Entretien avec Thierry Escaich, Organiste

(Fait le 3 janvier par Ellen Moysan, à Paris, France)

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http://www.escaich.org/

Chaîne YouTube de Thierry Escaich

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Interviewer : Ellen Moysan

Interviewé : Thierry Escaich

Également présent durant l’entretien : François Moysan

 EM : Comme pour chaque entretien, je vais commencer par vous demander ce que vous comprenez par l’expression « chant intérieur ». 

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TE : En tant que compositeur quand j’entends « chant intérieur » je pense directement à la texture que prend la musique à l’intérieur de soi et qu’on va projeter. Le chant intérieur, c’est l’étape primaire de création. C’est difficile de dire un « chant », une « mélodie ». C’est une texture. Une texture que le créateur va essayer de façonner, de mettre en forme, et s’il a les moyens de le faire, la technique possible, les instruments pour le faire, de projeter pour l’autre. C’est une espèce de masse sonore intérieure.

EM : Hum…

TE : Le chant intérieur peut prendre deux formes : pour l’interprète ce sera plutôt la mémoire de musiques que l’on va intérioriser et ensuite ressortir ; pour le créateur ça va être effectivement cette espèce de création, de masse qui vient un peu de nulle part et qu’on va mettre en forme.

EM : Vous faites donc la différence entre le compositeur et l’interprète mais vous êtes aussi improvisateur, est-ce que vous pensez qu’il y aurait une troisième définition qui serait plutôt liée à la pratique de l’improvisation ou est-ce que l’improvisation est une sorte de composition ?

TE : Ça dépend des improvisateurs. L’improvisation est vaste : on improvise en jazz, en musique traditionnelle, à l’orgue etc. Certains improvisateurs vont se rapprocher plus de l’interprétation dans le sens où ils vont orner des choses existantes, ils vont plus faire appel à la mémoire et à la distorsion de la mémoire (ce que je fais aussi). Ensuite dans le cas d’un pur compositeur, il va y avoir un équilibre qui va se faire entre, d’une part, ce côté mémoire digitale, mémoire de l’oreille, mémoire de styles, de ce qui s’est passé, et d’autre part, ce chant intérieur plus personnel qu’on essaye de mettre en œuvre en général depuis plus longtemps.

EM : Oui.

TE : Lorsqu’on est créateur, d’une certaine manière il y a dans l’improvisation une sorte d’interaction entre les deux.

EM : Oui.

TE : Il y a des improvisateurs qui ne sont pas compositeurs à la base et chez lesquels on sent plus le rapport à l’accroche à des choses digitales, à des formules, à ce qu’ils ont pu jouer dans le répertoire. Cependant, à partir du moment où l’improvisateur est plus compositeur, il va raccrocher ce qu’il fait à son propre univers, et cela va donc obligatoirement être distordu.

EM : Est-ce que vous vous retrouvez plus dans l’improvisation qui procède à une distorsion de la mémoire ou à l’improvisation qui exprime plus librement le chant intérieur ?

TE : Afin de mettre en forme ce dont je parlais tout à l’heure, le compositeur va être dans une optique purement créative. Dans l’improvisation, il va falloir faire des concessions sur comment vous allez improviser. Ce sont ces concessions qui sont intéressantes justement. Ce sont des concessions liées à l’émotion (le côté émotion joue énormément), au climat, à l’odeur d’encens…

EM : Hum…

TE : Il y a un jeu du moment, de l’instant présent. Ce chant intérieur plus conceptuel, ou pour mieux le dire, plus ancré, qui façonne tout compositeur depuis qu’il est enfant en général (on passe son temps à essayer de mettre en forme son chant intérieur), il faut faire des concessions pour pouvoir l’exprimer par l’improvisation. Ce sont des concessions de temps (on a 10 minutes), de style (il faut jouer tel qu’on nous l’a demandé) etc. Ce qui est intéressant, c’est le combat entre cet ancrage dans le fond de la personnalité, et les conditions du moment.

EM : Finalement, on peut dire que le champ perceptif dans lequel on est lorsqu’on improvise (la chaleur de la salle, les odeurs etc.) oriente l’improvisation ?

TE : Oui. Tout à fait. En prévoyant le même thème, le même style, il suffit de peu pour faire se décaler quelque chose, pour faire s’évader… C’est une lutte entre la forme qu’on est en train de concevoir sur le moment (forme sonate, etc.), et des choses extérieures qui vont se trouver là (une fausse note, un accord, une sonorité qu’on n’avait pas prévue qui arrive, quelque chose de faux etc.)

EM : Hum…

TE : D’une certaine manière, dans ce cas le hasard vient nourrir, vient apporter quelque chose d’extérieur. D’ailleurs, entre parenthèses, en ce qui concerne la réflexion sur le chant intérieur je pense que pour les compositeurs cet ancrage depuis l’enfance est quelque chose que l’on veut mettre en forme. Chez moi ce sont des superpositions de mondes qui mutent entre eux. D’où cela vient, je n’en sais rien, après c’est psychanalytique, mais on passe son temps à essayer de mettre en forme.

EM : Hum…

TE : L’avantage aussi, c’est d’essayer de s’ouvrir aux interactions avec l’extérieur qui vont faire évoluer ça justement, pour éviter de tourner en rond sur son propre monde. Le chant intérieur peut être une prison intérieure d’une certaine manière. Il faut en sortir. C’est intéressant parce que si vous regardez bien, les styles, les compositeurs, Beethoven ou autre, on voit bien l’espèce de puissance de ce qu’ils veulent dire, pratiquement dès la première œuvre, on sent déjà, on étudie même ces caractéristiques, et on voit les façons dont ils essayent d’en sortir par des écoutes extérieures, par des lectures, par diverses choses… Ce qui est intéressant, c’est l’équilibre entre ces deux choses-là parce que justement, je pense que le chant intérieur est à la fois une nécessité (si on n’a pas cela, ce n’est pas facile de créer), mais ça peut aussi être une sorte de prison dorée de laquelle on ne peut pas sortir.

EM : Un univers un peu autiste finalement.

TE : Oui ! Le chant intérieur. Mon intérieur. Oui, c’est un peu autiste. C’est à la fois une puissance créative, et une puissance d’enfermement contre laquelle il faut lutter. C’est ce que les compositeurs ont essayé de faire en changeant par moment de style. Stravinsky, Ravel, etc. Et ils n’ont jamais perdu leur structure interne d’une certaine manière. Ils s’en éloignent mais ils ne l’ont jamais complètement perdue. On la reconnaît.

EM : On peut donc entendre chant intérieur comme chant et champ. Dans ce cas le champ est constitué de quoi ? De souvenir d’enfances ? De mémoires du touché ? De musiques qu’on a écoutées ?

TE : Oui. Je pense que ce qui va faire un créateur… Comment arrive-t-on à concevoir intérieurement des mélodies, et un chant musical de manière plus vaste ? Comment est-ce que ça se met en place ? Cela se met en place très tôt. Mes parents m’ont dit que vers deux/trois ans on sentait déjà que je voulais écrire des choses. C’est la mémoire (il paraît que je suis venu à la musique en retranscrivant des choses que j’entendais à la radio, des choses que ma sœur faisait au piano). Il y a un côté formation de l’oreille interne par l’externe.

EM : Hum…

TE : Après, une fois que cette langue s’est mise en place, il y a les apports extérieurs. Pour moi toutes sortes de musiques, la variété, ce qui passait à la télévision, les expériences que j’ai pu faire comme interprète à l’accordéon et aussi à l’église, le duo musique sacrée/musique profane etc. La grammaire s’est faite à l’audition et à la retranscription. Le style s’est fait d’une certaine manière avec les pratiques instrumentales du moment (accordéon, orgue etc.), donc déjà des choses externes, des mondes presque antagonistes (on n’entend pas la même chose en boîte le samedi soir et le lendemain à la messe !).

EM : Vous faisiez une différence entre la variété et les musiques plus savantes ou tout cela se mélangeait pour vous ?

TE : Au début je ne devais pas faire une grande différence. J’avais cinq ou six ans, pour moi tout ça, c’était à peu près la même chose. J’ai appris progressivement à faire la différence. J’ai commencé l’accordéon à cinq ans, le piano vers neuf ans au conservatoire, l’orgue de façon un peu autodidacte vers sept ans. L’orgue a donc cohabité plutôt avec l’accordéon.

EM : Qu’est-ce que vous jouiez à l’accordéon ?

TE : Vraiment de la musique de variété, de la musette, des valses qu’on joue dans des bals. De la chansons française transcrite, j’ai joué avec Marcel Azzola

Juliette Gréco

Brel

ou autre, des gens qui ont fait carrière dans la chanson française. C’est ce milieu que j’ai côtoyé entre huit et treize ans.

EM : Peut-être que cela vous donne une certaine liberté car vous n’êtes pas emprisonné dans la culture classique finalement.

TE : Oui bien sûr. Je pense que ces choses qui se sont formées au début restent. Cette façon d’entendre les choses a préfiguré tout ce qui est venu après d’une certaine manière. C’est une autre façon d’aborder la musique, y compris ma propre musique.

EM : Vous pensez que c’est aussi plus incarné ? L’apprentissage dans la variété est accompagné d’une gestion du corps plus décomplexée que dans le monde classique peut-être.

TE : Oui. La base de la musique c’est le chant, et j’allais dire la danse. Platon le dit dans La République (Livre III) : les bases de la musique sont le chant, le rythme, et les paroles. Non. L’harmonie, le rythme et les paroles. Il est donc impossible de penser la musique sans paroles. Moi je rajouterais la danse. Une fois qu’on a le chant et la danse, le reste a été fait pour tenter d’imiter, de propulser, de plein de choses.

EM : Oui.

EM : C’est pour cela que l’opéra reste d’une certaine manière une forme qui restera toujours. Je viens juste de faire un article sur l’opéra pour Acte Sud que j’ai envoyé avant-hier, et qui questionne l’avenir de l’opéra. L’opéra comme forme on peut en douter, c’est bourgeois… ceci… ça ressuscite en ce moment… mais d’une certaine manière, cela restera toujours parce qu’un spectacle chanté avec de la musique, ça se déclinera toujours d’une façon ou d’une autre. On mettra plus de performances artistiques…

EM : … oui Broadway c’est ça par exemple…

TE : … on mettra plus de chanson, ça sera plus un style de comédie musicale, mais ça restera toujours. C’est la base de la forme musicale.

EM : Il y a donc toute cette mémoire, ce langage, et puis vous parliez aussi comme source du chant intérieur des associations entre ce qu’on entend et les événements de la vie.  

TE : C’est cela. Alors une fois qu’on a tout ce langage-là, ce qui s’est formé par l’extérieur et qu’on a retranscrit par les habitudes artistiques qui ont fait que ce monde s’est enrichi, après c’est la vie ! Ce sont les équilibres et les déséquilibres de la vie, nos propres antagonismes psychiques qui vont faire que l’on va pouvoir composer.

EM : Hum…

TE : Si vous êtes vraiment personnels… Dans une classe d’écriture, on étudie ce que signifie telle ou telle méthode, Bartók, ce sont les structures mentales de ces auteurs-là qui vont faire qu’ils vont faire souvent telle ou telle chose. Les fixations beethovéniennes par exemple, c’est typique : on répète trois fois, quatre fois, cinq fois un motif.

Le sens, c’est aussi l’intériorité psychologique de chaque personne… et en général ce sont les déséquilibres qui sont intéressants… C’est là que ça devient intéressant.

EM : Intéressant. C’est vrai que sinon c’est un peu emprisonnant.

TE : Quand je dis les équilibres ça ne veut rien dire. L’équilibre parfait n’existe pas. C’est une lutte entre les différents aspects de la vie : profane, sensuelle, la colère, la sagesse, toutes ces choses qui vont faire que vous allez créer… C’est dans ces failles-là que vont venir…

FM : … qu’il y a un rapport de force…

TE : …oui c’est cela, qu’il y a un rapport de force, que vont venir vos fixations, vos façons de dire les choses. Une langue, c’est une façon de dire les choses. Quand vous parlez vous avez une façon de dire vos phrases. Personnellement j’ai acquis assez rapidement un rythme musical pour dire les choses, caractéristiques pour ceux qui m’écoutent, moins pour moi parce que je ne m’en rends pas compte, mais voilà. Et c’est valable pour tous les compositeurs du passé ! C’est la singularité du chant intérieur.

EM : On peut donc dire que ça part de la mémoire, la mémoire fait partie du processus à des degrés variés, moins pour l’improvisation, plus pour l’interprétation, mais il faut ensuite se dégager de ces structures apprises, des règles. Comment est-ce qu’on acquiert cette liberté puisqu’être personnel c’est finalement réutiliser des choses qu’on connaît ou qu’on a appris ?

TE : C’est un peu ce que j’essaye d’enseigner au conservatoire dans les classes d’écriture.[1] Il faut à la fois connaître et intérioriser ce qui s’est fait… que ce qui s’est fait dans le passé devienne une langue, et une langue relativement naturelle. Qu’on n’ait pas à analyser les choses pour écrire, mais que les choses soient suffisamment ancrées pour que les rapports de tonalité, de rythme etc. soient ancrés.

EM : Hum…

TE : Pour certains élèves, une fois que ces procédés sont ancrés, ils ne vont plus bouger, tandis que, grâces à leurs déséquilibres, leur manière d’écouter ce qui se passe autour d’eux, d’autres élèves vont faire évoluer ces procédés, s’accaparer ce matériau, le transformer, et cela va devenir une autre langue.

EM : Hum…

TE : Pour cela il faut une puissance intérieure. Le chant intérieur devient une puissance intérieure. C’est ce que j’essaye de développer chez mes élèves en écriture au conservatoire, et aussi dans l’improvisation qui est un peu plus directe. C’est vrai que d’une certaine manière quand je le fais, je m’accapare d’une certaine manière… je me mets à la place de l’étudiant… En improvisation, c’est clair, je suis même carrément derrière eux parfois, c’est comme si je le faisais moi-même, et je les pousse dans leurs retranchements. Evidemment, ils vont capter par l’exemple. Quand je donne des exemples d’harmonie, de rythme, il est évident que je vais donner un peu les miens. Je les fais parler aussi. D’une certaine manière je suis aussi intéressé par eux. D’une certaine manière (et ça, c’est quand vous essayez de transposer, de pousser les gens à se sortir d’eux-mêmes) vous vous mettez à leur place. J’essaye de pousser les étudiants vers cette espèce de forme, de raptus comme on dit en psychanalyse ou en psychiatrie.

EM : Est-ce que vous êtes parfois frustré par des élèves qui n’arrivent pas à faire sortir les trucs ? Vous pensez qu’on peut ne pas être créatif du tout ?

TE : Oui. On a tous un potentiel créatif. Cela dit par rapport au potentiel créatif, je me rends compte qu’il faut pousser les élèves. Certains étudiants vont s’accrocher (et ça c’est le côté métier), vont se rassurer. D’autres vont y arriver, en prenant exemple sur des professeurs, d’autres admirations qu’ils ont, la présence physique de quelqu’un… D’ailleurs, on n’arrive pas à faire des cours d’improvisation par visio, ça ne marche pas.

EM : Pourquoi ?

TE : Cela ne marche pas en écriture, ni non plus en improvisation. On a besoin de la présence. C’est assez physique.

EM : Si le prof est là physiquement, l’élève est plus créatif ?

TE : Oui, car on est dans une interaction. On est dans la puissance évocatrice. Cela ne passe pas seulement par le concept, cela passe par des élans, des élans à l’instruments, des élans physiques, des gestes instrumentaux, des gestes. Toute cette forme intérieure, pour sortir, il faut qu’elle prenne de l’élan. Un élan physique, à l’instrument, ou sur le papier quand vous êtes créateur.

EM : Hum…

TE : Si vous regardez les manuscrits de Beethoven[2] vous avez des espèces de jaillissement. C’est comme ça.

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Ce qui est difficile avec le compositeur c’est qu’il doit essayer de garder cela dans la durée, en sachant qu’il faut garder cet espèce de geste qui va prendre corps sur le papier, la pièce va mettre six mois à s’écrire et il va falloir garder ce geste. C’est plus simple avec l’improvisation. Avec la composition il va falloir que vous le ressentiez plein de fois, régulièrement, pour ne pas perdre la puissance, et pour ne pas tomber justement dans le travers de recréer quelque chose qui s’est déjà fait cinquante fois parce que vous êtes accroché uniquement au métier, à la structure.

EM : Du coup, lorsque vous composez une pièce, puisque ça n’a pas lieu en un instant, qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que c’est une idée que vous retenez d’une certaine manière, et ensuite qui revient à la mémoire et sur laquelle vous retravaillez à chaque fois que vous vous remettez à composer ? Ou alors est-ce que c’est une sorte de noyau qui change à chaque fois qu’il revient ? Peut-être un noyau de base et ensuite chaque jour vous le percevez un peu différemment, vous l’entendez différemment, et du coup il apparaît différemment ?

TE : Oui, chaque jour il est confronté à un autre état psychologique, un autre état météorologique, des tas de choses qui font que ça va changer etc. Mais je dirais que cela change pour chaque compositeur. Il y a des compositeurs qui vont partir d’une certaine manière d’une idée pas très claire, de quelque chose qui va se dessiner, et c’est par le côté artisanal que va se faire chaque mesure. Une idée à venir. Ça va se construire d’une certaine manière. Et vous avez la deuxième sorte, plutôt celle à laquelle j’appartiens, celle où il y a une idée d’une grande forme, une idée quelconque.

EM : Hum…

TE : Par exemple, dans le morceau de trompette, Résurgence, j’étais dans le métro à Porte de Pantin, et c’est une surtension électrique qui a déclenché la forme que je ne trouvais pas. Cela a pris la forme d’une tierce très grave dans laquelle vient se mettre la trompette. Je tournais en rond car je n’avais que du métier qui me venait, je n’avais pas d’idée phare qui allait me guider, je n’avais rien pour démarrer, j’avais des idées à l’intérieur mais je n’avais pas trouvé, c’est cela qui a déclenché.

EM : Hum…

TE : Cela peut donc être un élément déclencheur. Une fois que vous avez l’élément déclencheur, une surtension électrique, une idée poétique, une jonction progressive de deux univers, ou au contraire de dissociation de deux univers, après il va falloir effectivement essayer de la garder chaque matin. En général c’est le boulot du compositeur de se remettre dans cette ambiance, cette idée-là, régulièrement. Ça prend souvent du temps. Certains compositeurs ont besoin de deux heures pour retrouver cet état qui a fait qu’ils ont imaginé cette chose poétique. Pour moi, ça va très vite. Pour le coup, c’est un avantage et un désavantage. Je peux être dans un aéroport, une station de métro, et continuer le truc. C’est un côté un peu autiste que j’ai qui fait que je peux m’isoler très facilement et retrouver ce monde qui ne s’est jamais interrompu… c’est l’expérience de chacun… ce chant d’une certaine manière ne s’arrête jamais…

EM : Oui.

TE : Ce n’est pas toujours facile à vivre pour ceux qui sont avec moi mais il ne s’arrête vraiment jamais. D’une certaine manière je me replonge. Je fais une messe, ça s’est arrêté pendant la messe car ça a pris d’autres formes, mais voilà, d’une certaine manière je peux replonger immédiatement. Il ne va rien se passer, je vais être à peu près dans le même état d’esprit… Après, cette idée-là il faut quand même la relire à chaque fois. Quelque fois il faut se laisser… et c’est là qu’intervient l’extérieur… il va y avoir le côté artisanal… le côté plus conceptuel au sens où on va vraiment avoir une idée qu’on peut faire venir d’ailleurs… intrusive… d’autres types de musique, la musique de jazz, musique traditionnelle… ça va faire bouger un peu ce chant intérieur qui sinon, effectivement, serait toujours la même chose.

EM : Oui.

TE : Par exemple la dernière chose en date que j’ai faite est l’opéra avec Olivier Py.[3] C’est évident que ça, c’est le meilleur moyen… parce qu’à la fois, quand j’ai lu le livret d’Olivier Py, dans ce qu’il avait écrit il y avait quelque chose d’extérieur (on ne s’est pas concertés, c’est la suite de La Voix Humaine, imaginée par Olivier Py, cette femme, un grand monologue d’une femme qui est quitté par son amant et qui ne s’en remet pas, un texte de Cocteau, elle lui répond et on ne le voit pas, on sent tout ce qui est non-dit, et Olivier Py a inventé une suite que je mets en musique), et dès que j’ai vu le texte, j’ai commencé à caller des choses que j’avais, moi, dans mon intérieur, des choses déjà faites, quelque part… mais lui m’a imposé avec son texte, et notamment, car Olivier Py est bipolaire, il a fait un texte de bipolaire. Pour le coup, c’est moins mon monde. J’ai d’autres choses mais…

FM : … c’est comme lorsqu’on travaillait sur le cycle de Beethoven, vous nous avez dit « soyez cyclothymiques ». [Ils rient tous les trois]

TE : voilà !

FM : … c’était une consigne de style en fait !

TE : Voilà. Alors moi je ne suis pas bipolaire, j’ai d’autres obsessions… mais lui oui. D’ailleurs il m’a dit : par cette œuvre je fais mon coming out de bipolaire. J’ai donc essayé, moi aussi, de faire des choses à opérette : donc je vais rester dans ce monde mais le faire vivre par ces apports extérieurs, un monde qui, par son rythme, ses références, me fait sortir de moi-même. Je vais vers des côtés opérettes, et en allant vers ce style-là, cela va nourrir mes idées, sinon moi-même, j’aurais fait ce que j’ai déjà fait ailleurs, dans d’autres opéras, il y a quelques années.

EM : J’ai plusieurs questions qui me viennent en vous écoutant. La première est liée à la question de l’élan que vous avez évoqué tout à l’heure. Il y a quelques années j’ai fait du russe, et j’allais travailler la prononciation de mon russe chez un oncle russe. Mon oncle Kostya me faisait lire des textes à voix hautes et en fait, il m’agressait en me disant avec son gros accent russe : « répète ! répète ! », pour me faire répéter de plus en plus fort. Un peu comme si le fait de me déranger, de me pousser émotionnellement, allait me faire atteindre la prononciation juste. Est-ce que vous pensez que faire sortir les élèves d’eux-mêmes vient en les dérangeant ? Je trouve la méthode de mon oncle Kostya intéressante : il me forçait à me sortir de moi-même, de ma timidité, en étant un peu agressif finalement ! Faire sortir l’élève de lui-même passe vraiment par le fait de le déranger.… pousser l’élève dans ses retranchements.

TE : Oui. Essayer de partager quelque chose. La musique est une sorte de mise en forme des pulsions (c’est ce que disait Nietzsche). On ne peut pas enseigner ce genre de choses. Même la composition. Même si ça se passe sur le clavier, sur l’ordinateur ou autre. Je conseillais il n’y a pas longtemps un ami qui est en train de composer un opéra, on était dans une sorte de fusion. Quand on est dans la réalité de l’improvisation… souvent, je voudrais être à la place de l’élève, pour commencer, pour poursuivre. D’ailleurs, parfois je le fais : je me mets au clavier, puis je le laisse continuer. Je le chauffe d’une certaine manière, et je le laisse après.

EM : Il faut faire rentrer en contact avec soi finalement. J’ai repris le violoncelle plus âgée avec une prof russe qui m’a reformatée, ça a été un peu douloureux, mais je crois qu’elle essayait de me mettre en contact avec moi-même pour que je puisse ensuite être en contact avec l’instrument. Quand on est ado on est un peu en train de se chercher donc ça peut-être un peu compliqué, mais je crois que créer, c’est vraiment rentrer en contact avec soi-même pour pouvoir ensuite…

TE : … oui tout à fait. La composition, l’improvisation, l’écriture. J’ai fait un stage de composition il n’y a pas longtemps, j’en fais peu, à Compiègne, et j’avais quelques anciens élèves qui venaient travailler, et je savais que mon boulot, en tant que professeur, c’était de rentrer dans le projet compositionnel de l’élève. Ils essayent de me décrire, et ça, ce qu’ils vont décrire… Ce qui est intéressant, c’est lorsque c’est un espèce de monde pas encore clair. Ça, c’est intéressant… parce que là, on est vraiment dans la description…

EM : … du chant intérieur…

TE : … du chant intérieur. Mais là ils me l’écrivent. Là, à ce moment-là, mon boulot, que ce soit en composition, en écriture, ou en improvisation, cela va être de rentrer dans la forme. Je vais leur dire « alors là ça ne fonctionne pas » etc. Je vais d’abord essayer de la mettre en forme, en harmonie, en rythme, en tessiture, tout ce qui fait le champ de la grammaire compositionnelle, et on va voir si ça fonctionne ou pas. Je vais essayer… Je prends leur idée… je rentre dedans, dans cette idée… et j’essaye de les aider. Effectivement, on partage la même idée. Je n’essaye pas de leur imposer ma propre idée.

EM : Non.

TE : Cela n’a pas d’intérêt. Je le fais juste quand il y a une forme à apprendre. Après j’essaye de rentrer dans leur projet. Moi, j’y rentre. C’est intéressant d’ailleurs. C’est pour cela que j’aime l’enseignement. Cela permet de se renouveler soi-même. Cela permet de rentrer dans d’autres univers, d’avoir de nouvelles idées. Et moi, je leur fais profiter… en faisant cela, je tire par moment… quand je vais avec eux et que je leur dis : « non, ça, ça ne fonctionne pas », évidemment je le fais par rapport à mon expérience, à des choses que j’ai faites… donc il y a une interaction entre moi qui rentre dans…

EM : … oui c’est une interaction…

TE : … il y a une interaction, et obligatoirement, dans la façon de parler la musique j’ai des choses qui sont rentrées un peu automatiquement qui vont faire que ça marche, mais ça, ça va rentrer par mon univers… C’est vraiment une interaction des deux.

EM : La deuxième question que j’avais tout à l’heure est liée à l’idée de rentrer dans un certain état. Dans la première partie de ma thèse je travaille la question de l’épochè phénoménologique, et j’explique en quoi le musicien en quelque sorte « suspend » le monde, pour pouvoir se mettre dans l’attitude phénoménologique qui l’ouvre au chant intérieur comme phénomène. Sans rentrer dans les détails, je voudrais juste approfondir cette idée selon laquelle on se met dans une certaine condition d’écoute, et qu’une partie de cette mise en condition est la création d’un silence. En anglais ça fonctionne bien parce qu’on a l’expression muting/unmuting. Pour moi le musicien mute le monde, et cela unmute le chant intérieur. On créé un silence… et cela dégage le monde sonore dans lequel le chant intérieur se donne.

TE : Oui, tout à fait. Tout à l’heure je vous disais que, lorsque j’étais petit j’écrivais déjà des choses, des Czardas que je jouais à l’accordéon, il est évident que cela est en corrélation avec le fait que j’étais complètement détaché du monde. Je passais des récréations entières à tourner au tours d’un arbre…

EM : [elle rit] ah oui, moi aussi, je faisais la roue toute seule autour de la barrière de l’école pendant les récrés !

TE : … je n’ai pas beaucoup de souvenirs de tout ça. J’ai peu de souvenir avant dix ans.

FM : … mais des souvenirs musicaux vous en avez.

TE : Alors oui, je me souviens de telle ou telle valse. Je n’ai pas de souvenir de tout. J’ai une fille qui se souvient de ce que je lui ai dit quand elle avait quatre ans et demi… pas moi ! Je vois bien comment ce détachement (pour des raisons que je ne connais pas puisque je ne suis pas non plus totalement asocial)…

EM : [elle rit] … vous êtes fonctionnel finalement…

TE : … voilà… je ne suis pas autiste mais j’ai une facilité à me retrancher du monde… et je vois cela dans beaucoup de créateurs que je connais. D’une certaine manière, il y a toujours un détachement d’une façon ou d’une autre qui, pour moi, je ne sais pas…

EM : … ce sont des types d’enfants…

TE : … oui voilà. Il y a des choses qui ont fait que ce solfège, je me le suis fait tout seul. J’ai appris qu’un do correspondait à un do. J’ai fait de l’accordéon, j’ai appris vaguement… mais j’ai pris des leçons particulières avec une fille qui ne m’apprenait pas le solfège. Je savais déjà avant, l’accord. Je pouvais écrire des accords parfaits. Je me suis fait moi-même, sans parents musiciens, mon propre monde. Pour ça, il faut un certain détachement. Il faut voir. Il faut percevoir du monde. Je ne percevais que ça globalement. Que ce qui m’intéressait. J’ai fait comme un aveugle qui va développer, plus que nous, l’ouïe, le toucher… moi je n’étais pas aveugle, c’est vrai que j’y vois assez mal mais je n’étais pas aveugle… mais peut-être que le fait d’y voir beaucoup moins…

EM : … d’y voir un peu flou…

TE : … voilà. Peut-être que ça a permis une certaine intériorité, a permis que ce monde, grammaticalement, se développe. Finalement, je pense qu’il faut un certain égarement… se mettre en retrait du monde… C’est resté. J’ai la chance de pouvoir me retirer du monde très facilement. A la minute même. Dans un train. Même quand je parle à des gens…

EM : … ça ne vous intéresse pas… [elle rit]

TE : Justement il ne faut jamais m’inviter dans un dîner parce que…

EM : … c’est vexant !

TE : Oui. Je peux jouer un rôle social mais si cela ne m’intéresse pas, je vais commencer à repenser la chose…

FM : … elle va revenir au premier plan…

EM : … et en même temps, pour pouvoir créer, il faut pouvoir non seulement rentrer en soi mais aussi sortir de soi tout de suite. Par exemple si je suis en train de travailler au violoncelle, je joue, j’écoute le chant intérieur donc je m’abstrais pour écouter, mais ensuite je dois me remettre dans le monde normal puisque je dois continuer à jouer. Par exemple je joue une note fausse, j’écoute la note juste du chant intérieur, puis je reviens pour pouvoir jouer la note juste avec mon violoncelle. C’est un peu comme on se rapprochait, comme un zoom, et on se détachait. Focus. Unfocus.

TE : Si on se retire complètement du monde, on est à la limite de la psychose.

EM : Oui c’est ça, vraiment un état limite.

TE : C’est pour cela qu’il y a des compositeurs un peu psychotiques, vraiment asociaux. Moi (et c’est peut-être parce que j’ai fait de l’accordéon) j’ai nourri… je dé-zoom… j’ai vraiment besoin de dire les choses directement à un public, une audience, un concert, une philharmonie. Je peux être terrorisé par la scène, je suis un peu asocial donc voilà, c’est intense, j’ai du mal à discuter avec trois personne, mais j’ai aussi besoin d’être devant mille cinq cents personnes et d’être applaudi…

EM : … qu’il y ait une interaction.

TE : … montrer ce que j’ai fait… Cela me sauve de la psychose d’une certaine façon.

FM : On ne peut pas être totalement asocial lorsqu’on joue devant autant de personnes, il y a de toute façon une relation…

TE : Oui, voilà ! J’ai été amené dans ma vie à corriger le côté enfermement par le côté de devoir montrer, parler ma propre langue, le montrer, accepter de me faire critiquer (ce qui n’est pas facile parce que bon, après je suis très mal intérieurement parfois…) tant pis !

EM : … se réancrer dans le réel finalement… A la messe vous devez écouter, jouer, c’est pareil.

TE : Oui. Là, je fais les deux en même temps : je suis dans mon monde et en même temps je me mets dans la perception, je me mets dans le public. C’est intéressant car si vous êtes trop dans la perception il y a quelque chose en moins… il faut faire attention car on peut perdre quelque chose à être trop dans la perception… C’est dur de trouver cet équilibre.

EM : Oui, je pense qu’on est toujours un peu entre les deux…

TE : … dans un monde. Il faut être dans une certaine transe pour bien improviser. Et d’un autre côté si vous ne faites pas attention vous pouvez vous mettre à improviser pendant une demi-heure. J’ai déjà vu des collègues comme ça, partir pendant quarante minutes… bon mais moi je fais rarement ça.

FM : rarement quoi ?

EM : partir.

TE : oui. Ce monde intérieur ne prendra pas complètement la… Il y a toujours un moment où je suis dans la perception… Par exemple, si on me demande à la radio d’improviser deux minutes, trois minutes, il y a toujours un moment où je sais. D’ailleurs je ne regarde pratiquement pas quand je suis en direct comme ça. Je sais improviser dans les deux minutes. Je sais partir dans mon délire comme ça… mais dans les deux minutes.

EM : C’est un équilibre entre la perception et l’imagination…

TE : …oui…

EM : … et un retour dans la perception…

TE : Voilà : si je suis trop dans la perception, là je vais être en train de me regarder et ça ne va pas être bon, mais si je suis trop dans le monde… ça risque de ne plus être audible…

EM : … Oui.

TE : L’avantage de l’improvisation c’est qu’elle vous oblige à cet équilibre.

EM : On est obligé d’être dans l’écoute de ce qui se passe autour… si on improvise avec d’autres…

TE : Oui… on peut aussi improviser avec d’autres. On peut improviser sur un film…

D’une certaine manière, pour être franc je me suis presque soigné avec la musique. J’ai évité de sombrer dans la psychose, dans l’enfermement, parce que ça pour le coup, ça me soigne… Je me soigne en faisant ces activités… D’ailleurs, je pense que je réponds au problème du chant intérieur qui devient envahissant par le fait d’être partout, quand il n’y a pas de Covid ,de faire des concerts, d’atterrir à Roissy à 8h pour faire un cours au conservatoire à 9h30…

FM : … je m’en souviens oui…

TE : … de faire un opéra, et en même temps de faire cours, d’être admis à l’institut, je peux faire des tas de choses…

EM : … dans le réel…

TE : … dans le réel… parce que sinon il y a le risque de retourner dans le brouillard !

FM : J’imagine que lorsque vous allez jouer devant un public nombreux par exemple, vous pouvez avoir la présence du public qui est envahissante, et tout d’un coup vous êtes déjà dans l’instrument avant d’arriver dessus. Le rapport à l’instrument peut guérir ce trac.

TE : Oui, tout à fait.

EM : Et quand vous composez ? Du coup, avec l’improvisation, les limites sont créées par l’environnement, mais si vous composez vous pouvez commencer et ne jamais vous arrêter finalement.

TE : C’est difficile parce que je trouve que justement le fait de rester en soi comme ça… moi j’ai du mal à composer… ce n’est pas grave… il y a beaucoup de compositeurs qui ont du mal à s’y mettre… ce n’est pas facile ! Avec le confinement j’étais à la maison plus souvent et souvent j’étais angoissé le matin à l’idée de composer. Ce qu’il faut dans cette masse informe… On se dit : « est-ce que je vais réussir à trouver la forme ? ». Donc, entre l’angoisse de mal faire, le fait de replonger dans ce monde intérieur sans cesse, on a envie de trouver des diversions finalement… Comme n’importe quel élève qui…

EM : … oui, écrire une thèse c’est pareil [elle rit] !

TE : Voilà, c’est à peu près la même chose. Je peux aller facilement dans la composition mais je fuis aussi ce moment. Je sais qu’il y a des gens qui le recherchent. Avoir de longues plages. Huit heures, dix heures. Moi je préfère… je me suis donné des temps limités : le fait de l’organisation, travailler entre deux messes, des trucs comme ça, justement, ça me maintient. Entre les deux.

EM : Hum…

TE : Je ne perds jamais… même quand j’écris un opéra ce qui dure un an par exemple, à chaque moment je suis dans l’idée… et je reste dans la perception de ce que je viens de faire… j’essaye de rester dans la perception le plus possible : « ça fonctionne, ça ne fonctionne pas », je me mets à la place du public… Justement, c’est comme dans l’improvisation qui se passe en temps réel, là, ça ne se passe pas en temps réel, mais je réécoute la pièce depuis le début, je mets… pour entendre le temps… Le temps… Il faut se remettre à chaque fois depuis le début dans la pièce, et là effectivement, je suis au troisième rang… j’écoute les choses… j’essaye de voir, d’imaginer… je n’ai pas toutes les données, la pièce n’est pas faite… mais j’imagine… C’est comme cela que ça se passe.

EM : Ma troisième question concerne justement ce que vous voyez ou entendez. Quand vous écrivez, vous écrivez quoi ? On a parlé de rentrer en soi, d’écouter le chant intérieur, comment ça se constitue… pour l’improvisateur il y a le passage à l’instrument, c’est du tactile, mais pour le compositeur, vous devez écrire… alors ça se passe comment ? Il y a une sorte de schéma, et puis vous complétez votre schéma ?

TE : Alors j’écris un monstre. Comme tous les compositeurs je n’écris pas toute les parties d’orchestres. Justement il faut rester près de la chose. Si vous commencez à écrire toutes les parties d’orchestre, c’est long à orchestrer, là c’est de l’artisanat, il faut écrire toutes les parties instrumentales, vous perdez un peu. Si vous êtes un compositeur qui est aussi un improvisateur, regardez Beethoven par exemple, ça se voit, il a besoin que le crayon aille un peu à la vitesse du son… Là c’est sur du papier… ce n’est pas forcément mal écrit, je prends le temps d’écrire… c’est en réduction, pour aller directement dans l’idée, et pas dans la réalisation de l’idée qui prendrait plus de temps… Alors ensuite il y a une deuxième phase, tout ce qui est orchestration et autre.

EM : C’est un peu comme écrire le plan de la thèse.

TE : Oui. Puis les idées à l’intérieur. Puis les remettre en forme. Il y a un moment où on a des idées, on sait les grands chapitres, les grands trucs… c’est ce que j’ai fait pour mon article sur l’opéra, « là je vais parler de ça, là je vais parler de ça », j’ai quelques phrases, et puis ensuite voilà. Moi je fais ça plutôt de façon linéaire quand je commence à écrire une pièce. Je sais de façon un peu linéaire où elle va aller, ensuite je commence de façon un peu linéaire, en sachant que reviendrai là-dessus, j’enlèverai tant de mesures, j’en ajouterai…

EM : Oui.

TE : Chaque fois que je relis ce que j’ai fait (c’est le cas en ce moment pour le concerto pour flute, j’enlève deux mesures)… A un moment il faut écouter de façon extérieure, et c’est là que vous allez vous rendre compte de ce que vous avez ressenti de manière plus intériorisée. A un moment, la nécessité de la pièce veut que nous fassions des aménagements : il faut réécouter d’un bout à l’autre à chaque fois « alors là non, ça va trop vite », « il faut rajouter des mesures pour donner un côté plus serein », il faut se remettre dans le contexte temporel de la pièce très régulièrement.

EM : Vous dites « réécouter » mais vous réécoutez au piano ou dans l’imagination ?

TE : Intérieurement.

EM : Intérieurement ?

TE : Souvent ce n’est pas jouable, je fais les deux en fait. Je vais au piano. Je m’arrête. Je rajoute, et puis je joue. Quand c’est une pièce pour piano ça va mais quand c’est une pièce instrumentale on ne peut pas toujours jouer au piano… Il y a des choses qui ne sont pas jouables au piano : des cordes qui sont difficilement jouables. Ce qu’on fait au piano, en tant que compositeur, c’est une espèce de réduction… quelques effets… quelques extraits de choses… quelques bribes sonores… et on complète mentalement. Et cela revient au fait que pour pouvoir composer il faut vraiment avoir formé cette oreille interne (c’est ce qu’on essaye de faire dans les classes d’écritures au conservatoire notamment) parce que, pour moi, c’est le seul moyen… même si maintenant on peut faire faire le truc à l’ordinateur et l’entendre direct, ce n’est pas toujours beau mais c’est un vrai danger.

EM : Hum…

TE : L’oreille intérieure, ça vous permet d’entendre les sons, les hauteurs, les rythmes, et ça vous permet aussi de concevoir : plus l’oreille intérieure va être développée, plus depuis le début les masses, plus vous allez trouver la bonne harmonie, le bon accord, le bon cluster, qui va faire que ça va prendre forme. Cette oreille intérieure, plus elle va être développée, plus vous allez pouvoir anticiper, plus vous allez pouvoir vous projeter dans le monde… dans ce monde musical. Sinon, vous êtes esclave : vous faites un accord, vous le testez, et là, si vous avez la solution, vous l’entendez moyennement… ou pas… ou par faiblesse, par feignantise, vous préférez le faire à l’ordi et l’ordi vous le fait le son, les textures… tout le monde fait ça, les compositeurs classiques, ce n’est pas un problème… le seul problème, c’est que vous concevez un petit peu quand vous choisissez, mais que tout cela devient uniquement de l’artisanat… vous êtes esclave de ce que vous fait l’ordinateur… alors que lorsque vous pensez à quelque chose, que ce n’est pas encore écrit mais que vous avez écrit mentalement… que ça s’écrit mentalement… vous pouvez beaucoup plus jouer sur les paramètres… et surtout, vous pouvez entendre les grandes formes, les grands élans. Je pense qu’une musique qui ne serait faite que par des compositeurs qui peuvent entendre tout de suite sera totalement différente. On sent très bien que, la musique qui est faite par ces méthodes-là, on sent très bien qu’elle est déterminée par la boucle que vous faites avec l’ordi… Ça s’entend très bien… Ça sonne parfois très bien d’ailleurs. Mais vous l’entendez. Le processus créatif sera moins important.

EM : Un peu appauvri.

TE : C’est cela. Appauvri. Ça ira dans une direction qui n’a rien à voir.

FM : On est trop déterminé par les contingences de l’ordinateur.

TE : C’est ça ! Alors qu’au piano…

FM : … c’est une abstraction…

TE : Au piano c’est juste une sorte de présence sonore, une sorte de toucher sonore, mais ce n’est pas ça qui va déterminer… d’ailleurs, ceux qui ne sont pas pianistes le font à la table… moi, je mélange à la fois à la table et au piano. Je peux très bien composer sans piano.

EM : Oui.

TE : J’aime bien le piano parce qu’il y a un contact… mais ce n’est pas déterminant.

EM : … c’est une aide…

TE : … une petite aide, déclencheur de sensations. C’est la sensation qui peut déclencher des sons. Après, voilà.

FM : C’est un catalyseur.

TE : Tandis que lorsque vous écoutez tout de suite avec les sons midi, vous allez peu bouger après, vous allez faire un peu de la décoration, c’est un peu décoratif… je pense que c’est dangereux.

EM : Une des premières difficultés que j’ai eues lorsque j’ai essayé de décrire le chant intérieur dans ma recherche c’est que, finalement, quand j’écoute le chant intérieur en moi, je ne sais pas trop ce que j’écoute. Ce n’est pas que c’est flou… mais c’est plus flou que d’écouter des choses par l’oreille externe. On entend bien… mais quand même, je trouve ça un peu flou… Est-ce que vous croyez qu’on apprend à écouter de manière plus précise ?

TE : Oui ! Cela s’apprend. C’est la question de l’oreille interne. Ça se forme.

EM : Elle ne déforme pas les sons ? Vous ne croyez pas que ce que vous entendez en vous c’est plus parfait que ce que vous pouvez écrire, qu’il y a un côté idéal…

TE : Si ! Mais ça, c’est plutôt bien. C’est ça qui va faire que vous allez aller. C’est une manière d’idéaliser. Quand vous entendez intérieurement effectivement, vous n’entendez pas clairement l’harmonie, vous avez l’impression qu’elle va bien sonner, à un certain moment peut-être qu’elle sonnera bien mais d’une certaine manière c’est quand même cette force qui va vous pousser, vous propulser vers la création.

EM : C’est un idéal. Un peu platonicien.

TE : Après, plus vous êtes expert, plus ce que vous écrivez et ce que vous entendez intérieurement sera à peu près le même. Quand j’improvise en général, je me laisse… je ne suis jamais surpris. Je suis surpris en composition, par des alliages qui vont assez loin… en improvisation, je sais exactement ce que je veux faire avant. Ce que propulse l’oreille intérieure, c’est ce que je vais entendre : la sonorité de l’orgue ou autre… je suis rarement surpris par l’harmonie, je sais exactement ce qui va tomber, et je vais faire en fonction de ce que j’entends intérieurement. Après, c’est vrai que j’ai une certaine puissance de l’oreille interne, je me laisse rarement surprendre. Ça arrive en composition, quand je vais vraiment très loin… certains projets… je ne sais plus trop… parfois je vais plus loin… j’ai entendu un truc mais ce sont vraiment des choses très complexes.

EM : … vous entendez…

TE : …des nappes de sons superposés. Parfois, quand je compose, je suis à la limite de ce que je peux entendre. C’est très complexe. Je le vois. Je me le représente.

FM : Vous l’entendez à l’instrument ? Est-ce que vous êtes surpris par l’orchestre lorsque vous l’entendez la première fois en répétition ?

TE : La seule chose qui peut surprendre c’est effectivement la masse sonore, le grain sonore, qu’on imagine mais qu’on n’imagine pas tout à fait. La couleur instrumentale, le grain a quelque chose qui peut surprendre… On l’imagine… mais il y a un moment où vous l’entendez. Là, c’est physique. Après on peut pousser… Je suis sûr qu’à force de jouer je suis de moins en moins surpris.

EM : Vous travaillez toujours avec le même orchestre ?

TE : Non. Après entre Hambourg, New York, ce n’est pas tout à fait le même style… il y a une différence : ce n’est pas le même son, les mêmes cuivres… après, les équilibres sonores ne changent pas totalement.

EM : Pour finir, dans la dernière partie de ma thèse je vais travailler sur la question du temps. Lorsqu’on improvise c’est immédiat, mais lorsqu’on compose il y a une distorsion : on écrit quelque chose qui va être joué plus tard, et en plus on écrit sur du papier, intemporel, quelque chose qui a une valeur temporelle. Comment est-ce que vous pouvez savoir que ce que vous écrivez va durer un certain temps, comment est-ce que vous savez ?

TE : Alors ça, c’est la question de l’oreille. Je suis en train de travailler en ce moment avec un psychiatre qui fait une thèse à l’Institut Pasteur sur la façon dont on se représente le temps. Il m’a fait faire une dictée musicale l’autre jour, c’était intéressant, ça a fonctionné… pour voir comment je me représentais le son… Comment on se représente un clavier, une couleur, un geste, une émotion, ce qu’on se représente… Il travaille là-dessus en ce moment. Alain Letailleur avait fait la même chose il y a des années : il avait fait des dictées musicales avec moi, Xénakis etc. Il a soutenu sa thèse il n’y a pas longtemps, j’y ai été convié parce que j’étais un des cobayes…[5]

EM : Vous êtes mon cobaye aussi finalement !

TE : Voilà. Il s’intéressait à ce qui était transmissible en dehors des transmissions par les cellules. Il mène une réflexion scientifique… il a travaillé sur les anticorps etc.

FM : Il y a aussi la question de l’oreille absolue, je n’ai pas l’oreille absolue, donc même si j’entends bien les rapports, parfois je me décale, vous croyez que les dictées sont plus faciles quand on a l’oreille absolue ?

TE : Ce n’est pas grave, l’oreille absolue. Moi je l’avais mais je suis en train de la perdre.

EM : C’est une question de mémoire, d’association entre un son et un nom.

TE : Oui. Mais moi, je joue sur des instruments qui sont à 417… 392… 450 ! [tout le monde rit].

FM : Il y a les tempéraments qui changent [ils rient]

TE : Quand j’avais quinze ou vingt ans vous ne m’auriez jamais surpris avec un la qui aurait été de travers, mais récemment, une fois, je ne savais plus si j’étais à un demi-ton ou un quart de ton. Je ne me tromperais jamais sur le rapport qui ne change pas, il y a une visualisation, ça peut être des émotions entre deux notes…

FM : Oui. Moi je vois le clavier.

TE : … et puis il y a des gens qui voient des choses qui n’ont rien à voir.

FM : Des couleurs…

TE : Je ne sais plus pourquoi je disais ça…

EM : … on parlait du temps à l’origine…

TE : Oui. C’est cela. L’oreille du temps, c’est l’imagination, c’est une sorte d’oreille, c’est une partie de l’oreille intérieure, et moi, je m’imagine, et je sais l’équilibre formel que quinze minutes vont représenter.

FM : Quand on compose on a tendance à être la tête dans le guidon et à oublier…

TE : Et ça, ça s’entend aussi ! Une oreille imaginative du son, des flux, des montées des descentes, des climax, que toute pièce va avoir, il va falloir les entendre… les mettre en relation les unes par rapport aux autres… et à l’intérieur se dessinent les harmonies, le rythme. Là, le problème, c’est la forme.

EM : La conscience du temps.

TE : C’est l’oreille de la forme. C’est pour cela que, lorsque j’ai été nommé au conservatoire de Paris, j’étais tout jeune, j’avais vingt-cinq ans, j’ai demandé à créer cette classe de forme.

EM : Et avec l’orgue qui est un instrument avec une grosse mécanique, il y a aussi une question de gestion du temps.

TE : Oui. Alors l’orgue par contre, c’est de l’espace. C’est une question d’espace. De spatialisation. Vous faites sortir des sons n’importe où… c’est un rapport à l’espace.

EM : Et vous visualisez un espace ?

TE : Oui. Et puis il y a l’espace entre les claviers…

EM : C’est cela… J’ai tout ce qu’il me faut maintenant je crois. Merci ! C’était vraiment passionnant !

[1] https://www.conservatoiredeparis.fr/fr/departement/ecriture-composition-et-direction-dorchestre

[2] http://blog.bnf.fr/gallica/index.php/2012/04/17/les-manuscrits-musicaux-de-beethoven/

[3] https://www.olyrix.com/artistes/9196/olivier-py/biographie

[4] https://www.theses.fr/230179436

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