Entretien avec Yan Wagner, compositeur, musiques actuelles
(30. 06. 2015, Fait par Ellen Moysan, à Paris, France)
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Puisque tu es le premier musicien que je rencontre qui fait de la musique actuelle je vais d’abord t’interroger sur ton parcours. Comment es-tu arrivé à la musique : est-ce que tu as des musiciens dans ta famille ?
Mon père est américain et il jouait de la trompette dans un « band » mais sinon non, pas spécialement.
Et est-ce que tu as fait de la musique classique ?
Non jamais, je suis autodidacte. J’ai économisé pendant deux ans pour m’acheter un synthé vers 13 ans, j’avais des amis qui commençaient eux aussi à pratiquer un instrument donc on a fait un groupe. Puis j’ai pris des cours à domicile pendant un an parce que c’était nécessaire (mon prof me faisait travailler surtout visuellement, m’apprenait les renversements, les voicings etc.). Ensuite j’ai arrêté et je suis allé à l’EDIM[1] pendant un an et demi/deux ans (j’ai appris beaucoup de choses comme les différents modes, l’harmonie, les bases du jazz etc.). Après j’en suis sorti parce que je n’étais pas entièrement satisfait et j’ai fait mon premier disque.
Avec quel label ?
« Missive », un label qui a participé à lancer la French Touch.
Tu faisais quoi ?
C’était que du vinyl.
Et c’était la première fois que tu enregistrais et travaillais par ordinateur ?
Non, j’ai toujours fait des reprises avec mes potes, et j’avais aussi travaillé chez moi sur ordinateur.
Tu faisais de la scène en même temps ?
Oui parce que j’adore faire vivre la musique, réinterpréter les morceaux, laisser de la place à l’improvisation, et pas seulement faire un morceau qu’on ne retouche plus après.
On improvise avec la musique électronique ?
Bien sûr ! Un peu comme les jazzmen nous avons des thèmes, des points de repères, entre lesquels il est possible d’avoir une liberté. On peut travailler les textures de sons par exemple.
Mais tu n’as pas un problème de matériel lorsque tu es sur scène ? Lorsqu’on travaille dans un studio on a tout son matériel sous la main mais sur scène c’est différent, non ?
C’est vrai que dans le live il y a beaucoup de choses qui sont déjà dans la boîte, c’est moins parfait au niveau du son, c’est plus instable, mais je trouve que l’expérience du concert a quelque chose de plus proche du rock dans le sens où l’on est vraiment dans l’instant, dans le vif. Il y a des gens qui me disent parfois que ce que je fais en live ne ressemble pas au disque et je trouve que c’est tant mieux : ce sont deux choses différentes.
Donc si je comprends bien, l’électro rencontre le même problème que le classique ou le jazz avec l’enregistrement. Lorsque je suis allée à des concerts d’électro je me demandais justement s’il y avait un décalage entre les deux et si la question de l’authenticité du CD se posait.
En fait, la techno c’était effectivement de la musique de DJ avant. Du coup, comme le dit Sarah Thornton dans Club Culture[2], la vraie authenticité de l’électro, c’est le disque. On est donc dans une situation inverse à celle du classique et du jazz dont tu parlais, qui sont des musiques qui ont été enregistrées après-coup. Après il faut garder en tête qu’elle a écrit son livre dans les années 80/90 et que le live s’est beaucoup développé depuis. Il reste que le problème se pose toujours : nous devons chercher à jouer en live de la manière la plus proche possible de ce qu’on produit en enregistrement.
Si je comprends bien, autant on peut reprocher aux musiciens classiques de « trafiquer » leur musique en modifiant l’enregistrement (remontant une note, « nettoyant » une attaque etc.), autant on peut reprocher aux musiciens électro de ne pas savoir jouer ce qu’ils font en CD, de n’être pas aussi « virtuoses » en vrai.
En fait la question de la virtuosité ne se pose pas vraiment dans la musique électronique.
Ah bon ?
Evidemment tu as des musiciens du genre d’ « Aphex Twin » qui sont des virtuoses : ils font des choses hyper dures à reproduire
« Squarepusher », des mecs de warp[3] de la fin des années 90 aussi sont des virtuoses.
Qu’est-ce que ça veut dire « virtuose » pour toi ?
Il y a des arrangements hyper complexes, un côté un peu « démo ». Mais l’électro est quand même une musique de producteur dans le sens où, l’important, c’est le son. Du coup les arrangements sont parfois très simples (un groove qui dure 5 minutes par exemple), mais un bon musicien va être capable de transformer cela en quelque chose d’intéressant.
Comment on « travaille le son » ? On pourrait penser que ce n’est pas très personnel et que c’est facile à reproduire, un peu comme une formule mathématique. Est-ce qu’il y a un « toucher » en musique électro ?
Pour nous c’est de l’électricité. Il n’y a peut-être pas le même type de contact avec l’instrument mais il y a des milliers de solutions pour faire la même chose. C’est ce cheminement qui est personnel.
Comment ça se passe ?
Quand je travaille chez moi je dois toujours penser à la manière dont je pourrais le faire sur scène, comment j’utiliserais le matériel. Ça, c’est propre à chacun, on a tous des manières propres de faire résonner ces instruments.
Qu’est-ce que tu utilises ?
Ableton[4] surtout, mais aussi des synthés avec des filtres, des oscillateurs.
Tu arrives à conserver un son alors, à savoir le reproduire exactement ?
Je commence à bien connaître mes machines donc oui…
Tu sais où il faut faire la modulation, quels sont les paramètres qui influent etc.
C’est cela. C’est un peu difficile d’en parler car ce n’est pas la même chose qu’avec des instruments classiques. En fait, si tu regardes les manuels des premiers synthés (par exemple le Korg MS 20 de la fin des années 70 qui était petit, semi-modulaire), le but était de copier les instruments de l’orchestre. On avait donc des sortes d’ersatz de violon, de piano, d’harmonica ; des mini-orchestres un peu pourris quoi. Puis ça s’est autonomisé.

Maintenant ça s’est perfectionné quand même. On a des sons très très bons.
Je trouve aussi. On accuse parfois les sons électroniques d’être froids mais je ne trouve pas. Au contraire il y a des sons très chauds, très organiques, très vivants. Ce sont quand même des sons électriques et ils ont comme qualité de n’être jamais identiques.
Pourquoi ?
Ils dépendent de la température de la pièce, de l’intensité du courant… et d’autres paramètres. Les sons sont donc modifiables et peuvent être très expressifs je trouve.
Tu peux aussi être créatif à partir des bugs de l’instrument ?
Tout à fait. Le facteur d’erreur est très intéressant même. La fausseté d’une note peut justement rendre le son magnifique.
Est-ce que tu as une méthode ou un processus de création alors ? Tu créés des strates de sons ? Tu as des sons répétés ?
Ça dépend parce que je fais deux types de choses. D’abord il y a ce que je fais sous mon nom qui est plus pop, où je chante, et où je garde des structures classiques en couplet/refrain. Puis il y a les morceaux plus techno qui peuvent partir d’une longue improvisation de 30 minutes avec des synthés que je programme et qui jouent tous seuls (un qui fait la basse, un qui fait les percus, et un qui remplit le vide), que j’enregistre un par un avant de les rejouer et retravailler.
Dans le deuxième cas il y a donc une sorte d’autonomie de l’instrument.
Oui. C’est un peu comme si j’étais avec un bassiste et un guitariste en leur disant : « voilà la grille, faites tourner », et puis je gardais certaines idées. Ça s’affine par petite touche et puis on met de l’ordre.
Tu as des critères de choix ? Est-ce qu’il y a une notion d’ « erreur » comme dans le classique lorsque tu ne joues pas ce qui est écrit, ou dans le jazz lorsque tu fais quelque chose qui n’est harmoniquement par correct ?
C’est un peu une question de goût… même s’il y a quand même des conventions.
Comment cela ?
Il y a ce que j’aime et qui fait mon style mais on est forcément influencé par quelque chose, notre goût ne vient pas de nulle part.
Je comprends. Dans des entretiens précédents plusieurs musiciens m’ont dit que l’harmonie était quelque chose de naturel.
C’est une question intéressante parce que, dans un sens c’est vrai, et dans un autre sens il y a une nouvelle école de techno très inspirée par le punk et même par Xénakis tout en restant de la musique de Club, et qui recherche paradoxalement la « non-harmonie ». Cela dit, même dans la non-harmonie il reste tout de même des règles.
Est-ce que la question de la « technique » se pose aussi pour vous ? Dans le classique, si tu n’as pas de technique, tu es très vite limité. On peut dire que dans le jazz également. Et pour vous, est-ce que c’est quelque chose d’important ? Est-ce qu’on peut dire d’un musicien électro qu’il « a de la technique » ? Il me semble en effet que c’est précisément sur cette question qu’on peut établir une différence entre la musique savante et la musique qui ne l’est pas : pour la première il est nécessaire de posséder un certain métier, notamment une habileté à l’instrument, pour la seconde non.
Alors oui… je pense qu’on peut dire qu’il y a une « technique ». Pourtant c’est vrai que la pop est quelque chose de très simple. La différence va donc se faire sur l’orchestration, le choix de palette qui va être moins restreint qu’en jazz ou en classique. Sur cette question tu peux aller écouter le saxophoniste américain James Chance : il a pris le parti de faire travailler des musiciens qui n’avaient jamais touché un instrument et ça donne des trucs complètement dingues même si ça reste techniquement et harmoniquement simple.
Finalement c’est une démarche un peu similaire à celle des cinéastes tels qu’Eric Rohmer qui travaillent avec des acteurs débutants ou amateurs.
Voilà. Il y a une certaine spontanéité même si ça reste maladroit parfois.
Parce que ces artistes ne sont pas encombrés par leur savoir.
C’est cela. J’ai rencontré des musiciens qui avaient fait le CNSM avant de se dédier à la pop et qui m’ont dit qu’ils avaient dû en quelque sorte « désapprendre » ce qu’ils savaient pour faire des musiques à la fois pas neutres et pas compliquées.
Comment cela « pas neutre » ?
Qui prend des partis pris musicaux dans le son : mettre un micro à un endroit où on ne le met pas d’habitude, en mettant la pédale à des endroits où on ne l’attend pas, salir un peu la musique pour en faire sortir un truc intéressant, raconter une histoire quoi.
En ce sens la musique électro est elle aussi narrative : elle s’adresse à un public.
Oui. Mais si tu écoutes du « noise » ou plus particulièrement du « drone métal », très franchement, c’est une sorte de mur de son qui ne te racontes pas grand-chose. Il reste que ça va quand même te faire un effet et que, comme pour toute musique, la familiarité avec le style va te permettre de distinguer des récits différents d’un morceau à l’autre. Le reggae rentre tout à fait dans ce genre d’expérience.
Comment tu racontes une histoire alors ? Qu’est-ce qui fait la progression, le fait qu’il y ait un début et une fin ? Si c’est fondé sur la répétition ça pourrait être… répétitif !
De toute façon c’est répétitif car c’est fait pour danser. Dans la musique de club il y a des manières d’introduire, de faire rentrer les instruments petit à petit, puis un break, puis tu recommences et tu enlèves progressivement des éléments pour passer au morceau d’après. On peut ainsi choisir de faire des morceaux avec un climax, d’autres en constante montée avec un arrêt soudain… mais je pense qu’il y a toujours une question de feeling.
C’est donc la danse qui détermine l’évolution de la musique.
Oui.
Pourtant la musique de boîte de nuit est sans règles, ce n’est pas comme la valse, le quadrille, ou les danses populaires qui ont des règles strictes qu’elles transmettent ensuite à la musique.
Oui mais il faut bien donner des règles au DJ pour qu’il puisse faire quelque chose de relativement homogène. Et puis on dit qu’on « fait n’importe quoi » mais je pense que ce n’est pas vrai : tout le monde est habitué au 4/4 par exemple.
Tu rencontres des attentes différentes selon les pays où tu vas ?
Je pense que les anglais sont plus sensibles à la musique que les français par exemple. Pourtant nous avons de très bons producteurs : l’IRCAM[5], le GRM[6], de très bons labels, nous sommes le pays de Schaeffer, celui où il y a le plus de festival de jazz au monde… et pourtant je ne pense pas que les français soient un peuple très musicien.
Non je ne pense pas non plus.
Le public est moins enthousiaste même si à Marseille ou dans le nord près de la Belgique il y a une vraie culture de la boîte. Là-bas on ne retrouve pas le côté social de la boîte parisienne où on peut se faire refouler etc. Dans le nord c’est plus populaire.
Il faut dire que la culture française a le don de transformer n’importe quoi en un quelque chose d’un peu snob…
… ce qui vient de notre habitude de faire constamment la différence entre « culture savante » et « culture populaire ».
Oui C’est vrai.
Lorsque j’ai proposé mon sujet de recherche en master d’histoire sur les boîtes de nuit c’était beaucoup plus dans une ligne de recherche anglo-saxonne que française.
Je vois ce que tu veux dire. Il me semble que la France est plus fermée, plus classique que la Grande-Bretagne ou les USA. Tu joues où d’habitude ?
Je joue en Allemagne, je suis allé à Berlin, en Russie sinon, en Angleterre comme je te disais.
L’ambiance de Berlin doit être assez spéciale.
Oui, il y a pas mal de minimale, un côté un peu spartiate du genre « prend-moi comme je suis ».
J’imagine bien oui !
Chaque scène est différente et le DJ doit apprendre à s’adapter tout en gardant son style d’une scène à l’autre.
Qu’est-ce qui fait la qualité du bon DJ à ton avis ?
Celui qui surprend, qui parvient à donner quelque chose d’homogène sans être ennuyeux.
Le critère de la surprise qui existait déjà dans les musiques de salon.
Mais ce n’est pas toujours le cas. Tout le monde ne veut pas toujours être surpris. Il faut avouer qu’il y a quand même pas mal de drogues dans les clubs et par conséquent des gens qui veulent pouvoir rentrer dans leur sphère sans être dérangés.
Oui.
Si tu veux, tu as des clubs où les gens se sentent chez eux et vont aller voir le DJ pour lui demander de faire passer des trucs, et d’autres clubs plus intéressants où le public vient écouter un DJ pendant trois ou quatre heure en lui faisant confiance sur ses choix, comme dans un concert.
D’accord. En comparant avec une soirée où tu serais DJ, tu vas jouer comment lorsqu’il s’agit d’un concert ?
C’est beaucoup plus tard dans la nuit donc ça produit une atmosphère différente. Du coup je vais jouer plus dur c’est-à-dire plus rapide, j’enchaîne les morceaux sans faire de break c’est-à-dire sans m’adresser au public entre deux morceaux.
Et comment on sait si on vient écouter un concert ou pas ?
Tu as marqué « live » à côté du nom du musicien annoncé pour la soirée alors que quand on a un DJ rien n’est marqué à côté. Il y a des gens qui recherchent l’un ou l’autre.
Ton public est de quel âge à peu près ?
Ça dépend. J’ai sorti mon disque en 2011 puis j’ai fait beaucoup de concerts avec un public très différent.
Pourquoi ce moment-là a été plus actif ?
Parce que le disque était frais donc on me demandait plus.
Evidemment oui.
Le public est varié. Il y a des gens d’une cinquantaine d’année qui aime retrouver l’ambiance style « Depeche Mode » « Daft Punk », il y a un public très jeune (une fois il y a même eu un petit de dix ans avec son papa)… avec tout de même une majorité de personnes d’une trentaine d’année c’est-à-dire de ma génération.
C’est intéressant la question du « phénomène générationnel ». Qu’est-ce qui fait que certains groupes vont mieux marcher que d’autres pour toi ?
C’est difficile à évaluer. Il y a deux choses différentes : ce qui plaît sur le moment, et ce qui va rester. Je me souviens que, lors d’un cours de Pascal Ory à la Sorbonne[7], on avait appris qu’en ce qui concerne la littérature, dans les années 1870 les plus gros tirages ont été ceux d’auteurs que l’on a ensuite totalement oubliés.
C’est un peu comme les « hit » : ce qui a du succès pendant un été peut être totalement oublié l’été suivant.
C’est ça. Mais aujourd’hui la production est tellement énorme qu’il est difficile de deviner ce qui va rester. Il y a aussi le phénomène de redécouverte qui change la donne.
Comment ça ?
On est dans une ère de l’archivage qui fait que tout est potentiellement re-découvrable, il y a des rééditions de tout, tout le temps. Aujourd’hui il y a un certain nombre de labels qui ne font que ça. Ils redécouvrent des choses des années 70/80. C’est un peu un syndrome « Van Gogh » : le mec totalement inconnu à son époque qui devient une star après sa mort. Je pense qu’il va y avoir de plus en plus de choses comme cela.
Toi tu fais des remixs à partir de vieux tubes ?
Oui. Mais c’est plus à la demande de contemporains qui me demandent d’en faire.
C’est-à-dire ?
Tel artiste va sortir un EP[8] avec quatre titres et il va me donner toutes les pistes séparées en me demandant d’en faire une relecture.
Tu vas la faire comment ?
Il y a différentes façons de faire. Au départ le remix est fait pour rendre dansant des choses qui ne le sont pas trop, ou rallonger des morceaux.
Pour quoi faire ?
Et bien une piste de 3’30 qui était censée passer à la radio est transformée pour pouvoir servir en club. On en fait donc une piste de six minutes exploitable par les DJs. Le remix c’est ça au départ. Aujourd’hui ça peut être tout et rien. On peut choisir de rester le plus possible proche de la piste de départ ou au contraire de s’en éloigner. Il m’arrive de juste garder la voix pour en faire quelque chose de complètement nouveau mais je peux garder la grille harmonique, la voix et faire passer un habiller la piste d’une manière totalement différente. Cela dit, au départ il s’agit tout de même de rendre le morceau dansant en l’adaptant au club : adapter la voix, mettre ensembles les éléments rythmiques etc.
Et tu ne remixes pas des sons qui ne sont pas musicaux au départ ? ou des vieilles chansons ?
Ça c’est ce qu’on appelle : faire des « edits ». C’est différent du « remix ». On reprend des vieux trucs et enlever les aspects pas intéressants pour en faire des pistes acceptables. J’en ai fait un il n’y a pas longtemps :
Ici j’ai fait comme si le morceau de 45 tours tournait en 33 tours et j’en ai fait quelque chose d’un peu plus club. Cela dit c’est très lent… c’est un truc de début de soirée.
Donc quelles sont les différences ? Comment tu définirais l’ « edit » ?
L’ « edit » c’est prendre un truc assez obscur et juste l’éditer, c’est-à-dire le remonter de la même manière qu’on édite un livre : on ne touche pas à la matière mais on enlève ou on rajoute par un travail de coupe/redécoupe.
Je comprends. La frontière entre le « remix » et l’ « edit » me semble quand même très ténue.
Bien sûr oui. C’est assez compliqué à comprendre parce qu’il n’y a pas trop de règles. En résumé, l’ « edit » c’est plutôt éditer quelque chose d’ancien sans ajouter d’éléments alors que le « remix » fait intervenir beaucoup de productions additionnelles, changer la ligne de basse, les batteries etc.
A cela s’ajoutent les musiques qui intègrent dans leurs morceaux des thèmes classiques par exemple.
Oui. Gainsbourg est fantastique pour ça, dans « Initial BB » par exemple. Il fait du « sampling » avant le « sampling ». Il intègre carrément la Symphonie du Nouveau Monde d’Anton Dvorak[9].
(Version Gainsbourg)
(Version originale)
Il y a des morceaux où il demande à ses musiciens de reprendre un thème donné et il habille juste ce thème.
Oui évidemment, tout ce qui a déjà été produit, les thèmes classiques, les thèmes jazz etc, constitue une base de créativité vraiment multiple.
Oui. Il y a des gens qui accusent Gainsbourg de plagiat mais je crois qu’il a été au contraire visionnaire, dans le sens où il a pressenti ce qui allait devenir courant aujourd’hui.
C’est vrai qu’on est totalement dans l’ère de la réutilisation, du relooking, du vintage.
La « référence » est effectivement devenue quelque chose d’important.
Ça c’est une tendance moderne, non ? Avant on s’en fichait de savoir d’où ça venait.
Carrément. Je crois qu’on a aussi moins la naïveté du créateur qui pense inventer quelque chose à partir de rien. J’ai un peu de mal avec ce terme de « création » d’ailleurs. On est toujours sur les épaules de quelqu’un d’autre. Personne n’invente son truc tout seul. Même les grands génies prennent leur matière quelque part. Miles Davies le premier. Il prend les petits jeunes qui montent, les trucs qui vont marcher.
Dans son cas il y a aussi le génie de la mentalité américaine qui sait « lancer » quelque chose de nouveau…
… et y ajouter la force de frappe nécessaire pour l’imposer. C’est important cette professionnalisation du marketing.
Oui. Pour revenir à ce que tu disais, c’est vrai que la « référence » est devenue presque une obsession maintenant : lorsqu’on écrit un mémoire, une thèse, un livre, il faut toujours dire d’où vient l’idée.
Dans la musique c’est la même chose. Ce serait malhonnête de ne pas reconnaître ses sources de toute façon. Evidemment, parfois elles sont inconscientes donc c’est difficile de trouver d’où on tire quelque chose. Mais de nier sa source est la plus grande des malhonnêtetés je crois.
Il y en a de plus évidentes que d’autres quand même.
Oui, c’est ça la difficulté. Il faut pouvoir faire oublier ses références.
Tu fais des citations dans tes morceaux ?
Oui bien sûr ! Pour mon premier album le titre « Forty Eight Hours » est une référence à « Happy Mondays » et plus particulièrement à un morceaux qui s’appelle « Twenty Four Hours Party People »
Le tout est en fait de créditer son morceau.
Comment ça ?
Et bien d’admettre qu’on a pris quelque chose ailleurs. C’était ça le problème de Gainsbourg : on reconnaissait ses références mais il ne les admettait pas toujours. On est tellement dans un monde où tout est accessible que chacun peut trouver d’où ça vient.
On risque le procès d’ailleurs, si on ne les reconnaît pas.
Exactement. Il y a eu un vide juridique assez long, notamment avec le Hip-Hop : George Clinton qui fait du funk un peu psychédélique s’est fait sampler à gogo par les trois quarts des artistes rap des années 90 par exemple, et il a mis dix ans à obtenir une jurisprudence.
Initialement il n’y avait rien mais maintenant, lorsque le « sample » est reconnaissable, il faut verser des droits d’auteur. Tu as le groupe new-yorkais « Tribe Called Quest » qui a samplé « Walk on the wilde side » de Lou Reed par exemple, l’auteur s’est révolté, les rappeurs ont dit que le rap n’était que de la reprise et qu’il c’était naturel de reprendre d’autres pistes, mais ils ont finalement dû faire une version sans le sample.
(Version de Tribe Called Quest »)
(Version de Lou Reed)
A ce moment-là il n’y avait pas de tolérance du tout pour les reprises, le rap était de la musique de noirs donc on était peut-être encore plus stricts…
Est-ce que l’électro c’est de la musique de blancs à l’inverse alors ?
Non justement. Au départ c’est aussi une musique de noirs. C’est né à Detroit, Chicogo, dans le milieu homosexuel et noir. Les stations de radios passaient à ce moment beaucoup de musique européenne, dont du rock et plus particulièrement Kraftwerk
Les jeunes avaient tout leur bagage de funk, rock et ils ont fait un mélange. C’est un peu comme ça que la techno est née. Aujourd’hui Detroit a été dépossédé de cela car la techno n’a pas tellement décollé aux USA alors qu’elle a pris tout de suite en Europe. C’est donc devenu de la musique de blancs. Ça revient beaucoup et ça reprend aux USA maintenant.
C’est donc de la musique alternative alors qu’il y a aussi tout un pan lié à la musique savante, via les expériences de Pierre Schaeffer par exemple.
C’est ça. Dans les années 90 il y a un nombre impressionnant de sous-genres qui ont été développés. On s’y perd un peu…
C’est le label qui définit le style ?
Oui. Il créé une sorte de famille de son. Parfois il prend même le pas sur les artistes et on ne reconnaît plus vraiment l’artiste tellement la marque du label est forte. Ils fédèrent des musiciens si tu veux.
Oui. Ils lancent, font démarrer, sortent les CDs etc. Mais est-ce qu’on achète les disques vraiment ? Parce qu’en ce qui me concerne, je n’achète absolument rien… j’écoute tout en ligne… et je ne pense pas être la seule !
C’est pour ça que les dates sont importantes. Et moi j’ai aussi le statut d’intermittent.
Donc tu as des subventions d’Etat.
C’est ça. Je fais suffisamment de dates pour pouvoir être aidé. En période de tournées, je n’ai pas besoin d’intermittence mais lorsque je travaille sur un nouveau disque j’ai encore un peu d’argent qui rentre. C’est vrai que la vente de disque est dure.
Je ne connais presque personne qui achète…
Moi je le fais. Notamment tout ce que je passe en club, je le télécharge légalement. C’est un principe. Mais c’est vrai que c’est difficile de vendre des disques. C’est pour cela que de plus en plus de maisons de disque prennent des points sur ta tournée. C’est presque la règle maintenant. Ils prennent des points d’édition, ils prennent des points sur les stations de radio.
Heureusement qu’il y a a la radio !
Oui. La SACEM m’a beaucoup fait passer, notamment sur France Musique, sur des films, quelques passages télé en habillage, et ça m’a bien aidé. Grâce aux disques on a remboursé tous les frais engagés et j’ai commencé à gagner un peu de sous au bout d’un an. Mais ce n’était rien. C’est pour ça qu’il faut jouer. Sans cela tu ne peux pas survivre. Il te faut un boulot alimentaire à mi-temps.
Précaire…
Exact.
C’est un peu comme les intellectuels : on sait qu’on ne fait pas ça pour l’argent de toute façon.
De toute façon oui. C’est surtout l’alternance entre les périodes fastes et les périodes vides qui est angoissante.
Parce qu’à côté tu as une stabilité dans tes dépenses.
C’est pour ça que fais de plus en plus de compositions sur commande, pour des pubs par exemple.
C’est toujours les commanditaires qui ont fait marcher la musique en fait.
Oui. J’en ai fait une en décembre et elle m’a permis de vivre pendant six mois. Ça fait parti du jeu. C’est très intéressant en plus : tu as un cahier des charges très précis, tu dois oublier ton égo parce que les types te disent : « ça j’aime pas, ça tu enlèves », tu te mets au service de quelqu’un donc ça te fait travailler des choses que tu n’aurais jamais faites sans cela.
Comme quoi ?
J’ai mis du clavecin dans une composition une fois alors que je ne l’aurais jamais mis si on ne me l’avait pas demandé.
Après, même si ça marche bien, ça reste toujours difficile de gagner sa vie.
C’est vrai que tu dois retirer la moitié de tes cachets quand tu es intermittent. Et puis si tu joues avec d’autres musiciens tu partages ça en plusieurs parts.
« Business is business »… Merci beaucoup d’avoir dévoilé un peu les arrières de ton métier, je te souhaite une bonne continuation et surtout beaucoup de plaisir avec ton métier !
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[2] http://sarah-thornton.com/books/club-cultures/
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ableton_Live
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_de_recherches_musicales
[7] Yan Wagner a un Master en Histoire Culturelle (Paris-Sorbonne I)
[8] « Extended Play », format musical plus long qu’un album mais plus court qu’un single.
[9] Tiré du site « Who sampled who »http://www.whosampled.com/sample/26080/Serge-Gainsbourg-Initials-B.B.-Anton%C3%ADn-Dvo%C5%99%C3%A1k-Symphony-No.-9,-From-the-New-World,-1st-Movement-%28Adagio,-Allegro-Molto%29/