Entretien avec Yaron Herman, Pianiste
(09.06.2015, Fait par Ellen Moysan, à Paris, France)
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Comme avec chacun des musiciens, je vais commencer par te demander ce que signifie pour toi l’expression « chant intérieur ».
Alors, le « chant » est déjà un élément musical, il suppose qu’il y a déjà quelque part des éléments musicaux auto-organisés ainsi qu’une intention, et des émotions.
Parfois l’expression désigne la pensée musicale, l’audition intérieure, penses-tu que ce soit la même chose ?
L’audition intérieure est composée de purs éléments : le développement de l’oreille qui reconnaît les notes, les intervalles, les structures harmoniques complexes, une pluralité de voies et le rythme dans la mesure où il n’y a pas de musique sans temporalité. Le chant intérieur me semble plus large que cela. D’autant plus qu’il peut être compris autrement : comme « champ ».
Comment cela ?
Lorsqu’on travaille on élargit une sorte de « champ », de banque intérieure. On l’enrichit pour pouvoir avoir à tout moment un choix de plus en plus large de matière pour créer. C’est la largeur de ce champ qui permet de ne pas être trop déterminé, limité, d’avoir une liberté de créer.
Donc si c’est quelque chose qui s’élargit, quel est l’élément premier ? Celui à partir duquel on commence à apprendre ?
Au niveau technique, c’est déjà apprendre les notes, lire la musique, apprendre à entendre, comprendre les proportions entre les sons c’est-à-dire les intervalles : développer le rapport entre soi et le son.
Le rendre plus personnel ?
Le digérer je dirais. Si tu parles d’oreille intérieure cela signifie qu’il y a un endroit où le son laisse quelque chose de durable.
Il n’est pas là au départ alors ? Il vient de l’extérieur ?
Je ne sais pas, je me pose souvent la question d’ailleurs. Il pourrait y avoir quelque chose d’archétypique dans l’inconscient collectif (un peu jungien si tu veux), que l’on libèrerait si l’on trouve les moyens techniques de le faire.
Alors tout le monde serait potentiellement musicien.
Je ne dirais pas ça. On a tous quelque chose à exprimer mais on a chacun des aptitudes différentes, une ouïe différente.
Qu’est-ce que tu entends par « ouïe » ?
La vitesse d’apprentissage plus la mémoire.
Et tu crois que cette oreille est liée à notre culture ?
Je ne crois pas. Les musiques sont différentes selon les cultures mais on peut retrouver partout la même sensibilité au son, capacité d’aller vers l’abstrait, compréhension profonde, sacrée je dirais.
Sacrée ? En quel sens ?
Dans le sens où elle relève de l’expérience vécue, d’une disponibilité à recevoir quelque chose dont nous ne sommes pas l’origine. Notre travail consiste à construire le réceptacle de cette chose-là. Nous sommes des véhicules, des messagers.
Des messagers qui marquent leur message, non ? Lorsqu’on écoute une interprétation, on entend aussi bien le compositeur que l’interprète. On reconnaît à la fois Bach et Rostropovitch par exemple.
Je ne sais pas si on entend Bach. On ne sait pas ce que c’est « Bach », puisqu’on n’était pas là. On ne peut pas retrouver exactement ce qu’il voulait. Malgré tout le travail historique et musicologique.
Bien sûr. Je voulais dire qu’à travers la pluralité des interprétations il y a tout de même quelque chose de fixe, qui demeure : la musique qu’il a écrite.
C’est vrai. En cela on est moins libre dans l’interprétation que dans l’improvisation.
Qu’est-ce qui change avec l’improvisation ?
On n’a pas la contrainte du respect absolu du texte, on est libre de créer comme on veut, on n’est pas puni si on ne joue pas la bonne note parce qu’il n’y a pas de mauvaise note.
Aucune ?
Dans la mesure où il n’y a pas de référent, non. Par contre il peut y avoir de mauvaises intentions.
Qu’est-ce que c’est ?
Des notes qui ne sont pas forcément dans le « flow »[1] parce qu’il y a trop d’ego, de frime, un manque de connaissance de l’harmonie.
On « tombe à côté » quoi.
Oui, absolument. Il y a un problème rythmique, ou des problèmes de forme.
Comment cela ?
« Forme » au sens de « structure ». Il y a trop de notes, ou au contraire on saute une mesure parce que ça va trop vite, on n’est pas dans l’harmonie… La structure c’est la toile à partir de laquelle on va peindre le tableau. On a 32 mesures et elles vont ensuite se répéter en boucle. On fait ce qu’on veut à partir de cette structure.
Il n’y a pas de règles ?
Jusqu’en 1960, si. Il était hors de question de faire certaines choses. Puis est arrivé le free-jazz qui déstructure les choses et autorise plus de liberté.
Et maintenant ? Il n’y a pas une absence totale de règles lorsqu’on improvise. Lorsque tu joues, qu’est-ce qui te guide ?
Je crois que mon travail est d’être prêt à recevoir l’inspiration. Et elle vient de quelque chose qui ne relève pas du tout de la musique.
Ah bon ?
Oui. Quelle est la fonction de la musique ? De faire du beau ? Est-ce que c’est quelque chose de purement esthétique ? Il me semble important d’insister sur la sacralité de l’acte musical car, s’il ne s’agit que de faire du beau, alors on vise quelque chose d’éphémère, de fluctuant selon les époques, de purement esthétique.
Et cela ne suffit pas ?
Je ne pense pas. Il me semble que le but n’est pas de faire de beaux produits, facilement consommables, pas trop compliqués, faciles à digérer. La musique est plus que cela. C’est le résultat d’un processus intérieur. La manifestation physique d’autre chose qui te traverse. C’est une émotion, un truc que tu as vécu et que tu arrives à redire. Si elle n’est pas « plus », alors pourquoi créé-tu ? Pour faire joli ? Pour recevoir de l’amour de ton public ? Parce que ta mère ne t’a pas dit « je t’aime » quand tu étais petit ? Parce que tu as envie d’avoir du pouvoir ? De retravailler ton image par rapport à toi-même ? On commence tous avec un mensonge pour aller vers la vérité mais il faut bien que la vérité apparaisse à un moment.
Mais comment tu y arrives alors, à cette « vérité » ?
Je crois qu’il ne suffit pas de se perfectionner en ayant toutes les connaissances possibles : compréhension de l’harmonie, connaissance de l’histoire, de la tradition, apprendre à écouter. Il faut surtout établir le rapport entre soi-même et ces connaissances.
Comment ?
Il faut créer quelque chose qui fasse le lien entre ton vécu personnel ou ce vécu dans l’inconscient collectif, et l’expressivité. On le fait par un travail de projection d’intention, d’imagination, en enlevant les obstacles à l’intérieur de soi.
Quels obstacles ?
Ceux liés à l’ego par exemple. Cette voix qui te dit « tu es nul, tu n’y arriveras jamais » par exemple. Tout cela doit disparaître pour que l’on devienne transparent, pour que l’inspiration puisse nous traverser.
Une sorte de savoir-faire…
Plus que cela. L’expertise n’est pas suffisante. Il faut la maîtrise des choses.
Comment fais-tu la différence ?
L’expert possède le savoir-faire technique, le maître, lui, a en plus la maîtrise des choses intérieures.
La technique est nécessaire à cela tout de même, non ?
Oui. Dans la mesure où, parce que lorsque tu as acquis les outils/ « craft », tu peux toi-même devenir un outil digne de ce nom : la lumière peut te traverser. Si tu n’as pas cela tu n’es pas transparent et la lumière ne passe pas. Par conséquent, plus tu travailles tes outils (en faisant l’acquisition de nouvelles connaissances, en approfondissant ta démarche ésotérique sur toi-même et ta démarche exotérique de technique instrumentale), plus tu peux transmettre. Plus tu enlèves des « blocages », plus la circulation est possible.
Cela se fait par le travail ?
Non, pas nécessairement. Le travail développe une compétence, pas forcément une qualité musicale. Il faut plutôt apprendre une manière de se détendre, de respirer, de prendre du recul par rapport aux choses, de se laisser faire, de ressentir.
C’est une sorte de méditation alors.
Pas nécessairement. La méditation peut marcher aussi. Mais c’est vraiment personnel. C’est à chacun de trouver son moyen selon ce qu’il est.
Et qu’est-ce qui fait que le résultat est bon ?
Rien.
Qu’est-ce qui fait qu’on juge bon ce qu’on a fait ? On est tout de même plus ou moins satisfait de ce qu’on joue. Parfois on trouve cela bon, parfois non.
Cela n’a aucune importance. En fait quand je joue je suis rarement content. Il y a un décalage entre mon intention première, l’idéal que je me fixe, et la réalité sur le terrain.
Alors comment se fait l’évolution ? En fonction de quels critères ?
Petit à petit je progresse parce que, maintenant, si je suis tenté de faire quelque chose et que je l’arrête parce que ce n’est pas sincère, je suis content. Je préfère privilégier le processus que le résultat car à long terme cela va augmenter ma maîtrise du processus et de moi-même, pour conduire vers autre chose.
C’est quoi être sincère ?
C’est exprimer ce que j’entends. Être fidèle à ce qui vient. A ce qui ne vient pas. Au vide. A la répétition.
Au vide ? C’est-à-dire au silence ?
Pas vraiment. Le vide c’est quand on entre sur scène et que… on n’a pas d’idée !
La page blanche du musicien…
Voilà. Si tu es concertiste, tu dois jouer, parce que les gens sont venus là pour t’entendre. Il faut donc que tu trouves un moyen de te dépouiller pour que le point se déplie.
Enlever la peur…
Oui. La peur détruit tout. C’est la chose la pire.
Est-ce qu’elle n’est pas plus paralysante pour l’improvisateur ? Vous n’avez pas le recours à la partition, vous.
Je ne crois pas que ce soit pire. Il y a des musiciens interprètes paralysés à la scène… même avec une partition.
Une fois la peur levée… on se lance. L’improvisation est une chose qui s’apprend aussi, comment l’as-tu apprise ?
J’ai fait un travail très méthodique. Je savais où je voulais en venir dans un mois, deux mois, je travaillais des choses précises. J’essayais d’éduquer mon cerveau à avancer plus vite, à contenir plus, à reconnaître les structures en temps réel.
Et tu as travaillé le son pour lui-même aussi ?
Pas vraiment, c’est un travail que l’on fait en continu je crois.
Qu’est-ce qui nourrit le son ? Quelque chose d’affectif ?
Oui je pense. Cela a à voir avec la sensibilité de chacun. C’est la première chose que l’on entend, avant le discours, avant la structure. C’est un peu comme la respiration. C’est un peu la respiration même.
Comment cela ?
Et bien avant de parler, on respire. Pour avoir de l’air. Le son c’est l’air du musicien. Il vient avant le discours. La manière dont tu respires se sent dans la musique. Ton son marque ta musique.
C’est ce qu’il y a de plus personnel. On porte son « son » avec soi-même.
De la même manière qu’on porte ses angoisses, ses peurs, ses espoirs, ses idées, son imagination. On est notre propre son.
Et quand tu changes de piano est-ce que le son change ?
Je ne crois pas. Parce qu’on s’y adapte pour bien s’exprimer. Comme on s’adapte aux personnes auxquelles on parle.
En somme c’est un mécanisme semblable à celui de tous les rapports humains sauf que, au lieu de passer par le langage, il passe par la musique.
Voilà. C’est un mécanisme de la vie en fait. Il n’y a pas de séparation entre la vie et la musique. D’ailleurs, la musique a été pour moi l’occasion de sublimer quelque chose que j’avais besoin d’exprimer. Il n’y a pas la vie d’un côté, et la musique de l’autre.
Qu’est-ce que tu entends par « sublimer » ?
Produire une alchimie très particulière. Il y a tous les types de personnes dans les très bons créateurs, mais chez chacun on retrouve toujours une sorte de réconciliation des contraires libérés par une sorte d’énergie qui fait que ça marche.
Et lorsqu’on joue à plusieurs on partage cette alchimie avec les autres.
Tout à fait.
Tu préfères jouer tout seul ou à plusieurs ?
J’aime les deux. J’ai besoin des deux d’ailleurs.
Et tu crois que cette alchimie à plusieurs est lié à la qualité du rapport humain qu’on a avec l’autre ?
Pas nécessairement. Il y a des personnes avec lesquelles je n’arrive pas à communiquer dans la vie mais qui, lorsqu’il s’agit de créer ensemble, permettent l’ouverture quelque chose. La qualité de la musique produite à plusieurs n’est pas liée à la sympathie qu’on a pour les autres musiciens. Evidemment c’est plus agréable de bien s’entendre en tournée… mais ce n’est pas une nécessité.
Je comprends. A l’inverse on peut finir par créer des liens avec une personne très différente grâce à la musique. Pourquoi à ton avis ?
Parce que la musique est quelque chose d’abstrait, d’apolitique.
Mais un projet comme celui de Barenboïm est politique justement, non ?
Non, cela transgresse la politique. Barenboïm réunit des musiciens parce que, pour lui, en faisant la même chose au même moment, en respirant ensemble, on peut créer quelque chose de commun malgré les différences, on peut se mettre à l’unisson.
Son projet est également riche parce qu’il met on seulement des gens différents, mais des gens de cultures différentes ensemble. Est-ce que tu crois que le contact culturel, le fait de changer de pays, de culture, a un impact sur la manière de jouer ?
Il y a effectivement des rythmes, des harmonies, des sons liés à notre culture qui viennent influencer notre personnalité… mais je ne crois pas que la culture aie autant d’importance.
Tu as habité en France, aux USA, en Israël, est-ce qu’il y a des choses que tu as voulu éliminer ou au contraire garder, de chacun des pays ?
Oui bien sûr. Cela dit, je ne pense pas que ce qui fait l’objet du tri soit forcément lié à la culture. Cela a plutôt trait aux processus d’apprentissages.
Comment le tri se fait ?
Lorsqu’on a envie d’imiter un style particulier, on se concentre, on cherche, et on digère les choses qui nous permettent de devenir plus nous-même.
On s’unifie autours de quelque chose finalement
C’est un syncrétisme oui. C’est cela qui constitue le champ intérieur dont je te parlais au début.
Le fait de partager cela permet de communiquer avec l’auditeur. Mais cela ne marche pas toujours. Qu’est-ce qui fait que, parfois, il y a une incompréhension totale entre l’auditeur et le musicien ? La musique est trop moderne dans sa forme ? Trop compliquée ? Trop quelque chose ?
Je ne crois pas que ce soit systématiquement lié à la forme… même si j’admets que la surcomplexité harmonique, rythmique etc, ne favorise pas l’écoute d’une personne lambda. Certaines musiques demandent plus d’initiation que d’autres mais il y a aussi des choses faciles d’accès qui sont ennuyeuses.
Quelles sont les musiques qui demandent cette initiation ? La musique contemporaine par exemple ?
Pas seulement. Le jazz aussi. Les musiques qui ne donnent pas de repères. Ecouter cela c’est comme si quelqu’un s’adressait à toi dans une langue inconnue en finissant par : « tu as compris ? ». Non. Tu n’as pas compris. Parce que pour toi rien n’a de sens. Parce que tu ne peux pas faire de distinctions entre les mots, les phrases etc. Il faut des repères.
On les acquiert comment ces « repères » ?
Par l’éducation, l’exposition à un maximum de types de musiques. C’est aussi comme cela qu’on élargit son « champ » d’ailleurs. En s’exposant à plus de choses.
On apprend à jouer avec plus d’éléments finalement. J’aime bien le parallèle entre le « jeu » du musicien, et le « jeu » au sens de s’amuser. J’ai l’impression que les musiciens s’amusent avec le son comme les enfants s’amusent avec des joujoux. Et puis j’ai récemment lu beaucoup d’œuvres de Winnicott et je pense qu’il y a une parenté très forte, voire même une identité, entre la sphère transitionnelle du jeu de l’enfant, et la sphère où se situe le musicien lorsqu’il joue. Cette sphère n’est ni moi, ni l’autre. Et elle est tellement englobante que je peux jouer de mon instrument très peu fort et ne même pas entendre une personne qui arrive dans ma chambre.
On est absorbé. On se perd dans notre individualité. On s’unifie dans quelque chose qui n’est plus nous. On disparaît. On est en transe. Les grands musiciens arrivent à s’abstraire totalement pour se fondre dans cette sphère de création.
Il y a des musiciens pour qui c’est évident. Keith Jarrett par exemple.
Oui. Chez lui c’est extrême. Keith Jarrett a son style parce qu’il a fait des choix. On peut reconnaître facilement sa voix au milieu de milles autres.
… si on sait être attentif. Tous les publics n’écoutent pas de la même manière n’est-ce pas ?
Oui bien sûr. Il y a des moments où on est plus disponible, des endroits où c’est plus facile d’entendre.
Est-ce qu’on sent la qualité d’écoute du public en concert ?
Au bout de quelques minutes oui. Cela peut évoluer au fur et à mesure du concert.
Lorsque tu fais un concert tu joues pour le public ? Ou pour toi ?
Je joue… pour le « béni soit-il », pour l’univers, pour jouer…
Parce que tu as besoin de faire sortir quelque chose ?
Oui aussi. Mais ce n’est pas une thérapie. C’est une sorte de désir d’unification.
Je comprends. Je crois que je vais m’arrêter là, c’est parfait pour aujourd’hui ! Merci beaucoup pour cette rencontre enrichissante et bonne continuation !
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[1] « Courant », « flux » en français.