Entretien avec Xavier Gagnepain, Violoncelliste
(04.12.2010, fait par Ellen Moysan à Paris, France)

Né à Paris en 1960.
1er prix International Concours Aldo Parisot de Sao Paulo 1982
2ème prix ARD Munich 1986
1er prix du CNSM violoncelle et musique de chambre au CNSM
Elève de Jean Brizard puis Maurice Gendron
Musique de chambre : Jean Hubeau et Raphaël Hyllier
Masterclasses : Janos Starker, Sebok, Parisot
Etudes au conservatoire de Boulogne Billancourt
CNSM de Paris
Université de Yale (USA)
Banff School for the Arts (Canada)
Direction d’orchestre.
Professeur au Conservatoire de Boulogne Billancourt
Conservatorio de Zaragoza (Espagne)
Membre du Quatuor Rosamonde.
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A première vue la posture au violoncelle semble naturelle et le mouvement intuitif, est-ce une réalité ou simplement une impression ?
Cette simplicité de mouvement n’est qu’apparente. Le violoncelle est un instrument complexe. Au départ, il va forcément être un corps étranger qu’il va falloir apprivoiser. L’archet de même, on a vite tendance à vouloir le contrôler en le serrant ce qui conduit à raidir le bras droit qui devient « mono-bloc ».
Comment peut-on remédier à cela ?
Il faut apprendre à s’adapter à l’instrument. Il faut, par exemple apprendre à coordonner les mouvements des deux bras qui sont très différents l’un de l’autre : ils concourent à une même action tout en étant à la fois dépendants et indépendants. Il faut apprendre à utiliser les membres comme une chaine musculaire. En ce qui concerne la main gauche, par exemple, pour atteindre une note, la tendance spontanée est diriger le mouvement par le doigt au lieu de développer toute la mécanique du bras. Celui-ci devrait devenir une sorte de grue qui déplace la main librement.
Si je comprends bien, quand on parle de position « naturelle » cela ne signifie donc pas spontanée mais conforme à la nature de l’instrument et de l’instrumentiste.
Cette prise de conscience du corps est un travail important car la chorégraphie du corps influe sur l’interprétation. On doit créer toute une chaîne de mouvements, ce qui va faciliter l’exécution pratique mais également élargir la palette expressive elle-même. Cela dit il n’est pas vrai qu’il faille nécessairement avoir une posture parfaite pour bien jouer. Il y existe de nombreux cas de musiciens qui se tiennent dans des positions peu orthodoxes mais qui produisent un son magnifique. La pire posture peut donner les meilleurs sons pour peu qu’il y ait un chant intérieur de qualité et une véritable aptitude à s’écouter.
Pouvez-vous me donner un exemple concret de ce type de rapport au corps ?
Et bien en ce qui concerne la main gauche on peut apprendre à sentir réellement le contact avec la corde, comme dans la lecture du braille. Le jeu est d’autant plus sensible et fin si l’on a conscience des qualités proprioceptives du doigt. On a l’impression d’entendre la musique aussi par ses sensations. Ainsi peut-on alors dire que le chant intérieur contient un intermédiaire supplémentaire : je lis, j’entends, je sens, je joue, j’écoute. Ce rapport sensible qui aide à l’anticipation participe réellement de la technique et donc de la « technique interprétative ».
Justement, qu’entendez-vous par technique ?
Ma définition favorite est : la technique est l’art de ne pas trahir le projet. Cela est vrai dans tous les domaines. Si je dois construire un pont ultrafin et esthétique, mais que je ne sais pas éviter qu’il s’effondre il y a indubitablement un manque de technique, tout comme si je ne parviens qu’à un ouvrage lourd et inélégant. Une bonne technique est nécessaire pour réaliser un bon projet, et à l’inverse hisser l’ambition du projet oblige à rehausser le niveau technique. En cela, l’ambition artistique est mère de progrès techniques.
Quelles conséquences peut-il y avoir à un manque de technique ?
Cela abaisse nécessairement la qualité de l’interprétation, même si l’interprète a une grande sensibilité musicale. En effet, « avoir de la technique » c’est élargir le patrimoine de moyens. Cela donne un choix plus large, une liberté plus importante. Cependant la technique ne suffit pas et il est nécessaire d’avoir un véritable projet qui guide la réalisation. En ce sens l’interprète doit d’abord construire ce qu’il veut faire avant même d’être attentif à ce qu’il fait.
Qu’est ce que cela peut signifier concrètement au violoncelle ?
Le violoncelle contient intrinsèquement de nombreuses inégalités : talon ou pointe, corde de ré ou corde de la, 2ème ou 4ème doigts, résonances par sympathie ou non, tirez ou poussez, durées d’archet inégales. De ce fait jouer égal est une véritable gageure ! Et pourtant le but n’est même pas là. Ce que l’on veut, c’est ne pas subir l’instrument et devenir maître de réalisations volontairement modelées donc inégales. Cette bonne technique nous permettrait de jouer égal à volonté passe des gestes compensateurs, donc par essence inégaux. Par exemple l’on doit compenser le diminuendo naturel des tirez si l’on souhaite avoir un son égal…
On pourrait tout de même penser que l’instrument est une limitation à l’interprétation : il faut transmettre quelque chose à travers un outil qu’on ne maîtrise pas forcément parfaitement. On a parfois une très bonne idée de comment jouer, mais on n’y parvient pas parce que l’instrument est comme un obstacle dans la réalisation.
C’est effectivement une limite, mais une sublime limite. En cherchant à les transcender, on finit par sortir du violoncelle des sons qu’il n’était pas censé donner. Voyez le violoncelliste imitant à la perfection la flûte de pan. Les limites instrumentales ne sont aucunement un frein à l’imaginaire. D’ailleurs nombre de compositeurs ont contribué par leur audace à repousser les limites instrumentales…
Apprendre la technique instrumentale a donc un sens dans le projet musical lui-même et c’est pour cela qu’elle a des répercussions sur le long terme.
Oui, mais également à court terme. Eduquer sa technique, c’est aussi éduquer ses perceptions et apprendre à réagir en temps réel. La capacité à se corriger dans l’instant en est un exemple car, en musique, pouvoir trébucher sans tomber est le résultat d’un entraînement de l’oreille. Il s’agit, par exemple, d’entendre que c’est faux avant même que celui qui écoute ne puisse le percevoir puis de tenir compte de cette donnée pour rectifier dès la note suivante. Cette réactivité existe aussi bien dans le domaine rythmique et dans la réaction aux voix des partenaires dans la musique de chambre.
Tout cela s’acquiert ensuite dans le temps, au fur et à mesure de la progression.
Effectivement, il s’agit pour chacun d’apprendre à se connaître pour composer avec ses qualités mais aussi pour réduire ses lacunes. Il faut savoir qu’il n’est guère de trajectoires rectilignes. Les évolutions se font souvent par palier. Et certains ont un rythme de progression plus rapide, d’autres moins mais il y a toujours un progrès possible, pour tous.
Même en ce qui concerne la justesse ?
Celui qui joue faux est en fait quelqu’un qui soit ne se chante pas ce qu’il va jouer, soit qui ne s’écoute pas. Ce peut-être parce qu’il est trop concentré sur le geste à produire et qu’il n’arrive pas à faire deux choses à la fois, ou qu’il pense en termes de place du doigt et non en terme de note à entendre. Il n’écoute donc pas ce qu’il fait et se contente de mettre le doigt sur le bon emplacement. Il peut aussi avoir une difficulté à entendre les sons les uns par rapport aux autres, il faut alors travailler sur la voix et l’oreille.
Que peut-on faire lorsqu’on a tendance à détonner ?
C’est un problème lié à la mémoire. On oublie le point de départ initial, chaque note devenant le nouveau point de départ de l’intervalle à venir. Les marges d’erreur s’additionnent alors. Pour remédier à cela de créer des points de références : se référer à la première note, à une corde à vide ou créer des intervalles cibles au milieu d’une phrase. On doit développer l’art de « croiser » la justesse d’une note avec d’autres notes que sa voisine immédiate.
Le rôle de l’enseignant est donc primordial pour guider l’élève.
Il lui apprend effectivement à être autonome, à sentir, à écouter. C’est un guide des perceptions autant que des gestes. C’est aussi un formateur du goût et de la culture. Il apprend à aiguiser sa conscience, notamment sa conscience du corps. Par exemple il peut aider l’élève à percevoir des tensions inutiles. Lorsqu’on travaille son instrument on est parfois dans la même situation que quelqu’un qui n’entend pas consciemment le bourdonnement régulier d’une machine. Il est gêné sans s’en apercevoir. C’est seulement lorsque le bruit s’arrête qu’on prend conscience de la gêne qu’on éprouvait depuis le début, et alors, quel soulagement ! Le professeur doit aider à mesurer la gêne, à repérer d’où elle vient, et à l’éliminer au maximum.
C’est cette prise de conscience qui permet de donner peu à peu une meilleure coordination, une plus grande aisance n’est-ce pas ?
Voilà. Cela va avec la beauté du geste qui fait partie de la beauté de l’interprétation.
Puisqu’il y a interprétation, il y a interprétation pour quelqu’un. Comment concevez-vous le rôle du musicien ?
Il a un double rôle d’avocat et de missionnaire. Avocat de l’auteur en toutes circonstances, même lorsqu’il doit défendre un texte auquel il ne croit que modérément, mais qu’il doit néanmoins rendre convaincant. Mais surtout missionnaire pour les oeuvres auxquelles il croit profondément et qui parfois ne sont pas forcément les plus « vendeuses ».
Et concrètement, dans le cadre du concert, s’adresse-t-il au public comme à une masse ou à chacun en particulier ?
Je dirais que ça dépend de l’oeuvre. Cela dit, il ne me semble pas que le musicien joue à proprement parler pour quelqu’un. Il incarne un texte. Stanislavski dans La formation de l’acteur montre que lorsqu’on joue Othello il ne s’agit pas de trouver comment faire ou comment dire, mais d’être véritablement Othelo. C’est la même chose pour le musicien.
Il y a donc une identification.
Oui, et si elle est vécue par l’interprète, elle devient perceptible pour le public. En effet, même s’il est dépositaire de l’auteur, l’interprète ne fait plus qu’un avec le compositeur pour celui qui l’écoute.
Ainsi dit-on souvent « je suis allé écouter la Sonate pour violoncelle et piano de Brahms » et non pas « Je suis allé écouter l’interprétation de X et Y de la Sonate pour violoncelle et piano de Brahms ». Cela donne une responsabilité certaine à l’interprète : son interprétation et l’oeuvre elle-même sont souvent confondues dans l’esprit du public !
N’y a t’il pas quelques risques à cette identification ?
Bien sûr, il ne faut pas oublier que le but est servir une idée musicale. Le public n’est pas sensé retenir plus l’interprète plus que ce qu’il joue. L’humilité est donc une vertu qu’il est nécessaire de développer. L’ego du musicien, sans s’annihiler – puisque sans lui il n’y a plus d’interprétation – doit demeurer au service de la beauté du texte. C’est ainsi que dans le concert, comme dans l’enseignement d’ailleurs, il y a partage de quelque chose.
Le terme d’interprète est donc révélateur d’une réalité. Le musicien n’est pas seulement un exécutant.
S’il s’agissait juste de réciter ce qui est écrit, il n’y aurait pas cette pluralité d’interprétations possibles. Au lieu de cela nous avons une multitude de regards donnés sur le même texte, pas toujours combinables entre eux. Bien entendu on ne peut pas contredire le texte. Il y a donc également l’idée de traduction, de limitation donnée par le texte lui-même. Il faut demeurer attentif aux contresens, notamment en accordant la plus grande importance à la lecture précise de la notation.
Cette limitation est également donnée dans la tradition qui approuve ou non tel ou tel choix interprétatif.
Pas tout à fait. Le texte propose par lui-même toute une série d’indications dont la compréhension est elle-même relative aux connaissances culturelles de l’interprète. A lui seul, ce texte peut engendrer une interprétation dénuée de tradition. C’est ce qui arrive nécessairement lorsque l’on exhume une oeuvre oubliée. En ce sens chacun devrait toujours essayer d’interroger le texte sans présupposé, comme s’il était découvert pour la première fois, un peu comme Champollion et la pierre de Rosette. De plus il est difficile de parler de tradition au singulier. Il y a plusieurs traditions qui cohabitent. On peut penser aux traditions baroques qui viennent contredire d’autres choix plus tardifs.
C’est un peu l’idée qu’il est nécessaire de revenir à la pureté du manuscrit, chercher à recréer le contexte tant au niveau de l’instrumentation qu’au niveau de la technique ?
Oui, et l’aide des musicologues est précieuse pour cela. Ils permettent de mieux comprendre les indications données en nous donnant des informations sur le cadre historico-culturel. Cela dit on ne peut pas non plus absolutiser le manuscrit car il peut être réducteur. Le retour aux sources n’est d’ailleurs pas nécessairement garant de fidélité. Il suffit de penser aux oeuvres où le compositeur a procédé à des rectifications plus tardivement.
Je comprends. C’est finalement grâce au disque que l’on a un accès simultané à toute cette variété. Il est donc un outil précieux n’est-ce pas ?
C’est un outil magnifique, qu’il ne faut pourtant mas idéaliser. Je ne suis pas sûr qu’il permette vraiment de juger d’une interprétation, car il ne fixe que certaines des options de l’interprète. On pourrait croire que chaque musicien va nous laisser son interprétation idéale mais en fait celle-ci prend souvent plusieurs formes.
De plus l’enregistrement lui-même n’est pas dénué de contraintes pratiques : temps limité, qualité acoustique de la salle, des micros etc. Le rôle du directeur artistique et de son plan de montages peut s’avérer déterminants. Cela dit, lorsque les interprètes s’y intéressent il peut y avoir une réelle dimension artistique au montage car il est possible d’intervenir non seulement sur la corrections d’imperfections mais aussi sur l’élan et la dynamique que produit telle ou telle combinaison de prises.
Si on remarque des notes fausses est-ce qu’on peut rectifier ça au montage ?
Bien sûr, à conditions qu’existe une prise sans ces fausses notes ! Toutefois il est important que la correction n’engendre pas une dégradation du caractère ou de l’élan.
Est-ce que c’est une profession particulière de faire des montages comme cela ?
Oui, il existe des techniciens du montage, mais en France, de plus en plus, c’est le directeur artistique qui a la double compétence. A Radio-France, on les appelle MMO (musicien-metteur en onde).
Mais est-ce qu’il n’y a pas un risque d’enlever toute spontanéité, de dépersonnaliser l’interprétation en cherchant quelque chose de parfait ?
Si bien sûr. Il faut donc accepter que les imperfections fassent partie de l’ensemble. Ce n’est pas l’exactitude mais bien l’interprétation que donne le musicien qui est importante.
Le problème c’est que si on apprécie une interprétation, le CD peut finir par déformer notre propre vision des choses. Si je vais écouter une oeuvre que j’aime beaucoup en concert, interprétée par un grand artiste, son interprétation restera dans ma mémoire. Si je l’ai en CD je pourrai l’écouter jusqu’à m’identifier à lui. C’est un peu dangereux non ?
C’est pour cela que certains déconseillent d’écouter des CD avant de commencer à travailler une oeuvre. Effectivement, c’est un risque. L’apparition du disque a certainement modifié le rapport à l’interprétation et donc à la tradition. A présent on peut vraiment prendre le disque pour modèle et il a donc pris une importance majeure dans le rapport du musicien à la partition. On peut à la fois s’en réjouir et le déplorer.
Finalement il faut chercher à atteindre le plus possible l’idée musicale elle-même, à travers le texte, puis à travers les interprétations qu’on entend.
Oui. La musique est un langage qui possède donc des racines, un ancrage. Un langage ça s’apprend avec ses mots, sa rhétorique, son architecture, ses connotations. Chaque compositeur possède une langue qui nous est plus ou moins familière et que nous devons apprendre à parler. Nous voilà au coeur de la notion d’interprétation.