Entretien avec Raphaël Pidoux, Violoncelliste

(11.02.2013, fait par Ellen Moysan à Paris, France)

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Né en 1967

Prix du CNSMDP, 3ème prix au concours de Leipzig, gagnant du concours de Munich.

Elève de Roland Pidoux, Philipe Müller, Janos Starker.

Membre du Trio Wanderer

Professeur au CRR de Paris.

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Projet de mécénat musical soutenu par Raphaël Pidoux

http://participation-talentsetvioloncelles.org/

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Je viens vous voir pour parler de la question du « chant intérieur ». Cette expression ne me satisfait pas tellement mais je n’ai pas trouvé mieux. Qu’en pensez-vous ?

Justement je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire par cette expression de « chant intérieur ». Le questionnement est intéressant mais il faut faire attention à ce phénomène souvent utilisé par un(e) gourou ! C’est un peu comme la médecine de la musique, On va voir un type parce qu’on a mal quelque part et il commence à vous poser trois milles questions, à vouloir vous montrer les mouvements qu’il faut faire alors qu’un autre va vous soulager exactement là où vous avez mal ! On connaît notre métier. Il faut bien encadrer la question.

Personnellement j’ai commencé à m’intéresser à cette question parce que j’ai dû tout réapprendre autour de 20 ans. C’est donc par la question de la posture que je suis entrée dans cette problématique. J’ai réappris avec une professeure russe qui m’a fait beaucoup évoluer. Pensez-vous que ces différentes écoles influent sur la constitution de l’écoute intérieure ?

Je ne sais pas. Pour la tenue il y a des règles de bases comme pouvoir se lever sans basculer le torse, respirer, la position du pouce de telle ou telle manière. Par exemple Janos Starker, disciple de Léo Weiner ainsi que tant d’autres font partie d’une filiation qui est celle de la détente mais il y a aussi d’autres manières de faire. Ce qui est sûr c’est que nous avons trois cents ans de règles, que tout a déjà été dit dans les traités…

Les recherches sont inutiles ?

Justement très utiles. Mais il faut adapter. En fait les choses sont assez simples : il suffit de suivre les lois de la nature.

Est-ce que le don est un présupposé nécessaire ?

Je ne crois pas. On peut faire une grande carrière sans avoir beaucoup de dons naturels. Parfois au contraire on est très doté mais la timidité empêche de s’exprimer. Le problème est surtout de savoir ce qu’on fait de son don lorsqu’on en a un. En fait, sauf s’il y a de la casse les enfants doués se révèlent forcément.

Qu’est ce qui peut poser problème alors ?

Une mauvaise gestion du travail, un manque d’autonomie, peut-être l’obstacle majeur à l’émergence du bon musicien. Parfois c’est aussi la situation familiale trop compliquée qui fait que les enfants abandonnent. Il y a beaucoup de facteurs complexes. Parmi ceux-ci le fait de ne pas savoir s’évaluer fait plafonner  dans le développement technique par exemple. Je dirais qu’il faut parvenir à une correspondance entre la virtuosité et le message, alchimie qui n’est pas évidente.

Alors les critères de réussite ne sont pas forcément le matériau de départ.

Non bien sûr. Les rencontres sont très importantes, la filiation dans laquelle on peut se situer. Ensuite il y a la pratique elle-même, notamment la musique de chambre. C’est l’expérience plus que tout qui fait le bon musicien et trop étudier ne sert donc pas à grand-chose.

C’est-à-dire ?

On a normalisé le système en mettant les conservatoire au système 3+2 mais trois ans d’études est souvent amplement suffisant avec le même professeur. Il faut pratiquer, et s’expérimenter à jouer surtout.

Que pensez-vous du système français ?

C’est un système pyramidal avec le CNSM de Paris et Lyon au sommet. Il a nécessairement ses limites notamment le fait qu’on puisse avoir du mal à trouver sa liberté dans l’enseignement à cause d’une pression hiérarchique trop forte par exemple. Il faudrait être plus responsable de sa classe, choisir ses élèves. Ensuite la sortie du conservatoire est une période vraiment difficile à gérer. Cela n’a rien à voir avec l’Allemagne par exemple.

Qu’est ce qui fait la différence ?

En Allemagne lorsque l’on cherche du travail, on a des cahiers de traits d’orchestre, le recrutement se fait par concours avec des critères bien précis et ce sont souvent les musiciens du rang qui choisissent le nouveau après une période d’essai à durée déterminée.

L’orchestre a donc tout un fonctionnement qui valorise le bon musicien.

Oui. C’est important de bien responsabiliser les musiciens d’orchestres. Être instrumentiste à l’orchestre est le plus beau métier du monde mais il est malheureusement trop souvent considéré comme une roue de secours, ou une mauvaise réponse à une carrière de soliste ratée !

Oui d’accord. Si l’on veut se distinguer personnellement le problème est ensuite qu’il ne suffit pas d’être bon : il faut ensuite savoir se vendre, être vendu, par la presse et notamment accueillir de bonnes critiques. Est-ce que la critique d’art remplie bien son rôle ?

Je suis assez perplexe à ce sujet. C’est un peu trop souvent des gens qui ignorent tout du métier. En ce moment en France il n’y a que quatre critiques qui vivent de leur plume. Avant c’était les compositeurs qui étaient critiques d’art. Ils connaissaient donc quand même bien leur métier. Si seulement on pouvait lire des critiques constructives…

Peut-on comparer avec la situation allemande ? Elle a l’air tout de même plus dynamique.

Il faut dire que là-bas la musique est une puissance économique. Il y a énormément d’orchestres professionnels, largement plus qu’en France.

 Quelles en seraient les raisons ?

C’est une question historique avant tout et choix de politique culturelle.

Est-ce qu’on peut penser le choix de  jouer/enseigner comme une alternative ?

C’était le cas auparavant mais à présent cette alternative n’est plus du tout valable ; les carrières à l’ancienne sont finies. Dommage d’ailleurs ! Autrefois les musiciens à cordes faisaient partie d’un orchestre car l’orchestre était un enrichissement. Enseigner était plutôt mal considéré alors que c’est justement l’occasion de se remettre en question, un moyen de survie, de transmission.

Comment envisagez-vous votre rôle de professeur ?

L’enseignant est là pour donner les clefs le plus vite possible.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Il doit rendre son élève autonome en lui donnant une bonne méthode de travail (principes et exceptions) car l’élève n’est pas la propriété du professeur. L’exemple typique de cela est celui des doigtés et des coups d’archets. Il ne faut pas les recopier sans comprendre exactement ce qu’on fait. On doit donc aussi pouvoir les changer s’ils ne conviennent pas. Après il faut transmettre l’envie de se donner totalement à ce qu’on fait.

La méthode Suzuki serait un moyen d’aller directement à l’instrument et ainsi de donner un plaisir plus immédiat, que pensez-vous d’elle ?

Elle est redoutablement efficace et il faut s’en inspirer. Le souci est qu’elle rend difficilement autonome. Normalement il faudrait pouvoir exprimer ce dont on a envie personnellement.

Comment cela ?

Le vibrato est un exemple très frappant. Il ne s’apprend pas, il est en nous. C’est un ornement et non pas un élément musical permanent ; comme disait Pierre Fournier : « il faut faire fleurir le vibrato ». De même qu’il y a plusieurs types de musiques, il faudrait avoir plusieurs types de vibrato (un vibrato serré, un autre plus relâché…). Or, c’est une chose très difficile à faire passer dans l’enseignement et particulièrement avec certains qui ont tendance à faire toujours le même vibrato faute de comprendre vraiment son enjeu dans les différents contextes musicaux.

Lorsque je suis allée au Japon j’ai été très surprise de constater que la musique classique n’avait pas pris comme je le pensais. La musique classique est toujours considérée comme occidentale et est malheureusement très élitiste. Que pensez-vous du cas japonais ?

Là-bas le musicien est très considéré ; à l’inverse, les enfants ne sont pas souvent tolérés dans les salles de concerts… Les étudiants japonais que j’ai ont l’extraordinaire faculté de se sentir bien là où ils sont mais il est néanmoins difficile pour eux de changer quoi que ce soit. Il doit y avoir quelque chose d’indélébile dans l’éducation reçue qui empêche cette souplesse.

Est-ce que la musique classique vous semble plus démocratique en France ?

Je ne crois pas. Là aussi c’est un peu l’élite. J’ai des élèves qui ne viennent pas m’écouter en concert parce que les salles sont trop chics, trop snobs. Il y a des pays où la musique fait davantage partie de la vie. En Hongrie par exemple, les enfants apprennent 200 chants populaires à l’école  alors qu’en France on en sait trois ou quatre pas plus!

Il faudrait diffuser cela dans des milieux moins favorisés alors. C’est un peu ce qu’on a fait en construisant des salles partout non ?

Les salles des maisons de la culture ? C’est une catastrophe en fait. Elles sont souvent petites, ni bonnes pour la danse, ni pour le théâtre, ni pour la musique. En fait nos salles modernes coutent de plus en plus cher et les cachets des artistes diminuent de plus en plus !

Autrement il y a la solution de la pratique chez les jeunes enfants, un peu comme ce qui a été fait en Amérique du Sud.

Oui mais justement, la démocratisation de la musique peut avoir quelque chose de terrible. On fait croire aux gens qu’il suffit de s’y mettre pour devenir une star mais le travail du musicien est ardu. Les enfants en Amérique du Sud que l’on cite souvent en exemple passent en fait leur journée sur leur instrument ! Il n’y a pas de « starAc » pour les instrumentistes, ça se saurait ! Ne s’attendant pas à un tel investissement ceux d’ici se bloquent et ne vont pas loin. Il faut du temps, de la passion, savoir où l’on est, ce qu’on veut, où aller, et ce qu’on vaut pour réussir.

Oui. C’est particulièrement frappant avec le travail de la justesse. C’est un recommencement permanent, une lutte sans fin.

Oui, la justesse est vraiment la base pour nous.

A quoi est dû le fait de jouer faux, à une mauvaise oreille ?

Je ne crois pas. C’est souvent une question de manque de contrôle, et d’éducation.

Quels seraient les petits trucs pour s’améliorer ?

Pour jouer juste il faut exercer l’oreille avant tout. Il faut donc éviter les absurdités du genre du scotch sur le manche.

Ce travail est une partie importante de la question du son, de sa qualité etc.

Oui. L’écoute en est la clef.

Est-ce qu’on peut s’aider du CD pour améliorer sa sonorité ?

Oui et non car la radio ment un peu dans le sens où elle reproduit des sons qui ne correspondent pas à la réalité.

C’est un travail entre soi et l’instrument alors. Et en même temps c’est indépendant de l’instrument. Cela m’étonne toujours de voir qu’un autre musicien a un son totalement différent  du mien sur mon violoncelle à moi.

Mais c’est normal ! C’est une question d’écoute là encore. Chacun garde sa sonorité.

A quoi est-ce dû ?

Je ne crois pas qu’on puisse le dire exactement. C’est un équilibre entre le poids du bras et la vitesse, le temps de réaction à l’attaque un peu comme le pincé au clavecin, une manière propre à chacun de mettre la corde en résonance. La recherche de sonorité est comme le travail manuel du potier qui galbe son vase. C’est comme  notre propre voix (intérieure !), chacune a un timbre différent.

Est-ce que c’est surtout l’archet qui le détermine ?

C’est par lui qu’on maîtrise la tension et le rebond c’est-à-dire la durée de vibration qui donne la chaleur du son. La main gauche joue aussi car la pâte du son vient également du volume de la main : la paume carrée donne plus de son par exemple. Selon ce qu’on est on a une sonorité différente, ensuite c’est une question de technique.

Oui c’est vrai. Quand je suis passé de ma tradition française à l’enseignement russe j’ai modifié ma tenue d’archet et mon son a totalement changé. Pourtant, la nouvelle tenue avec la main moins suspendue pose des problèmes à mon avis, pour jouer Bach par exemple. Elle donne un son trop plein.

 Dans l’idéal il faudrait pouvoir être polyvalent c’est-à-dire changer sa technique selon ce qu’on joue.

Comment faites-vous travailler Bach justement ?

Je crois que c’est le plus facile. C’est une œuvre qui met directement face à l’autonomie. En fait il suffit de suivre la courbe logique. Il y a quelque chose d’éternel dans ces pièces, quelque chose qui a toujours plu et fait en sorte que l’on n’a jamais cessé de se pencher dessus.

Ah bon ? Mais je croyais que c’était Casals qui l’avait découvert !

Oui, il y a cette histoire du marchant de partitions. En fait on jouait Bach depuis longtemps mais pas forcément en concert. Mendelssohn, Schumann, tout le monde le connaissait. Évidement on n’avait pas forcément les armes pour le faire bien mais ce n’était pas inconnu.

On a peut être retrouvé des choses avec la tradition des baroques.

Oui. A un moment on a bien décortiqué les choses et maintenant, arrivés à la troisième génération les baroques savent tout faire. Ils se posent moins de question à tort ou à raison !

Est-ce que ce mode de jeu pose des problèmes ?

Oui. Pour la diffusion sonore notamment. Il est difficile de garder une esthétique baroque dans les grandes salles. Jouer une viole de gambe dans une salle de 1500 places est antinomique.

Est-ce que c’est une tradition bien ancrée maintenant ?

En Europe oui. Il y a toujours des poches de résistance comme la Russie, les USA.

Que donne la pratique de la musique classique aux USA ?

A mon avis l’évolution est lente là-bas. Avant les européens étaient bien accueillis et diffusaient donc bien leur savoir. A présent ça manque d’échanges. C’est très compliqué d’aller jouer là-bas. Ces pays se referment sur eux-mêmes peu à peu  alors qu’ils étaient à l’avant-garde il n’y a pas si longtemps !

Pour les échanges vraiment internationaux il ne reste plus qu’à regarder des vidéos. Cela dit parfois il y a des effets étranges. Par exemple avec les gros plans on voit les musiciens de très très près et ça a presque quelque chose d’indiscret. On voit vraiment ce que le musicien ressent sur ses traits !

Bon, oui mais d’un autre côté c’est assez nouveau d’avoir des musiciens si expressifs (sur leur visage) et c’est loin d’être nécessaire. Autrefois on avait des orchestres entiers où l’on ne montrait rien et qui étaient d’une très grande sensibilité. Il n’y a pas de lien direct entre les deux et trop d’expressivité est en fait une crispation.

Ah oui ?

Cette manière de tout montrer sur le visage peut aussi être du théâtre. N’oublions pas que le visuel ne doit pas venir avant l’auditif. L’important est ce qu’on entend, pas ce qu’on voit même si l’air du temps nous montre bien souvent le contraire ! Mais en fait ce n’est peut-être pas si nouveau car déjà dans les tableaux du XVe les anges sourient beaucoup trop et ils ont de mauvaises positions à l’instrument !!