement du temps. Celle-ci est à la fois toujours perçue puisqu’elle fait l’objet d’une audition, et dans le même temps elle doit pouvoir faire l’objet d’un rappel et constituer par conséquent un souvenir. Si on ne joue pas du tout un morceau pendant des années il demeure là mais comme mis sous le boisseau. Il reste uniquement « dans les doigts » c’est-à-dire qu’on pourra probablement s’en souvenir en se mettant à jouer à l’instrument. En ce sens on constate une fois de plus à quel point la mélodie intérieure est de part en part corporelle, et à quel point le corps est toujours mémoire. Apparaît ici une nouvelle dimension que l’on n’a pas encore traitée : la dimension kinesthésique. La mélodie intérieure n’est pas simplement un donné auditif, elle peut se redoubler d’une sensation. C’est ainsi qu’elle demeure dans le corps à travers le temps, est toujours entendue et qu’il s’agit toujours d’un seul et même objet quelques soient les moments du temps où il est appréhendé : si un musicien reprend le même morceau à des années d’intervalles il s’agira toujours du même chant intérieur. Pourtant, en ce que le temps sera passé et que les vécus de conscience auront été modifiés ce sera aussi quelque chose de nouveau. Finalement on peut dire que la mélodie intérieure, en tant qu’elle est corporelle et constitue structurellement le sujet, est sujette à un vieillissement qui la conserve et en même temps la modifie dans son être. Cette action du temps qui passe est création puisqu’elle permet de pouvoir rejouer de manière toujours nouvelle le même morceau. A travers cela se manifeste le travail de la vie intérieure qui est renouvellement et création.
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Au terme de notre analyse nous pouvons nous orienter vers une meilleure compréhension à la fois du chant intérieur comme structure auditive comprenant un sens perceptif et une mélodie perçue médiatisée par une voix, et du type d’intériorité corporelle que cela met en avant. La rupture d’une frontière claire entre le même et l’autre, l’intériorité et l’extériorité, la corporéité et la spiritualité nous semble achevée. Il faut ici reconsidérer les choses en excluant tout raisonnement de type exclusif pour y préférer un raisonnement de type inclusif : le chant intérieur n’est pas cela ou cela mais plutôt à la fois cela et cela. Les deux influences fondamentales qui pourraient nous aider dans notre travail seraient celles d’Henry et de Bergson donc nous avons eu une présentation lors des modules de messieurs G. JEAN et H. FUJITA. On retrouve en effet une présence importante des thèmes métaphysiques du corps et de la temporalité créatrice. Ce sont les deux prismes à partir desquels il convient de mener une analyse du chant intérieur comme paradigme. Ils sont traversés l’un et l’autre par la question de la vie qui parcours de part en part le phénomène.
Nous n’avons pas pu traiter dans cette synthèse le thème de l’altérité que l’on retrouve pourtant à plusieurs reprises dans l’analyse du phénomène. Cela appelait en effet un regard différent embrassant l’ensemble de ce que nous avons cherché à décrire ici. En effet, qu’est ce qui se dissimule derrière l’objet partition si ce n’est un autre plus ou moins contemporain dont il s’agit d’accueillir le message de manière la plus respectueuse possible c’est-à-dire en le recontextualisant et sans le déformer par l’imposition de ses propres vues ? Qu’est-ce qui nourrit l’intériorité si ce n’est le rapport intersubjectif dans lequel le sujet est toujours déjà pris et qui lui permet de se modifier en profondeur en intégrant l’altérité dans la constitution de la mêmeté ? Qu’est ce qui donne sens à la réalisation d’une interprétation si ce n’est le fait de jouer pour quelqu’un, c’est-à-dire de ne pas être enfermé dans un solipsisme mais de donner sens à ses actes en les dirigeant vers un autre qui en sera le récepteur créatif à son tour, qui participera à cette transmission ? Les travaux de Levinas pourraient à ce moment-là nous aider à considérer d’une manière nouvelle l’ensemble de ce que nous étudions.
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Module de philosophie des sciences, cours de messieurs les professeurs A. FRANCOIS et T. KONO
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Lorsqu’un musicien expérimenté lit une partition il entend spontanément son contenu dans sa tête, il travaille ensuite à le retranscrire avec son instrument, avant de jouer la version la plus achevée devant un public. Cette mélodie intérieure qu’il entend est ce qu’on appelle en général « chant intérieur ». Comment y parvient-on et comment se réalise-t-elle dans le monde ? C’est par une saisie conversionelle que l’on passe du donné visuel –les signes de la partition, au donné auditif temporel dans la conscience –la mélodie intérieure, et c’est ensuite par le biais d’une action que le donné auditif interne donne lieu à un donné auditif externe. Qu’est-ce donc que ce chant intérieur ? Au bout d’un peu plus de deux années de travail et malgré l’extrêmes rareté des recherches portant sur ce sujet nous sommes arrivés à la définir comme une structure de perception interne au pôle subjectif comprenant deux éléments : un sens auditif percevant et une mélodie perçue médiatisée par une voix.
Puisqu’il en va de la perception, de l’audition d’un chant, ce problème se présente tout de suite comme un segment commun entre plusieurs domaines : analyse phénoménologique, musicologie, pratique musicale, médecine, physique, neuroscience etc. Si l’on se cantonne à un seul angle de vue on risque de se retrouver rapidement démuni devant la complexité du phénomène dont on sera loin de maîtriser les tenants et les aboutissants. Il faut donc se résoudre à l’idée que cette pluralité d’approches est nécessaire et qu’elle est une chance pour rentrer en dialogue avec d’autres sciences. Pour cela les deux modules de philosophie des sciences des professeurs A. FRANCOIS et T. KONO auront eu une influence notable sur le développement de notre recherche dans la mesure où ils mettaient en avant les différents enjeux, écueils, et méthodes possibles de tout travail interdisciplinaire.
Tout d’abord nous avons choisi une approche fondamentale qui est la description phénoménologique. En ancrant notre travail dans cette tradition philosophique, d’une part nous lui procurons une histoire et une armature conceptuelle solide, et d’autre part nous visualisons mieux à la fois les pensées auxquelles nous souhaitons nous rallier et celles contre lesquelles nous voulons rentrer en discussion. Ensuite nous sommes en train de récolter des témoignages de musiciens sur la pratique de leur instrument afin d’avoir une base de données de première main pour comprendre le phénomène : par l’analyse du vécu singulier nous remplissons des vides laissés par une analyse trop conceptuelle qui ne saisirait pas la part sensible, poétique ou tout simplement émotionnelle de l’objet. Enfin, pourvus de ces deux piliers la tâche nous incombe de mettre à jour les problèmes précis qui mobiliseront des approches complémentaires.
Pour le moment nous étudions plus intensivement la structure perceptive interne. Notre question est donc la suivante : comment peut-on entendre une mélodie intérieure lorsque ce qu’on entend n’est absolument pas le fruit d’une perception auditive c’est-à-dire que ce n’est pas de l’ordre du souvenir ? Ce problème requiert deux types de recherches distinctes : une portant sur la faculté auditive, et l’autre sur l’objet entendu en tant qu’il est médiatisé. En ce qui concerne la capacité auditive il faut se poser plusieurs questions : quelle est la teneur du lien entre l’oreille extérieure et l’oreille intérieure ? Comment fonctionne l’organe sensoriel de l’écoute ? Que peut-on en conclure sur le sens intérieur sans organe de l’audition ? Et en ce qui concerne l’objet lui-même il faut s’interroger sur les points suivants : d’où vient la voix intérieure ? Comment peut-elle être productrice ? Quelle est la teneur de l’objet sonore ? Nous tenterons d’esquisser une réponse en suivant le fil conducteur suivant : à quelle discipline complémentaire doit-on avoir recours pour traiter ces différents points ?
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Tout d’abord il est nécessaire de s’attarder sur le processus de saisie de l’objet qui donne lieu au chant intérieur. De quel objet s’agit-il ? La partition s’ouvre avec des indications gérant les relations entre les notes : la clef qui indique leur hauteur, l’armure qui indique le rapport harmonique qu’elles ont entre elles, la mesure qui gère les rapports rythmiques et les nuances ainsi que les indications de caractère qui précisent leur tonalité émotionnelle. Chaque signe contient ensuite : une hauteur de note, une valeur rythmique, un timbre. Dans la mesure où notre analyse étudie le cas précis de l’interprétation d’une Suite de Bach pour violoncelle[14], notons également qu’il s’agit d’une partition pour instrument à corde soliste, nécessairement mélodique. Pour comprendre comment se fait la saisie conversionnelle qui va transformer le donné visuel en donné auditif pendant le processus temporel de la lecture il faut ici faire appel au complément d’information donné par les neurosciences. Ce sont elles qui vont effectivement nous permettre de comprendre quelles zones du cerveau sont activées lorsqu’on « entend une partition ». Mais on s’aperçoit rapidement qu’il s’agit là encore d’un champ peu exploré par les neurosciences elles-mêmes et que la recherche consiste le plus souvent à transposer ce qu’on sait de la lecture du mot à la lecture du signe musical. Quelles sont malgré tout les informations que nous pouvons recueillir ?
Tout d’abord on apprend que la saisie du signe se fait par des saccades et fixations. L’auteur de l’article indique : « c’est un peu comme si le lecteur arrivait à décoder une note non pas en la fixant directement mais plutôt en identifiant les lignes et les espaces qui l’entourent »[15] . Celles-ci sont d’autant plus rapides qu’on est bon lecteur. Ensuite pour la lecture de mots il y a un processus de fragmentation reconstruction qui se déroule ainsi : « les mots sont éclatés en fragments et les lettres sont réduites en traits de différentes formes. Ces traits sont ensuite reconstitués en lettes, puis en mots »[16]. Deux voies rendent possible la saisie conversionnelle : « Une voie phonologique qui permet de transformer les lettres en sons du langage et une voie lexicale qui permet d’aller directement des lettres au sens du mot […] c’est leur étroite collaboration qui permet une lecture experte et fluide »[17]. Mais s’il en est ainsi pour la lecture du mot, on ne sait pas ce qu’il en est pour la lecture du signe musical et les questions principales restent les suivantes : faut-il nécessairement en passer par la voie lexicale pour comprendre le sens de ce qu’on lit et, qu’en est-il du rythme ? Toujours est-il que la lecture se fait ensuite en trois étapes : picturale, phonologique et orthographique. Dans le domaine musical lors de l’étape picturale « tous les éléments du symbole sont « photographiés » : la forme, la position, la couleur etc. ». Ensuite on ne sait pas tellement l’importance de la « rétroaction auditive » c’est-à-dire de l’étape phonologique. Particulièrement en France comparé aux pays anglo-saxons, on accorde tout de même une grande importance au solfège c’est-à-dire à la capacité de transformer le signe en son avant même de le jouer à l’instrument. Pour ce qui est de l’étape orthographique, elle passe par « l’enseignement explicite de la distribution des notes sur la portée. Une part de l’apprentissage consiste à mémoriser le nom des notes et leur emplacement sur la portée »[18]. L’enjeu consiste ici à mémoriser un ensemble de notes plus que de décoder une suite de signes individuels.
Après cette présentation succincte du peu d’informations qu’il y a sur ce sujet nous sommes en mesure de relier cela avec notre étude phénoménologique de la saisie intentionnelle de l’objet. On voit bien ici qu’outre la temporalité de la perception qui a lieu lors de n’importe quelle saisie d’objet, il y a ici une temporalité de la perception : la lecture est un processus qui se déroule dans un temps objectif donné. Ainsi, au fur et à mesure que le musicien recueille les informations contenues par la partition en « avançant » dans sa lecture, le donné se temporalise de sorte qu’il y ait réellement une temporalité subjective de la mélodie intérieure. Ainsi donc, bien que l’objet real ne soit pas un datum de temps, l’objet réel qui lui est corrélé en est un. On peut alors considérer que la mélodie intérieure présente la même situation phénoménologique que la mélodie extérieure perçue par l’organe sensoriel de l’audition, et adapter notre analyse de la structure interne en conséquence . On utilisera donc ici des œuvres telles que les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps qui présentent une analyse détaillée du phénomène temporel. Ajoutons à cela que grâce aux deux voies soulignées ci-dessus –et peut-être même uniquement par le biais de la voie phonologique, le donné visuel peut ensuite donner lieu à un donné auditif qui a du sens non seulement pour chaque signe en particulier mais surtout dans la relation des entités les unes avec les autres. C’est cette dernière qui est primordiale puisque, comme le souligne Claire Bernard dans son entretien : « c’est la justesse qui est le point de départ, la base, car après le réglage d’une note vient une deuxième, et c’est de la relation entre les deux, l’intervalle, que surgit la musicalité. Dès qu’il y a deux notes mises en relation on trouve déjà une musicalité, une mélodie, quelque chose d’expressif et de dynamique. Il y a déjà une couche qui a sa vie propre »[19].
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Justement, qu’en est-il de la mélodie intérieure ? Bien qu’il ne s’agisse pas du fruit d’une perception sonore, nous avons bien précisé qu’elle semblait tout de même en avoir les mêmes caractéristiques. Pour mieux les comprendre on peut alors faire appel à la médecine qui présente les pathologies liées à la perception du son ; nous serons ainsi plus en mesure d’en comprendre séparément les différents éléments. Il s’agira de considérer en premier lieu les cas cliniques et leurs explications proposées par les médecins avec lesquels nous rentrerons en dialogue, afin de chercher dans un deuxième temps à leur donner un sens dans le cadre de notre recherche phénoménologique. Ces cas constituent le segment commun qui rend possible la collaboration des deux approches. Chacune donne ensuite ses propres explications en prenant plus ou moins en compte les résultats auxquels est parvenue l’autre.
Les pathologies liées au son touchent principalement à trois domaines : la hauteur de la note, son rythme, sa teneur affective[20]. Les aphasies sont donc le plus souvent : une incapacité à distinguer les différents sons c’est-à-dire à reconnaître une mélodie ou à chanter une mélodie qui ne soit pas plate, une absence de perception du rythme ou une incapacité à produire et à reconnaître des structures rythmiques différentielles, une insensibilité ou une sensibilité surdéveloppée à la musique c’est-à-dire une non réceptivité ou une réceptivité aiguë des qualités sensibles qu’elle véhicule. On peut donc en déduire que la mélodie intérieure est tridimensionnelle et que ce sont ces trois aspects qu’il convient de cultiver pour que l’interprétation soit vivante. A partir de ces données médicales c’est à nous de chercher à décrire le phénomène en utilisant pour cela les sources phénoménologiques, notamment les œuvres de Husserl telles que sa Synthèse passive ou les Manuscrits de Bernau.
Ensuite, contrairement à Oliver Sacks qui analyse la mélodie intérieure comme un donné imaginatif, nous pensons qu’il s’agit d’un datum auditif temporel. Il devient donc nécessaire de distinguer à travers tous les phénomènes dont il fait mention ce qui concerne les représentations liées à la mélodie, et la mélodie elle-même. En effet, lorsque l’instrumentiste entend un son, non seulement il y a quelque chose d’auditif, mais à cela peut s’ajouter selon les sujets la perception visuelle de la partition et de l’endroit précis que l’on est en train de jouer (je joue la dernière mesure en bas de la page de droite par exemple), une représentation de l’instrument (je joue un la corde à vide ou quatrième position sur la corde ré au violoncelle), une couleur (le ré majeur est bleu par exemple)[21], un paysage (je visualise une plaine enneigée en lisant Le cygne de Saint Saens), une saveur (une septième mineure est amère)[22] et probablement d’autres choses encore. On peut discriminer deux types d’associations dans cette liste : une partie qui serait de l’ordre de l’imaginaire, l’autre partie qui serait de l’ordre de la mémoire. Il faudra les étudier au regard du phénomène sonore afin de les déployer comme des qualités secondes de ce dernier. Pour cela nous nous appuierons aussi bien sur les données neurologiques que des sources bergsoniennes ou merleau-pontiennes.
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Puis vient la question de la voix c’est-à-dire de la production du son lui-même. Avant d’étudier le type de voix dont il peut s’agir il faut s’interroger d’une part sur le lien entre la voix intérieure et l’organe vocal, d’autre part sur son lien avec l’organe sensoriel auditif. Dans quelle mesure sont-ils indépendants ? S’il y a une totale indépendance des deux premiers cela signifie qu’un muet peut produire un chant intérieur. Cela ne semble a priori pas impossible. Le cas suivant est plus délicat puisqu’il signifierait qu’un sourd peut produire un chant intérieur. Or, dans quelle mesure la constitution du son et la production d’une suite de sons internes dépend-elle de la connaissance perceptive préalable du son externe ? Le cas de Beethoven prouve qu’il y a une certaine indépendance des deux puisqu’il a continué de composer alors même qu’il n’entendait plus rien. On peut donc en conclure que la voix intérieure a un matériel relativement autonome. S’agit-il alors d’un matériel imaginatif, d’une sorte de stock de sons mémorisés dont on se souvient ou de quelque chose d’un autre ordre ? Pour étudier cette question il faut encore faire appel à la médecine et se pencher sur le cas de la surdité de naissance et de ses conséquences. Un médecin tel que A. Carré, auteur de Musique et surdité, le paradoxe du musicien sourd procure alors des informations intéressantes. En fonction de ce que nous aurons appris nous pourrons mieux appréhender le problème de l’importance des objets mondains dans la constitution des objets intérieurs, la construction de l’intériorité d’un sujet pris dans le monde.
Après cela se pose le problème du type de voix dont il pourrait s’agir. Doit-on la considérer comme une voix idéale non définissable ? A-t-elle une certaine immanence et donc des caractéristiques descriptibles par le phénoménologue ? Comme nous penchons pour la deuxième hypothèse, et si l’on arrive auparavant à établir une correspondance entre la voix intérieure et la voix extérieure, il faudra faire appel à la biologie et l’anatomie pour traiter ce problème. La voix naturelle est l’ensemble des sons produits par le frottement de l’air des poumons sur les replis du larynx de l’être humain, elle nécessite trois choses : les poumons, les cordes vocales et l’articulation. Liée au physique du sujet, elle est donc en partie génétique et unique. On peut apprendre à la travailler comme le font les chanteurs en la faisant résonner de plusieurs manières, essentiellement le « fry », la « voix de poitrine », la « voix de tête » ou la « voix de sifflet ». Pour notre conception de la voix intérieure ne retenons que deux éléments : elle est profondément liée à la corporéité propre à chacun et plus particulièrement à la respiration, on peut agir dessus de manière immédiate. Ces deux caractéristiques sont essentielles d’une part parce que la respiration devient le point de rencontre entre l’intérieur et l’extérieur, le passage entre deux mondes qui sont ainsi liés et distincts à la fois, poreux et indépendants l’un de l’autre, et d’autre part parce que le fait de pouvoir « agir sur » sa mélodie intérieure est l’élément le plus essentiel du travail du musicien. Sans s’être intéressés au chant intérieur, force est de constater que des philosophes comme M. Henry dans Philosophie et phénoménologie du corps ou J. Derrida dans La voix et le phénomène se sont penchés sur la question de la voix intérieure. C’est donc avec eux que nous tenterons de penser cette question.
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Ce questionnement sur la voix intérieure ne peut se faire indépendamment d’une réflexion sur le sens auditif sans organe qui permet d’y avoir accès. C’est là le dernier élément de la structure subjective que nous nous sommes donné pour tâche de décrire. Encore une fois il faut s’interroger sur le lien entre cette audition interne et l’audition externe : peut-on avoir une perception intérieure sonore sans avoir jamais eu de connaissance des sons ? Nous répondrons à cette question en même temps que nous traiterons celle de l’indépendance entre la production vocale intérieure et l’audition extérieure mais nous pouvons d’ores et déjà supposer que la réponse sera négative. Pour Claire Bernard il ne fait aucun doute qu’on ne saurait déployer ce monde de la sonorité sans perception préalable[23]. Le matériau constituant l’intériorité serait donc pris dans une extériorité. Il reste cependant difficile à appréhender à l’aide de sources scientifiques et pour le comprendre en lui-même il serait plutôt nécessaire d’avoir recours à l’analyse phénoménologique voire même métaphysique de l’objet.
Une fois établie la possibilité d’entendre intérieurement, peut-on analyser l’oreille interne comme l’organe sensoriel de l’audition ? Cela supposerait que l’objet perçu se situe dans un monde sonore, toile de fond à partir de laquelle il se détache. Il y a donc un bruit permanent, le bruissement de l’être intérieur. Dans ce cas on pourrait envisager l’intériorité comme un monde sonore et le rapport à soi-même comme une écoute attentive. Cela reste pourtant une autre question que nous ne traiterons pas ici. Il y a ensuite deux possibilités de se rapporter au donné : entendre –c’est-à-dire percevoir, et écouter –c’est-à-dire percevoir avec une attention concentrée. La première explique les nombreux phénomènes d’apparitions spontanées de mélodies sans qu’on les ait désirées évoqués par O. Sacks[24]. En effet, s’il y a en permanence un monde déployant des sons intérieurs alors on comprend aisément que certains d’entre eux surgissent à la conscience sans avoir été l’objet d’une décision du sujet. Plus qu’une manifestation à partir du passé qui serait de l’ordre du resouvenir, peut-être peut-on envisager cela sur le mode de l’intensification de quelque chose qui serait en quelque sorte toujours présent. On s’approche alors de l’idée de rétention évoquée par Husserl. Par association à une situation, un lieu, une personne, un événement, une mélodie s’amplifierait inopinément et ressortirait ainsi plus que le reste. Le deuxième mode de rapport au donné est la condition de possibilité du travail instrumental qui donnera ensuite lieu à la réalisation du chant intérieur. Puisque la mélodie intérieure est en quelque sorte déposée dans le fond de l’intériorité, il s’agit ici d’y accéder par la concentration et en « faisant silence »[25]. Il faut alors porter son attention sur chaque cellule de sens de manière mesurée, ni trop fortement car on risquerait de perdre le fil de l’ensemble, ni trop faiblement car on manquerait alors de précision. Cette perception intérieure peut être définie en termes d’auto-affection : ouverture sans sortir de l’intériorité, proximité essentielle de soi avec soi par l’affect. Mais cette conception demande un retour à l’analyse phénoménologique que nous ne poursuivrons pas ici. Affirmons simplement que c’est cette auto-affection qui rend possible l’action puisqu’étant à la fois distance et proximité, elle permet au musicien de réinvestir l’intériorité dans le monde.
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En conclusion nous remarquons que le chant intérieur, non seulement constitue un terrain favorable de rencontre avec les disciplines scientifiques, mais requiert leur concours de manière essentielle tout au long du travail de description : on ne saurait envisager une analyse phénoménologique qui ne s’appuie également sur des données scientifiques. Cela demande de dépasser les clivages actuels qui semblent opposer radicalement notamment les neurosciences et la phénoménologie pour entrer dans une démarche de dialogue. En cela nous rejoignons le projet présenté par le professeur T. KONO. Afin de pouvoir traiter convenablement notre sujet nous souhaitons nous mettre à l’école bergsonienne telle qu’elle nous a été présentée par le professeur A. FRANCOIS. Nous voulons utiliser ces nouvelles données de manière raisonnée en se plaçant résolument dans leur contexte d’émergence et sans en faire un usage forcé en ne prenant que ce qui va dans la direction que nous souhaitons. Cela nous situe alors face au problème du traitement des sources non philosophiques que nous avions déjà rencontré à propos de l’utilisation du vécu singulier recueillis sous forme d’entretiens auprès des musiciens. Le thème que nous avons choisi nous entraîne donc sur la voie de l’interdisciplinarité qu’il sera nécessaire d’emprunter en suivant une démarche éthique respectueuse de la singularité de chaque source.
Dans le champ du problème du chant intérieur que nous avons posé il nous apparaît également que le point le plus intéressant à traiter à l’aide de la science est la teneur du rapport entre corps externe et corps interne. C’est en mettant en lumière leurs différents éléments ainsi que les endroits où il y a interdépendance et dépendance que l’on saisira plus aisément ce qu’il en est de l’intériorité corporelle. La respiration se présente alors comme le phénomène intermédiaire à analyser pour comprendre à la fois les deux types de corporéité et leurs échanges possibles.
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– Ermoni V. « Le phénomène de l’association ». In: Revue néo-scolastique. 6° année, N°21, 1899.pp.30-40.doi :10.3406/phlou.1899.1641 url :http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0776-5541_1899_num_6_21_1641
Bibliographie musicale :
– ACCAOUI, Christian, Le temps musical, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
– ALEXANIAN, Diran, Complete cello technique, The Classic Treatise on Cello Theory and Practise, Mineola, New-york, Dover publications DC, 2003.
– ANSERMET, Ernest, Les fondements de la musique dans la conscience humaine et autres écrits, Turin, Lafont, 2000, deuxième édition, (Bouquin).
– CASALS, Pablo, Ma vie racontée à Albert.E. Kahn, Paris, Stock, 1970.
– CARRE, Alain, Musique et surdité, le paradoxe du musicien sourd, Paris, Fuzeau, 2008.
– CHOUARD, Claude-Henri, L’oreille musicienne, Paris, Gallimard, 2001, 2009 (Folio Essai).
– CORREDOR, Juan-Maria, Conversations avec Pablo Casals, Paris, Albin Michel, 1955.
– FRANCES, Robert, La perception de la musique, Paris, Vrin, 1984, 2002, (Etudes de psychologie et de philosophie).
– GAGNEPAIN, Xavier, Du musicien en général…au violoncelliste en particulier, Paris, Cité de la musique, 2003.
– HOPPENOT, Dominique, Le violon intérieur, Paris, Editions Van de Velde, 1981.
– LECHEVALIER, Bernard, Le cerveau mélomane de Beaudelaire, Musique et neuropsychologie, Paris, Odile Jacob, 2010.
– NATTIEZ, Jean-Jacques, La musique, les images et les mots, Montréal, (Québec), Canada, Éditions Fides, coll. « Métissages », 2010.
– SACKS, Oliver, Musicofilia, Traduzione di I. Blum, Milano, Adelfi edizioni, 2007.
– SADAI, Yizhak, Traités de sujets musicaux, Paris L’harmattan, 2003 (L’Itinéraire).
– SLOBODA, John A, L’esprit musicien, La psychologie cognitive de la musique, Bruxelles, Mardaga, 1985.
– VEZINA, Lyse, Le violoncelle, Montréal, Varia, 2006.
– Encyclopédie sous la direction de J-J. Nattiez, Les savoirs musicaux, 2, Lonrai, Acte sud/ Citée de la musique, 2004.
– DUPUY, Emmanuel, dir. Jean-Guihen Queyras, le violoncelle est une langue vivante, Diapason no.569, Mondadori France, Mai 2009.
– http://www.mus.ulaval.ca/reem/REEM_28_Lecture.pdf
– Le violoncelle no4, Michel Oriano, « Entretien avec Xavier Gagnepain » 23/06/2007 (initialement 06/2002) http://www.levioloncelle.com/articles/010-entretien-gagnepain.pdf
– Le violoncelle, Pierre Lagoute, 28/11/2004, « Technique et préhension de l’archet, deux formes de mains, pourquoi ? » http://www.levioloncelle.com/articles/003-lagoutte.pdf.
Répertoire d’entretiens avec des musiciens en ligne ici : http://fenetrephenomenologique.e-monsite.com/pages/articles.html
– Entretien avec Frédéric Borsarello du 17 novembre 2011.
– Entretien avec Xavier Gagnepain du 4 décembre 2011.
– Entretien avec Claire Bernard du 27 février 2012.
– Entretien avec Anne-Marie Morin du 03 mars 2012.
– Entretien avec Marguerite France le 03 juin 2012.
[1] Ce terme qui semble le plus adapté pour décrire ce que nous cherchons est emprunté à la chimie. Le mot provient du latin solvere qui signifie « délier » et qui est l’inverse de solidare, « souder ». Il s’agit d’un principe qui se différencie à la fois des phénomènes de dilution et de dissolution. Lorsque les interactions entre le solvant et le soluté sont suffisamment stables les molécules de solvant viennent s’unir au soluté de manière plus ou moins organisée. Ce fait de « désouder » la matière est parfois le passage obligé pour une nouvelle mise en solution.
[2] HOPPENOT, Dominique, Le violon intérieur, Paris, Editions Van de Velde, 1981
[3] GAGNEPAIN, Xavier, Du musicien en général…au violoncelliste en particulier, Paris, Cité de la musique, 2003
[4] Master 2 à Paris-Sorbonne IV sous la direction du Prof. D. Pradelle : « L’interprétation, révélation de l’interprète par le texte et du texte par l’interprète ».
[5] Ils sont accessibles sur le site internet suivant : http://fenetrephenomenologique.e-monsite.com/
[6] Entretien avec Marguerite France le 03 juin 2012
[7] Sur cette question se reporter à l’analyse de cas faites dans l’œuvre : SACKS, Oliver, Musicofilia, Traduzione di I. Blum, Milano, Adelfi edizioni, 2007
[8] Pour la violoniste Claire Bernard le chant intérieur commence effectivement à partir du moment où deux sons sont mis en relation par l’intervalle. Cf Entretien avec Claire Bernard du 27 février 2012.
[9] HENRY, Michel, Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, PUF, 2011, (Epiméthée), p.131
[10] CARRE, Alain, Musique et surdité, le paradoxe du musicien sourd, Paris, Fuzeau, 2008.
[11] Cette question recoupe le problème médical de la parole chez les personnes sourdes de naissances que nous n’avons pas encore eu le temps d’approfondir.
[12]Pour un développement de cette question se rapporter à l’article « Première analyse phénoménologique du chant intérieur » en ligne ici : http://fenetrephenomenologique.e-monsite.com/pages/articles.html
[13] Entretien avec Anne-Marie Morin du 03 mars 2012
[14] Nous nous sommes arrêtés sur ce cas précis parce que nous le connaissons à la première personne et qu’il présence une situation épurée par rapport à d’autres instruments : partition écrite et non improvisée comme dans le jazz, pas de texte comme dans le chant, pas d’accompagnement comme dans la musique d’ensemble qui fait intervenir les relations intersubjectives, pas d’harmonie complexe comme au piano ou même à l’orgue. C’est un noyau dont il suffira de faire varier les caractéristiques accidentelles si l’on veut élargir notre analyse.
http://www.mus.ulaval.ca/reem/REEM_28_Lecture.pdf
[15] http://www.mus.ulaval.ca/reem/REEM_28_Lecture.pdf, P4.
[16] Idem,p 10
[17] Idem p.11
[18] Idem p.15
[19] Entretien avec Claire Bernard du 27 février 2012
[20] Nous synthétisons ici des informations retenues à la lecture de SACKS, Oliver, Musicofilia, Traduzione di I. Blum, Milano, Adelfi edizioni, 2007.
[21] SACKS, Oliver, Musicofilia, Traduzione di I. Blum, Milano, Adelfi edizioni, 2007? p.204
[22] Idem, p.207.
[23] Entretien avec Claire Bernard du 27 février 2012
[24] SACKS, Oliver, Musicofilia, Traduzione di I. Blum, Milano, Adelfi edizioni, 2007, p..51
[25] Entretien avec Anne-Marie Morin du 03 mars 2012