Entretien avec Sarah Nemtanu, Violoniste
(26.05.2015, Fait par Ellen Moysan, à Paris, France)

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Puisque je suis chez toi et que je viens de faire la connaissance de ta sœur qui était de passage avec son violon, je vais commencer par te demander de me parler un peu de ta famille. Déborah et toi êtes violonistes toutes les deux, est-ce que vos parents sont aussi musiciens ?
Oui, ma mère était chanteuse et mon père est premier violon à l’orchestre de Bordeaux.
Et vos grands-parents ?
Absolument pas ! Mes parents sont la première génération de musiciens.
Vous êtes aussi originaires de Roumanie, d’où exactement ?
De Bucarest. Il y a eu un pic d’antisémitisme sous Ceausescu et, à ce moment-là, on facilitait les visas pour que les familles juives s’en aillent. Ma famille a donc émigré en 79 en Israël, ma mère suivant mon père, avant d’aller en France lorsque mon père a gagné le concours de premier violon.
Et puis tu es né et tu as suivi sa voie. Est-ce que c’est lui qui t’a enseigné le violon ?
Jusqu’à 14 ans, oui. Mais ma sœur et moi avons aussi été une fois par semaine dans une école spéciale créée par Robert Papavrami (d’origine albanaise) et qui comprenait une douzaine d’élèves triés sur le volet : le centre Pierre Rode à Gradignan
Qu’avait-elle de spéciale ?
Je n’ai pas été totalement éduquée là dans le sens où je n’y allais que très peu (une fois par semaine pendant deux ans et demi alors que les autres y allaient tous les jours pendant cinq ou six ans). Cela dit je peux quand même dire qu’elle enseignait la musique selon les méthodes de l’Est et suivant un programme scolaire particulier : violon de 9h à 12h, ensuite école normale l’après-midi. Nous suivions une méthode un peu à la dure, soviétique.
Comment cela ? Qu’est-ce que cela veut dire « soviétique » ?
Et bien, comme dans n’importe quelle discipline comme le sport ou la danse, on ne se pose pas la question de savoir s’il va y avoir du résultat et si ça va bien se passer : il va y avoir du résultat et ça va de toute façon bien se passer parce que tu n’as pas le choix.
Mais il y a du résultat parce que « you can do it », c’est-à-dire qu’on donne une mentalité un peu à l’américaine, ou bien est-ce que c’est plutôt « tu vas y arriver parce que tu vas fournir tout le travail nécessaire pour que ça fonctionne » ?
Hum… c’est plutôt « tu vas y arriver parce que tu vas travailler comme un chien ». Tant que tu n’y arrives pas, tu continues de travailler. On fait en sorte que le geste, quel qu’il soit, soit ancré comme le fait de boire un verre d’eau.
Naturel, donc.
Oui… mais à force d’insistance quand même.
D’exercices répétés ?
C’est cela : de rabâchage, d’exercices pour former la « technique ». Dans ces écoles on se concentre sur le travail individuel et on n’aborde pas la musique de chambre avant ses vingt ans alors qu’il s’agit de quelque chose de fondamental dans les autres écoles occidentales de l’ouest.
Pourquoi est-ce qu’on n’en fait pas pendant si longtemps ?
Parce qu’on est formé pour devenir le meilleur, un soliste donc. On forme des bêtes à concours. Dans un certain sens c’est politique : la seule porte de sortie de ces élèves est de faire des concours internationaux, emporter de bonnes places voire la meilleure, gagner un peu d’argent, et surtout se faire connaître pour ainsi éventuellement sortir du système.
Tu crois que ce besoin de s’échapper est si fort ?
Oui bien sûr ! Et s’échapper de toutes les manières possibles d’ailleurs. Si la musique russe de ces années-là a ce côté si monumental, si large, c’est parce que les compositeurs vivaient dans un état d’enfermement absolument terrible.
Donc les conditions politiques dans lesquelles on vit influent sur notre art.
J’en suis persuadée oui.
Mais ce système si oppressant aurait pu tuer le désir de musique des artistes au contraire, les étouffer. Au lieu de cela il a formé une quantité d’artistes incroyables souvent parmi les plus grands du 20ème siècle.
C’est vrai que c’est un système destructeur que certains ne supportent pas, et en même temps, pour ceux qui survivent, c’est une manière radicale de mettre en place toutes les choses nécessaires pour pouvoir ensuite s’exprimer et faire sortir ce qu’on a en soi.
Il y a donc un danger à courir : celui de jouer avec le sens artistique de l’enfant et de le tuer. Qu’est-ce qui pousse à continuer à ton avis ?
D’abord on joue parce que, malgré la pression de ce système dirigé vers les concours, les enfants trouvent quand même du plaisir à s’impliquer. Il y a des récompenses tu sais : tu voyages, tu fréquentes des gens intéressants… Ensuite, le sens artistique se développe malgré tout parce que je crois qu’il est déjà là, comme un instinct animal. Souvent, les parents de ces enfants sont musiciens eux-mêmes, les enfants ont donc baigné dans un environnement musical, le sens musical est donc comme une évidence.
C’est donc un mélange entre ce que l’enfant est, et son milieu qui le favorise.
Voilà. Le milieu pousse beaucoup. Par plein de petites choses. On fait écouter de la musique en disant par exemple : « si tu travailles bien tu joueras comme Oïstrakh ».
Ivry Gitlis dit cela dans un documentaire effectivement. Il parle des mères à Odessa qui voulaient toutes que leur enfant devienne un petit Mozart. C’est une attitude assez volontariste mais elle a tout de même le mérite de valoriser la pratique musicale, la musique.
Oui bien sûr. Il faut tout de même faire attention aux excès, moi je crois à la force de l’équilibre. Je suis d’ailleurs contente d’avoir reçu cette formation de l’Est mais aussi, et surtout, l’enseignement de mon père et la formation française dans la tradition de Gérard Poulet. Cela me permet d’être aujourd’hui attirée autant par l’orchestre que la musique de chambre ou l’expression en soliste.
Qu’est-ce qui t’attire dans l’orchestre ?
Ce qui me plaît ? C’est qu’il s’agit d’un mini-monde : cent personnes qui représentent toutes des possibilités d’êtres humains. C’est un petit village avec ses représentants, ses petits problèmes internes, et le partage de la musique.
Au sens où l’on joue chacun une partie de quelque chose ?
Oui… mais aussi au sens où l’on est ensemble. Tu sais, si tu es soliste, tu es tout le temps tout seul dans l’avion. Avec un orchestre on partage beaucoup, grâce au répertoire commun.
Oui.
Ensuite j’ai beaucoup appris musicalement en travaillant avec l’orchestre. Le fait de connaître des symphonies, de l’Opéra, de la musique de chambre, permet d’aborder la partition soliste d’un concerto différemment.
Parce qu’on se rend compte que c’est plus simple ?
Il y a de ça. On élargit sa vision des timbres aussi. Quand on sait qu’un compositeur a choisi de composer une sonate pour violon et piano après avoir composé telle symphonie par exemple, on comprend la partition différemment. On pénètre mieux le monde du compositeur.
C’est une richesse de plus.
Oui. Et elle est importante parce que c’est le nombre d’influences que l’on reçoit qui fait la force de ce qu’on fait.
« Influences » dans le sens d’avoir écouté des musiques différentes, reçu des enseignements différents etc. ?
Oui, mais aussi d’avoir un bon bagage technique, à la soviétique, très sain.
Comment cela « sain » ?
Avoir une technique pure : jouer juste et avoir un joli son, une main droite placée, irréprochable, être libre.
Tout cela n’est pas instinctif.
Non bien sûr. On l’apprend.
De quelle manière ?
Je crois que c’est surtout en apprenant à travailler de manière responsable, indépendante et objective. Enfant j’ai appris à écouter ce que je faisais et à ne pas reproduire de manière machinale ce que montrait le prof.
S’écouter ça veut dire quoi ?
Savoir à la fois s’arrêter pour corriger et ne pas s’arrêter tout le temps pour reprendre ce qu’on fait parce que l’on est conscient de ce qui est bien et pas bien. Se poser les bonnes questions : est-ce que j’ai un joli son, est-ce que c’est juste, est-ce que c’est assez en rythme ?
La voix aide beaucoup pour cela, n’est-ce pas ?
Oui bien sûr. C’est au prof de savoir enseigner cela : un bon prof est un prof qui sait apprendre à travailler intelligemment.
C’est-à-dire ?
De manière efficace : qu’il y ait un résultat entre le début de la session et la fin, qu’on sente que quelque chose a été acquis. En fait, « bien travailler » c’est utiliser le phrasé pour améliorer la technique.
C’est le phrasé qui est le guide ?
Pour moi oui : je travaille la technique en fonction du phrasé que je vais faire car sans direction, sans architecture dans la construction du morceau, cela ne fonctionne pas. Par conséquent, « bien travailler » c’est s’organiser selon sa vision architecturale de l’œuvre.
Qu’entends-tu par « vision » ?
Tout ce qui est écrit sur la partition constitue comme un ensemble de clef qui sert à construire l’interprétation. Il faut connaître le texte, c’est lui qui importe.
Oui.
Tu sais pourquoi est-ce que l’opéra a mille fois plus de succès que la musique instrumentale ?
Non.
Parce que le texte guide l’auditeur, il y a une histoire, il y a des repères. Nous avons besoin d’histoire. Même être croyant en Dieu, c’est avoir une histoire. Tous les grands compositeurs sont de grand croyants, ils ont une histoire, ils transmettent une histoire. Mon but à moi c’est de la raconter, c’est de parler aux gens avec mon violon, d’être une voix qui explique et qui exprime.
Comment tu fais pour trouver cette histoire ?
D’abord je me renseigne sur le contexte historique : qu’est-ce qui s’est passé cette année-là, pourquoi il a composé etc. Ensuite il faut un minimum d’analyse harmonique. Puis on se lance. L’humain a besoin de repère tu sais.
C’est vrai.
Avoir des repères, transmettre des repères, ça rassure et ça construit, ça permet la liberté. Le néant est angoissant, on s’y perd. Lorsqu’on a des repères on peut passer d’un point à un autre en toute clarté, sans s’abîmer.
S’ « abîmer » dans quel sens ? Se faire mal ?
Non, sans s’enfoncer, sans se perdre.
Tu es en train de dire qu’on peut s’enfoncer, s’abîmer dans une musique ?
Oui bien sûr ! Parfois c’est même fait exprès : le compositeur veut qu’on s’ennuie, il y a du vide. Par exemple Schubert, il met de la répétition, il nous ennuie volontairement.
Pourtant, on dit qu’il faut être attentif à maintenir l’attention en permanence, c’est paradoxal !
Oui, il faut maintenir l’attention, et oui Bach, Mozart, Schubert sont de grands compositeurs, mais cela ne les empêche pas de faire des choses moins intéressantes que d’autres, d’écrire des choses qui ne sont pas intéressantes à la note près. Je crois qu’il faut faire attention à ne pas surinterpréter : tout n’est pas tout le temps pensé et beau dans ce qui est écrit. Il y a des choses plus ennuyeuses, il y a du rien, et il faut jouer ce rien comme tel.
C’est à l’interprète d’exprimer cela ?
Oui, il n’a pas à combler le vide mais à le faire exister, à le sublimer.
Alors pour toi l’œuvre est à l’image de la vie : on n’est pas dans le beau et le sens en permanence : on traverse des passages à vides, des moments plus obscurs que d’autres…
Exactement ! Les compositeurs avaient une vie : ils voyageaient, ils allaient à des soirées, ils lisaient, ils aimaient d’autres choses que faire de la musique. A travers leur musique, ils exprimaient tout cela.
Donc lorsque tu lis de la musique tu vois des scènes, des paysages, des images de la vie comme cela ?
Bien sûr ! D’ailleurs, ça a un petit côté kitch de dire ça, mais les plus grands chefs – Leonard Bernstein, Kurt Masur, Andris Nelson aujourd’hui, utilisent des images pour trouver une sonorité, un timbre. Je me souviens d’une fois où je travaillais le « scherzo » de la Septième de Beethoven avec Andris Nelsons
tout d’un coup il a dit : « vous jouez le début du thème comme si j’étais sur une route tranquille avec ma petite Rolls, le coude sur la fenêtre, détendu. Ce n’est pas ça : c’est une voiture de course, il faut avoir les deux mains sur le volant, être concentré sur la route comme un champion ». Cette manière de dire les choses a tout changé immédiatement.
Evidemment.
Je trouve que c’est une preuve d’intelligence, d’humilité, et d’humanité que d’utiliser des exemples qui ont l’air anodins pour faire comprendre ce que dit la musique. La musique, c’est la vie : quand tu entends la Symphonie Pastorale de Beethoven par exemple, tu vois vraiment l’orage, la nature etc.
Oui tout à fait !
Tu auras certains compositeurs qui diront qu’il ne faut pas toujours chercher des images, que la musique n’est parfois qu’une construction harmonique abstraite. Je crois que ce n’est pas vrai. Le caractère est essentiel, il faut qu’il y ait un sens. Il n’y a pas de vérité de l’œuvre mais il y a un sens à donner.
Il n’y a pas de vérité interne à l’œuvre, c’est ça que tu veux dire ?
Oui… complètement ! Nous interprétons toujours l’œuvre, elle est toujours filtrée.
Mais s’il n’y a pas de vérité, qu’est ce qui fait qu’une interprétation est juste ?
Elle est libre, on a le sentiment que c’est naturel, sincère. Lorsqu’on joue on exprime nos choix qui reflètent notre conviction personnelle. A ce moment, ça ne peut qu’être juste.
Ce que tu dis concerne la musique écrite. C’est différent pour l’improvisation. Est-ce que tu improvises aussi ?
Je l’ai fait dans la piste « Will soon be a woman » d’Ibrahim Maalouf par exemple.
Je m’y mets un peu mais c’est vrai que, pour un musicien classique qui ne travaille qu’à travers le support, c’est difficile.
Pourquoi ?
Le musicien classique se lâche seulement à travers la partition qui est une espèce de canevas où chaque petit trou correspond à une note, un rythme, et si il se trompe de note, c’est raté. L’improvisation est un tableau vierge, l’instrument est le pinceau et on fait le dessin soi-même. Lorsqu’on a l’habitude que le tableau soit pré-rempli, l’habitude d’avoir l’aiguille, le fil, tout bien préparé pour le canevas, on se sent désemparé. L’improvisation est un autre monde.
Il t’attire ?
Enormément. En fait l’improvisation, le jazz, c’est ce que j’écoute le plus chez moi.
Pourquoi ?
Parce que ça me repose. En fait, comme j’ai l’oreille absolue, ça me repose d’écouter une musique dont je ne peux pas prévoir le déroulement, où je ne m’attends pas à quelque chose (une cadence parfaite etc.). C’est tellement plus riche et inattendu que c’est la seule musique qui me repose vraiment.
Tu veux dire que l’oreille absolue fait qu’on s’attend à ce qui vient après ?
Non mais on entend quand c’est faux, on entend quand c’est harmoniquement mal fichu, quand ça ne va pas rythmiquement. Du coup, certaines musiques pop sont vraiment insupportables à écouter.
C’est vrai que c’est parfois vraiment bas…
Je ne sais pas si tu as entendu parler de cette étude mais j’ai lu un article qui disait qu’à 440, la fréquence attirait plus l’oreille humaine que 442 (tonalité classique du diapason). En pop et en musique de film ils utilisent le 440.
Non je n’ai jamais entendu cela… mais puisqu’on parle de musique de films, j’en profite pour te demander comment tu as rencontré Armand Amar que j’ai vu il y a quelques semaines et qui m’a mise en contact avec toi.
Ça s’est fait à travers le violoncelliste Grégoire Korniluk qui travaillait pour lui depuis longtemps déjà, ensuite il y a eu le projet du Concert, et maintenant je participe pratiquement à tous ses projets.
J’étais très intéressée à le rencontrer parce que je trouve qu’il y a vraiment quelque chose qui touche immédiatement dans sa musique.
Oui, parce qu’il a compris les timbres, quand il faut mettre des percussions, il aime les instruments du monde et réussit à universaliser la musique à travers cela en touchant à la préhistoire de l’humain.
C’est cela. Est-ce que cette collaboration, mais aussi le fait d’écouter d’autres musiques telles que le jazz que tu évoquais tout à l’heure, influe ta manière de travailler des partitions classiques ?
Un petit peu… dans le sens où les musiques improvisées apprennent à avoir plus de liberté, de naturel, tout en restant dans un cadre donné. Je trouve qu’on apprend aussi à ne pas se formaliser.
Comment cela ?
Et bien, si on fait une fausse note en jazz par exemple, on peut en faire un appui pour aller vers autre chose, jouer avec. De même, si on se trompe on continue quand même.
Finalement on va de l’avant « envers et contre tout ».
Oui c’est cela. Tu vois, avec le disque on a l’obsession du parfait, on peut tout régler pour obtenir ce qu’on veut. Du coup il y a un décalage entre ce qu’on peut entendre sur un disque, et ce qu’on entend sur scène. On finit par avoir soi-même du mal à tolérer les imperfections. Je trouve cela dommage. C’est pour ça que j’ai voulu enregistrer le concerto de Tchaïkovski en live.
Je comprends. Mais cela veut-il dire qu’il faille condamner le disque ?
Pas du tout ! Il est très important que les musiciens soient modernes, qu’ils sachent utiliser les moyens qu’ils ont (par exemple faire des clips pour valoriser la musique) afin de contribuer à faire aimer leur art. Ils ne sont pas là pour faire les stars sur une scène. Cependant, il ne faut pas non plus que tous ces moyens dénaturent l’art.
Comment cela ?
C’est comme le théâtre et le cinéma. On ne peut pas penser que le cinéma a remplacé le théâtre et qu’on peut s’en contenter. Il y a aussi une magie du théâtre, une magie de ces acteurs qui savent leur texte par cœur parce qu’ils l’ont répété, qui bafouillent mais ce n’est pas grave, qui viennent en costume, qui jouent dans une pièce spécialement conçue pour ça… et qui fait que c’est « vrai » en fait.
Ce sont deux choses différentes.
Voilà. On peut choisir d’utiliser le CD pour lui-même, pour ses vertus propres qui sont différentes de celles qu’a un véritable concert. C’est ce qu’a fait Glenn Gould lorsqu’il a construit ses enregistrements selon un idéal musical qu’il avait.
Donc il est important à la fois de valoriser le CD, et les concerts.
D’autant plus que la musique ne plaît plus maintenant. C’est devenu un véritable défi d’amener les gens aux salles de concert.
Pourquoi ?
Parce que ce n’est pas harmonique. Ça n’accroche pas. On invente donc de nouveaux moyens : on ajoute de l’image au son, on fait des concerts pédagogiques etc.
C’est dommage qu’il y ait eu ce décrochement avec le public.
Oui. Il y a de vrais amateurs de la musique contemporaine mais un public très restreint.
C’est aussi parce que notre culture ne valorise pas la musique n’est-ce pas ? Lorsque j’ai habité Prague j’ai vraiment été frappée de voir qu’il y avait de la musique partout, que la musique classique semblait plus valorisée, plus appréciée, qu’on s’habillait pour aller au concert.
Le décrochement touche effectivement toutes les musiques. Les gens ont généralement peu de culture musicale.
Et pourtant on a tous une petite initiation à l’école.
Je pense qu’il y a des raisons politiques aussi. Tu sais qu’il y a des gens qui font la queue toute la nuit pour inscrire leur enfant au conservatoire dans certains endroits ? Cela veut dire qu’il n’y a pas assez de place en conservatoire.
Mais comment ça se fait ?
C’est une volonté politique. Les politiques actuels ne s’intéressent pas à la culture… en tout cas pas à la musique classique. Ça les ennuie. Ça ne les attire pas. Après je peux le comprendre aussi.
Oui et non. Connaître et savoir apprécier la musique fait aussi partie de la culture de base que des politiques devraient avoir. C’est comme savoir apprécier un bon vin en entreprise. C’est une partie de l’éducation. L’art n’a pas qu’une fonction récréative, c’est aussi ce qui raffine le goût, la personnalité…
Voilà. C’est un rappel de l’histoire aussi.
En quel sens ? Parce que c’est notre passé européen ?
Oui. Et puis parce que l’histoire et la musique sont très entrelacées. L’Hymne à la joie de Beethoven est quand même l’hymne européen.
C’est vrai.
Les choix musicaux sont politiques, les choix politiques peuvent passer par la musique. Ne pas aimer la musique c’est donc fermer une partie de sa connaissance de l’histoire, surtout européenne. Lorsque Dvorák est partie de Tchécoslovaquie pour aller aux USA et qu’il a composé la Symphonie du Nouveau Monde, il nous dit la nostalgie de son pays, de son histoire, de ses paysages.
C’est un rappel géographique aussi. Par exemple, lorsqu’on entend La Moldau on visualise vraiment ce fleuve magnifique qui traverse Prague.
Exactement. En fait on peut vraiment revivre notre histoire, notre pays à travers la musique. Chostakovitch est celui qui a fait parler la seconde guerre mondiale par exemple. Dans Leningrand on retrouve le sarcasme, les bombes, les mitraillettes, l’ironie, le vide, la mort, l’atrocité, le diable, tout !
On a joué récemment la 8ème de Chostakovitch : le premier mouvement dure 25 minutes, il est en mineur, puis il continue sur le deuxième mouvement qui est un peu mécanique parce qu’il représente les trains, puis il y a les hautbois qui rentrent ; tout est mineur, sombre, le passage du quatrième mouvement au final se fait par un accord majeur pur absolument hallucinant.
A ce propos, le chef qui nous dirigeait nous a raconté une histoire : un violoniste qui avait côtoyé Chostakovitch lui avait dit « cet accord majeur est absolument magnifique », et Chostakovitch lui aurait répondu : « si vous savez combien il m’a coûté ». Il avait écrit cette symphonie après la bataille de Stalingrad qui avait vu les russes gagner et qui était donc liée à l’espoir des russes de ne pas se faire envahir par les nazis. Paradoxalement, il avait écrit cette symphonie de façon très sombre. Au contraire, la Septième dont je te parlais avant, Leningrad, écrite en plein déclin, est très positive.
Il y a une sorte de chassé-croisé entre les deux.
C’est cela, il y a une opposition entre l’événement et l’écriture de l’œuvre. Quelque part c’est là un signe de liberté : Chostakovitch prend la liberté de décider d’être positif quand on ne s’y attend pas, et au contraire plus sombre quand on attendrait une œuvre lumineuse. C’est comme s’il nous disait : « je ne suis pas le flux, ça m’oppresse donc je fais le contraire ». C’est comme un besoin de contrôler les choses malgré tout. Bartók aussi, dans le mouvement lent de son concerto pour violon il demande au violoniste d’aller très très haut sur la quatrième corde. C’est écrit.
Il voulait une couleur particulière ?
Non… pas une couleur. Il veut quelque chose d’étranglé. Sur la quatrième corde ça ne sonne pas bien et il fait cela exprès.
Quand tu vois une intention particulière du compositeur comme ici, est-ce que tu chantes pour t’aider ?
Ça dépend. Dans Mozart oui. Il est vraiment le génie de l’opéra et ça se sent même dans sa musique instrumentale. Dans le Concerto en la majeur par exemple, il fait une petite introduction de deux lignes, et ensuite il reprend avec comme indication « allegro aperto », c’est vraiment une scène d’opéra ici.
Donc tu chantes quand tu as l’impression que ce pourrait être quelque chose de lyrique ?
Oui mais pas seulement. Je chante pour trouver l’intention aussi : la respiration, les appuis, le bon caractère. Le compositeur lui-même, lorsqu’il écrit, il se chante quelque chose.
Toujours ?
Non, c’est vrai que la musique spectrale par exemple, est écrite pour autre chose. On peut écrire pour l’ambiance que ça dégage, pour l’exploit d’écriture…
… mais écrire pour l’exploit c’est vraiment une autre approche de la musique… Merci beaucoup pour ta vision enthousiasmante et passionnée qui vient enrichir ce recueil de témoignages. Pour finir je voudrais juste ajouter cette magnifique scène du film Le Concert, du réalisateur roumain Radu Mihaileanu, où l’on t’entend jouer le Concerto de Tchaïkovsky, merci !