Entretien avec Madoka Sato, Flûtiste
(08.07.2012, fait par Ellen Moysan à Yokohama, Japon)

Flûtiste née à Tokyo en 1964
Elève en flûte de Yoshimaru Kinoshita (NHK Symphonie Orchestra/Koh Owada Tokyo philarmonic Orchestra /Kurt Redel Summer Seminar, participation.
Danse baroque Yasuko Hamanaka/Thomas Baird (NYC)
Jazz flute : Hideo Miyata
Jazz Theory Kosho Akimoto
Participation à divers évènements, ensemble pour cloches à Noël, parades, bandes originales pour pièces, création de bandes originales.
Gestion d’un studio de musique appelé « Sound Plan M »
Ensemble Papagano (flûte, violon, piano : Jazz et classique).
http://members.jcom.home.ne.jp/sound-plan-m/index.htm
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Êtes-vous d’une famille de musiciens ?
J’ai un petit frère musicien mais je ne viens pas d’une famille où l’on pratiquait la musique. En revanche on écoutait beaucoup de musique donc j’ai vraiment été baignée dans un environnement porteur. Mon frère Gak Sato qui habite à présent Milan est compositeur mais il est venu à la musique bien après moi. Il a commencé par les arts visuels.
Comment êtes-vous donc venue à la pratique musicale ?
Mes parents m’ont inscrite pour faire du piano quand j’étais toute petite puis à l’âge de 15 ans j’ai changé et je me suis mise à la flûte.
Quand avez-vous décidé d’en faire votre métier c’est-à-dire de vous dédier complètement à la musique ?
Jusqu’à mes 10 ans mes parents m’ont un peu forcée en me disant que je comprendrais quand je serais plus grande. Ensuite j’ai effectivement compris et j’ai décidé de rentrer dans une école spéciale de musique.
Pourquoi ?
Au Japon, le piano est communément vu comme un instrument pour entraîner son cerveau et il me semble que ce n’est pas forcément une vue partagée par les autres pays étrangers. Etant une petite fille un peu trop détendue, lente, je pensais que j’en avais besoin. A l’époque je savais que le piano était un bon moyen pour entraîner mes capacités cérébrales. Il existe au Japon plusieurs façons de travailler son cerveau comme apprendre à compter avec un boulier (anzan), pratiquer les échecs japonais, bien étudier à l’école (anki), ou jouer d’un instrument de musique (travailler les doigts, anpu). Pour ma part j’ai choisi le piano car je savais qu’au piano je pourrais supporter toutes ces heures d’entraînement et je m’amusais à me voir m’éveiller, m’émerveiller et briller au son de la musique.
Qu’est-ce qui vous a attirée particulièrement ?
Lorsque j’avais 12 ans j’étais fascinée par l’orchestre de l’école et je voulais pouvoir y rentrer. Je ne voulais pas jouer à l’orchestre de l’école parce que j’étais décidée à faire de la musique mon métier mais j’avais juste le désir de participer. J’étais également très intéressée par les différentes interprétations des chefs d’orchestre, parfois étrangers, qui venaient nous diriger en ayant tous une vision différente du texte.
C’est étonnant car la pratique orchestrale n’est justement pas ce qui attire en premier les étudiants français. On attend pendant de longs moments que le chef fasse travailler les pupitres, on s’ennuie un peu.
Oui, j’ai déjà remarqué ça chez les musiciens européens mais je pense que les japonais aiment les activités en groupe.
Est-ce que vous vous sentiez des facilités, une certaine spontanéité à l’instrument ?
Pas tellement en fait. Il n’y avait pas de continuité évidente avec mon instrument et c’est plutôt venu avec le temps.
Venons-en à votre pratique quotidienne. En tant que japonaise, comment appréhendez-vous le texte musical classique ?
Le rythme au Japon est toujours exprimé d’une manière hachée, un peu comme si on tambourinait le rythme avec les pieds. Le rythme en Europe pourrait être décrit si on tirait sur l’archet d’un violon. Il y a comme une tension qui nous entraîne vers la dernière note. Le chef d’orchestre, lorsqu’il tape le rythme des mains, tape la dernière note comme s’il la soulevait. Dans une mesure à trois temps, le japonais insistera davantage sur la première croche et le reste sera très plat. Ainsi, sa musique se ressentira plus facilement comme une marche militaire. En Europe, on a l’impression que la dernière croche de la mesure à trois temps est dynamique et vivante, nous donnant envie de faire un tour sur nous-mêmes. Au début j’ai essayé de me mettre au rythme européen et c’est par le rythme et les annotations que je suis rentrée dans le texte.
Comment aidez-vous donc vos élèves à comprendre cela ?
Il faut chercher ensemble où mettre les élans et les phrasés de sorte de retrouver la continuité ainsi que savoir placer la respiration. Le plus important est de comprendre la direction et pour cela il faut saisir le climax et l’alternance de tension et de relâchement. J’essaye de leur faire comprendre la différence avec la musicalité japonaise en chantant et même en dansant sur la mélodie de la pièce étudiée. Ensuite je leur demande quelle est la manière de jouer qui leur plaît. Cela dépend aussi de leur sens musical et de l’aisance que chacun a à appréhender la musicalité. L’expérience mélomane que l’on a peut également aider à comprendre comment on joue quelque chose en général. Après je corrige mes élèves quand les notes ne sont pas bonnes bien évidemment.
Comment peut-on faire la différence entre l’interprétation correcte et celle qui ne va pas ?
Parfois tout est là c’est-à-dire que le rythme est en place, le phrasé est cohérent mais cela reste mécanique et il n’y a pas de musicalité. C’est cette dernière qui indique une interprétation correcte.
Est-ce qu’il est important de connaître le contexte culturel pour saisir cela ou bien est-ce qu’on peut l’appréhender du Japon aussi bien que de n’importe que endroit parce qu’il s’agit d’une musique universelle décontextualisée ?
Bien sûr, la recherche du contexte est très importante. Par exemple la « courante » en six temps, très élégante, dite avoir été jouée lors du couronnement de Louis XIV dans la musique baroque a été un gros choc pour moi car les accents n’étaient pas du tout là où je me l’étais imaginé. Lorsque l’image que nous avons de la musique est différente, la manière de la jouer et de l’exprimer change. Connaître le contexte culturel du morceau permet d’avoir une image du morceau.
Comment vous êtes-vous approprié cette musique alors ?
Au début il s’agissait d’une recherche un peu à tâtons. Je me suis penchée sur des livres pour enfants français et japonais et j’ai remarqué qu’ils étaient différents : les couleurs ne sont pas les mêmes, l’atmosphère générale ne se ressemble pas. Après j’ai regardé des documentaires à la télévision sur les grands endroits touristiques en Europe, des photos etc. Il s’agit d’un travail de l’imagination pour comprendre « comment c’est là-bas ». Bien sûr lorsque j’ai voyagé mon image s’est modifiée et s’est enrichie de la réalité du terrain, mais elle n’a pas complètement changée.
Êtes-vous allée étudier en Europe ?
Je n’ai jamais étudié à l’étranger mais je suis allée en Italie et à New York en voyage. A New York, j’allais écouter du jazz tous les jours et voir des pièces de Broadway. En Italie, j’ai visité beaucoup d’églises et je suis allée à la messe. Le fait de pouvoir respirer l’air local, voir les peintures et les bâtiments sur place et de ressentir à même la peau l’ambiance du pays a été source d’approfondissement et d’enrichissement personnel pour ma musique.
Avez-vous vécu une sorte de choc face à des musiques qui demandaient quelque chose de très étranger à la culture japonaise ? Je pense par exemple à des musiques de Scriabine, ou de Tchaïkovski qui sont comme une explosion d’émotions qu’on imagine à mille lieux de la retenue japonaise.
Dans la mesure où mon environnement familial était marqué par l’étranger, pas réellement.
Et en ce qui concerne vos élèves ?
Effectivement certains élèves ont des difficultés à exprimer leurs émotions par la musique. Ils sont habitués à être plutôt réservés.
Comment procédez-vous alors ?
D’abord je montre, puis j’exagère l’expressivité et peu à peu l’élève suit le mouvement. Ensuite j’ai remarqué que quelqu’un qui s’est marié ou autre, qui a eu des expériences affectives fortes a plus de facilités à s’exprimer. En fait il faut montrer aux enfants comment ils jouent en imitant et en exagérant pour leur faire ressentir ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas. Comme ils sont embarrassés par ce qu’ils jouent ça les réveille.
Est-ce que vous remarquez une sorte de libération par la musique ?
Je ne sais pas trop parce que la relation avec le professeur devenant plus intime les enfants se libèrent de toute façon de plus en plus. En revanche ce que j’ai remarqué avec le piano c’est que plus le temps passe, plus le temps de concentration augmente.
Pensez-vous qu’il y ait des dons musicaux ?
Oui bien sûr. Les enfants doués ça se voit tout de suite.
Comment est-ce que vous le remarquez ?
Il y a un peu deux types d’élèves : ceux qui ont une intelligence musicale et qui apprennent tout de suite mais n’arrivent pas toujours à se laisser entraîner par la musique et baissent facilement les bras devant la difficulté, et ceux qui peuvent parfois apprendre plus difficilement mais sont curieux, ont un bon sens musical et sont dynamisés par la difficulté qui les amène à se dépasser.
Quelle est l’importance de la technique dans l’expression de cette musicalité ?
Disons qu’elle est de toute façon nécessaire pour jouer ce qui est marqué. Cela dit ce n’est qu’un outil au service de l’expression. Si on est accaparé par la difficulté on ne peut pas vraiment dire ce qu’on veut car on n’a pas d’espace. En revanche s’il y a une bonne maîtrise on peut se dédier tout entier au sens.
Est-ce qu’elle est liée à la relation que l’on a avec son corps ; la technique se développerait mieux lorsqu’on est « à l’aise » ?
Il est vrai que le corps doit être relâché sinon on a des problèmes techniques. C’est comme pour la conduite : plus on est tendu sur son volant plus on risque de faire des bêtises. Il faut de toute façon que la respiration puisse passer.
Est-ce que vous voyez une différence entre les adultes et les enfants ?
Je pense que les enfants relâchent mieux leur corps mais c’est aussi parce qu’ils n’ont pas encore trop de force. A la flûte c’est très lié avec la force physique : plus on est fort moins on se relâche facilement.
Parfois le fait d’être écouté par quelqu’un tend l’élève, est-ce que les parents sont présents lors de la leçon ?
Pas toujours, pour cela je laisse les gens très libres, cela dépend des habitudes familiales.
Il y a une influence de cette présence sur le travail des enfants en cours ?
Je crois que les enfants font plus d’efforts quand les parents sont là parce qu’ils ont envie de montrer de quoi ils sont capables.
Quelle méthode utilisez-vous en général ? Êtes-vous plus marquée par la lignée allemande ou française ?
Au Japon, la méthode la plus utilisée est la méthode Bayer (originaire d’Allemagne mais importée des Etats-Unis à l’ère Meiji). Je connais aussi la méthode rose que je préfère à Bayer mais je n’utilise aucune des deux. Pour les élèves débutants au piano j’utilise principalement les méthodes « A Dozen a Day Book » de Edna Mae Burnam (Etats-Unis) “ぴあのひけるよ!ジュニア”de Kohichi Hashimoto(Japon), ピアノ童謡曲集de Kyoko Ikeda (Japon), Streabbog(Compositeur belge qui écrit beaucoup de jolies valses), 25 études Op. 100 de Johann Friedrich Franz Burgmüller.
Organisez-vous des auditions pour que les enfants se produisent devant un public ?
Je n’organise pas d’auditions mais des récitals de fin d’année. Au Japon le récital est un moyen pour présenter son travail de l’année et les progrès de l’élève donc on ne vous évalue pas comme dans les auditions. Je demande à mes élèves de monter sur scène lors de ces récitals pour les encourager dans leur travail quotidien. Je crois que cela permet d’apprendre aussi comment le trac peut modifier sa propre interprétation ainsi qu’une manière de se laisser porter par l’événement. Cependant, il existe bien entendu des auditions auxquelles on peut facilement s’inscrire. Je pense notamment à l’audition PTNA pour enfants : http://www.piano.or.jp/compe/.
En France il ne s’agit pas de quelque chose de très formel et on est en général assez « casual », qu’en est-il ici ? Est-ce que la musique est encadrée par un rituel social ?
L’audition PINA n’est pas si formelle mais je dois dire que déjà en cours, les choses sont assez codifiées : on salue le professeur, on enlève ses chaussures à l’entrée etc. Quand les élèves apprennent le piano ils intègrent également tout un savoir vivre.
Parlons un peu du contexte social de la musique classique au Japon, cela fait combien de temps qu’elle est arrivée chez vous ?
Disons depuis l’ère Meiji : des compositeurs allaient en Europe et il y avait donc des échanges. Ensuite elle s’est implantée un peu par la mondanité et donc les hautes classes sociales. En 1883, le « roku-meikan » a été bâti par le gouvernement japonais pour recevoir des aristocrates étrangers et japonais. Pendant les soirées qu’on y organisait on dansait des danses européennes soutenues par de la musique classique. Cependant, la qualité de l’orchestre était médiocre et les japonais ne réussissaient pas vraiment à bien porter les vêtements occidentaux. Le résultat était donc assez controversé. En revanche, cela fait maintenant 80 ans qu’il y a vraiment une inculturation c’est-à-dire qu’on a des artistes japonais et plus seulement des étrangers.
Est-ce que le gouvernement pousse à la découverte de la musique classique ?
Pas tellement, ici on fait de la musique à l’école de sorte que tout le monde a un peu une première approche mais c’est bien souvent ennuyeux. L’enseignement est généralement assez mauvais.
Est-ce que la pratique de la musique classique est démocratisée ?
Je pense que non. Ici elle a un rôle très social et comme tout est très cher les milieux sociaux défavorisés n’ont pas les moyens de pratiquer un instrument de musique. Après, les classes moyennes qui veulent grimper font souvent faire de la musique à leurs enfants. Je crois que les enfants sont très poussés par les parents.
A quel âge commence-t-on en général ?
On inscrit généralement son enfant vers trois ou quatre ans et ensuite ceux qui continuent sont les élèves portés par une motivation personnelle. Tout se décide en général vers l’âge de dix ans. Les collégiens continuent parce qu’il y a beaucoup de clubs de musique dans les écoles. Les enfants sont poussés à pratiquer dans des structures de groupe. L’envie de s’améliorer joue également beaucoup. Bien sûr il y a une petite baisse de pratique au lycée, notamment lorsqu’on prépare les concours de l’université qui prennent beaucoup de temps, mais on s’arrête rarement complètement. Il y a une bonne pratique amateur ici.
Est-ce qu’il y a beaucoup d’étudiants qui passent professionnels ?
Le problème est qu’il n’y a pas beaucoup de travail au Japon dans le milieu de la musique ; on se pose donc difficilement la question. Il faut une grande motivation pour chercher à percer dans ce domaine.
Mais est-ce qu’il y a un environnement porteur qui encourage les jeunes talents ?
Porteur je ne sais pas. C’est très compétitif et il y a donc beaucoup de suicides. Il y a même des psychologues dans les universités de beaux-arts. Comme il y a peu de places on a peur que le talent ne puisse jamais s’épanouir. L’ambiance est très pessimiste car même en étant talentueux on n’a pas de boulot par manque de public. C’est très difficile d’attirer du monde dans les salles de concerts.
Comment cela se passe pour vous ?
En ce moment je ne fais pas de concerts, et parfois je joue pour des entreprises. Elles me contactent pour que je vienne faire des concerts où l’on écoute librement. C’est très différent dès qu’on a un peu d’argent : les enfants de familles riches trouvent des représentations plus facilement car on paye pour se représenter sur scène.
Il y a donc non seulement un problème de postes mais aussi un problème de public.
Oui. La musique classique ne prend pas trop dans le public moyen. Les gens sont aussi tellement harassés de travail qu’ils n’ont pas envie d’aller écouter de la musique. On a peu d’opportunités pour aller écouter de la musique classique et comme les théâtres et tous les lieux sont privés cela coûte très cher.
Est-ce qu’on écoute beaucoup de disques chez soi alors ?
Les cd marchent peu et comme partout l’industrie du disque est en baisse depuis l’usage du téléchargement. Les jeunes préfèrent aussi écouter la J-Pop.
Est-ce qu’il y a une volonté politique de répandre cette culture ?
Je ne pense pas et je crois même que le gouvernement japonais cherche plutôt à réduire le nombre des étudiants en musique. On décourage un peu les étudiants. Comme je vous le disais tout à l’heure les écoles sont très chères, il y a beaucoup de compétitions et beaucoup de suicides. En plus, tout ce qui tourne autour du monde de la musique est privé et comme ce n’est pas l’état qui subventionne les théâtres il y a peu de mesure qui mettent la musique classique à la portée d’un public moyen.
Comment ça se fait alors qu’il y ait autant d’étudiants asiatiques en Europe ?
Ce sont souvent des familles riches qui connaissent la situation au Japon et envoient directement leurs enfants en Europe, surtout en France et Allemagne, pour leur éviter tout ce parcours difficile. On les envoie aussi à l’étranger parce qu’il y a une différence d’interprétation, que les écoles sont plus anciennes, et qu’on est directement dans le contexte culture. On va étudier en Europe pour être baigné dans le milieu où la musique classique a commencé.
Ce qui permet des échanges très certainement fructueux aussi bien pour l’Europe que le Japon.
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(Un très grand merci à mon amie Erina Iwasaki qui a été interprète pendant notre rencontre de trois heures et sans qui cet entretien n’aurait pu voir le jour)