Entretien avec Luigi Grasso, Saxophoniste

(15.02.2013, fait par Ellen Moysan à Paris, France)

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Né à Ariano Irpino, Italie en 1986.

Cours de saxophone jusqu’à 11 ans puis apprentissage autodidacte à partir du moment où il rencontre le guitariste et professeur Agostino Di Giorgio.

A 12 ans il participe à une émission de Télévision puis participe à des festivals et joue dans des clubs de Jazz. Remarqué par Wynton Marsalis  et le rencontre à ses 14 ans en 2000.

A 15 ans il commence à travailler avec Barry Harris qui devient son mentor et ami.

En 2005 déménagement à Bologne pour étudier la composition classique auprès de Chiara Benati et Francesco Carluccio.

2010 déménagement à Paris où il enseigne  aux Conservatoires du 9ème et du 17ème Arrondissement, Paris.

A joué avec Barry Harris, Pasquale Grasso, Ari Roland / Chris Byars Quartet, Steve Grossman, Harry Allen Quartet, Kenny Barron, Leroy Williams, Duffy Jackson, Nicolas Dary, Stepko Gut, Agostino di Giorgio, Ehud Asherie, David Wong, Michel Pastre Big Band, China Moses, Gianni Basso Big Band, Joe Cohn, Grant Stewart, Kuno Kürner, Dado Moroni, Ilya Lushtak et tant d’autres.

http://www.myspace.com/luigigrasso86

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Comme tu sais, je travaille sur la question du « chant intérieur », ou en tout cas du son intérieur, de la sonorité interne. Comme elle est liée à l’histoire de chacun, je peux te demander comment tu as commencé ? Tes parents faisaient de la musique ?

Non, mes parents ne font pas de musique mais on écoutait de la musique à la maison. Après j’ai commencé le saxo pour des raisons physiques parce que j’avais de l’asthme et qu’il fallait trouver un moyen de faire des exercices respiratoires. On a donc pensé à me faire pratiquer un instrument à vent et j’ai commencé le saxo.

C’est amusant comme introduction ! Alors ce qui m’intéresse particulièrement dans le domaine du jazz c’est qu’il dépasse le cadre strict dans lequel j’ai commencé ma recherche. Au début j’étudiais la manière dont un musicien classique constituait son interprétation d’une partition mais vous, vous n’avez pas un texte aussi précis.

Bon, il y a quand même un texte sauf qu’il est moins écrit et que les structures sont de ce fait amplifiées. Finalement il y a toujours une partition.

Comment on passe à l’improvisation à ton avis ? Personnellement j’aime beaucoup mais j’ai un mal de chien à me détacher du texte.

C’est lié à ta formation. Quand on a toujours une partition on a du mal à s’en sortir. Déjà le par cœur favorise les choses.

Pourquoi ?

Si tu as un trou de mémoire tu es bien obligé d’improviser c’est tout !

Et si on a une mauvaise mémoire ?!

C’est une question d’exercice. Avec les ordinateurs on s’exerce moins mais il faudrait le faire. Quand j’étais petit je me souvenais des numéros de fixes de tous mes amis, maintenant on a les répertoires alors on oublie mais ça ne veut pas dire qu’on n’a pas de mémoire. On est paresseux c’est tout.

La mémoire remplace le texte.

Oui. En fait on croit qu’on bouge ses doigts sur l’instrument en fonction de ce qui est écrit mais ce n’est pas vrai : c’est ce qu’on entend, c’est en fonction de notre son propre qu’on agit.

Comment ça ?

On improvise à partir de ce qu’on entend : ce son charpenté par une structure harmonique. C’est à travers elle qu’on fait sortir le son.

Il faut une bonne oreille. Est-ce que tu as l’oreille absolue ?

Oui.

Classique ou jazz, c’est la recherche sonore qui est la plus fondamentale finalement. Qu’est-ce qui te semble le plus important à son propos ?

Le fait que ce son intérieur est toujours déterminé par l’extérieur.

Comment cela ?

Il se développe avec l’expérience : on se forme notamment en écoutant, en comprenant quelles sont nos préférences. En fait le son est nous. Quand on travaille une partition classique la personnalité du compositeur est fondamentale, il faut comprendre son esthétique.

Oui, on a accès à cela grâce à la tradition écrite.

C’est elle qui permet au classique de durer. Dans le jazz c’est depuis le début passé de manière orale, et par l’enregistrement notamment. Le jazz est né avec.

Qu’est-ce que c’est « le jazz » ?

Un ensemble comprenant les mélodies de Broadway, le Blues venu d’Afrique, et le système tonal européen.

C’est étonnant qu’on reste toujours sur une base tonale, non ?

En fait non parce que le système tonal est vraiment quelque chose de naturel. La première rupture tonale vient seulement avec Schoenberg.

Qui était musicien de jazz au début ?

Les circonstances sociales du moment ont fait que la plupart des musiciens jazz ne pouvaient être musiciens classiques parce qu’ils étaient noirs. Ils sont donc allés vers un autre type de musique.

Qu’est-ce qu’elle avait de particulier ?

C’était un phénomène de la ville, un espace de partage entre les gens. Aujourd’hui on peut entendre des sons de partout, on a un échange sonore globalisé qui nous met au contact de tous les styles. Avant la musique reflétait plus l’environnement direct. Le jazz reflète le son de la ville, les effets sonores sont le miroir de ça.

L’histoire a influé aussi j’imagine.

Oui. Le jazz était une musique faite pour faire plaisir au blanc au début. Puis dans les années 60 il y a eu une révolution. Le social a fait changer le son aussi.  Je crois que le contact immédiat est vraiment fondamental. Si on y pense les musiciens jouaient toujours en live, ensemble ; cette habitude a fait le jazz.

Et au niveau de la forme ?

Là aussi le contexte social a influencé les choses. Pour la durée du morceau par exemple : avant ça durait trois minutes parce que c’était un service, parce qu’on devait donner du plaisir au gens. Maintenant qu’ils viennent juste pour écouter la musique le temps s’est rallongé jusqu’à 40 minutes. Avant morceau durait trois minutes et maintenant 40. Le son aussi a changé : il est plus doux.

Mais puisque c’est une pratique de groupe, comment arrive-t-on à faire l’unité entre les différents musiciens ?

D’abord les musiciens cherchent un son ensemble. Ensuite si on se retrouve c’est qu’on a des choses en commun, une esthétique commune. Nos préférences nous aident à rechercher des personnes qui nous ressemblent et tendent vers le même but. Pour moi ça a commencé avec mon frère guitariste : on a grandi ensemble, on se connaît, on a vécu au même endroit, on a beaucoup en commun. Ensuite, quelques soient les personnes avec lesquelles on joue, le plus important est de s’écouter les uns les autres.

Comment ça se passe ?

La musique est l’évolution d’un son. On y arrive peu à peu poussés par la nécessité de finir. On apprend petit à petit à entendre ce qu’on fait et ainsi la technique s’affine et on arrive au son qu’on cherche.

Où est-ce qu’il prend sa source ?

Il vient de la force, du corps, de l’intention qu’on a. Le corps a des résonnances différentes selon chacun et c’est comme ça que le son qu’on en sort est toujours différent. Le plus important c’est de chercher le son.

Evidemment c’est plus direct pour toi qui es saxophoniste. Ça te paraît évident que le son vient du corps parce que c’est ton souffle que tu utilises. C’est peut-être moins clair pour d’autres instruments même si le principe reste toujours le même. A ton avis, avec cette recherche on peut arriver vraiment à ce son qu’on cherche ?

Bien sûr que non, on cherche toujours, c’est toujours imparfait. Même les grands tu vois, parfois ils ne sont pas parfaitement justes. Et puis ils jouaient sur des instruments mauvais qui n’étaient pas toujours à la hauteur. En fait ce n’est pas ça le plus important. Il faut arriver à capter le son de sa société, du dehors, de là où on vit. Après l’artiste propose un son qui est le résultat de son expérience de vie, de ses capacités propres.

La formation est importante pour ça ?

Je ne crois pas. J’ai eu un prof jusqu’à 12 ans, super, on s’amusait bien, et puis après j’ai arrêté et je me suis formé tout seul. L’école est un cadre qui donne une direction mais il faut laisser l’élève trouver son son en essayant de donner une cohérence. C’est lui le plus important

Comment ça se passe ?

Pour rentrer dans le son du classique on va à des concerts par exemple. Il faut écouter énormément.

Qu’est-ce qui pourrait empêcher de réussir à trouver ce son ?

Bon, c’est la motivation qui fait la différence la plus importante. Elle est beaucoup plus importante que le talent. Il faut prendre son temps aussi. On ne laisse pas assez le son sortir naturellement. Je me souviens de quand j’étais petit, le temps passait si lentement ! Les choses se mettent en place petit à petit donc il faut les laisser s’organiser elles-mêmes. Ensuite il faut être dynamique, actif. Les gens sont trop passifs, les élèves attendent que ça leur tombe dans les bras.

Ça demande un grand investissement de soi.

Oui, de la discipline pour garder un niveau stable. C’est ça le plus difficile : conserver une stabilité.

En fait quand on joue on se trouve aussi face à beaucoup de peurs qu’il faut dépasser.

La grosse erreur est qu’on se demande toujours : « est-ce que ça va marcher ». Il faut agir. C’est ça la clef : tenter.

Sur quoi peut-on s’appuyer ?

Sur l’oreille bien sûr. La musique utilise un sens qu’on oublie un peu d’habitude. En fait depuis qu’on est petit on vit dans la musique. Le son organisé est différent mais il repose toujours sur le même type d’informations. L’enfant qui lutte est en fait celui qui n’a pas l’habitude d’écouter. On a tendance à être trop fermés au niveau sonore.

Comment ça ?

La musique ouvre ! C’est pour ça que je n’aime pas le casque hifi qu’on se met sur les oreilles. Il pose un problème énorme parce qu’il isole de tout : de la rue, des sons en général. Il rend passif. En fait il suffit d’adopter la bonne attitude pour commencer : on pourrait tous faire de la musique.

Ah bon ? Mais quand même tout le monde n’est pas doué, ce n’est pas qu’une question de volonté ! Tu dis ça parce que tu étais favorisé par la nature peut-être…

Oui, on n’a pas les mêmes capacités c’est vrai. Après il n’y a pas un type de bon musicien pour le jazz, un autre pour le classique etc : un bon musicien de jazz est un bon musicien c’est tout.

Et est-ce que le pays d’origine peut influer ? La langue maternelle peut changer notre musique ? Au Japon j’ai rencontré une violoniste qui me disait que la langue maternelle influençait beaucoup et qu’elle avait appris un peu d’allemand, d’italien etc. pour mieux appréhender le contenu. Par exemple, elle disait que si on comprenait la structure de la langue allemande qui rejette le verbe à la fin ça éclairait beaucoup le travail sur Brahms, Bach, Beethoven etc. Qu’en penses-tu ?

Bien sûr qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans. La langue française est très interrogative par exemple. L’italien est plus conclusif. Après le son n’est pas comme une langue. Quand on écoute du jazz on n’écoute pas de l’anglais. La musique est différente de la langue. Pas nationale. Pas close dans une langue.

C’est une influence alors. Tout se transmet, tout vient d’un autre.

C’est vrai qu’on se réfère toujours à quelqu’un. Brahms aimait Bach et Beethoven, par exemple. On peut l’entendre dans sa musique.

Qu’est-ce qu’on prend à l’autre ?

Dans son œuvre ? On se réfère à une forme.

Comment ça se fait ?

On voit comment ça marche et ensuite on ne copie pas le contenu mais la forme. On apprend beaucoup comme ça, en copiant. Je n’écoute pas un musicien pour le copier mais j’aime ce qu’il fait alors je copie.

On fusionne avec ce qu’on aime alors.

Je ne sais pas trop mais en fait, ce qu’on aime c’est ce qu’on est alors c’est normal. La musique a quelque chose de narcissique. Et d’exigent parce qu’on recherche un son parfait, un idéal.

Et cet idéal n’est pas abstrait.

Non. Il vient du réel.  Il n’a rien de nouveau.

Et puis on le cherche en l’exprimant en fait.

Oui, c’est ça, c’est la catharsis. On entend un son et on vit à travers le son. Chacun a un son à l’intérieur. Même ceux qui ne pratiquent pas la musique. Mes parents par exemple, ils ne savent pas jouer mais ils peuvent dire : « ça j’aime, ça j’aime pas ».

Juger.

Oui. Reconnaître une bonne musique c’est la preuve qu’on a un son à l’intérieur.

Ensuite dans ce qu’on aime il y a aussi ce que tout le monde aime.

Oui, ce sont les classiques. Tu dois vraiment lire Italo Calvino. Tu connais Perché leggere i classici ?

Non.

C’est fondamental ça. Et puis c’est vraiment un livre excellent. Les choses sont reliées entre elles tu vois. Le son est toujours avec nous.

Est-ce qu’il évolue avec le temps ?

Oui bien sûr. Parce que notre esthétique évolue notamment. Le son qu’on veut est l’esthétique et en allant vers tel ou tel son on fait un choix qui peut évoluer. Il y a une cohérence avec ce qu’on est aussi : on n’est pas pareil jeune ou viens alors le son n’est pas pareil.

L’instrument influe aussi ?

Oui mais là encore, on revient à soi-même : on choisit l’instrument parce qu’il a une sonorité qui nous plaît d’abord et avant tout.

Alors qu’est-ce que tu voudrais dire pour terminer ?

Que lorsqu’on veut être musicien il faut accepter l’erreur parce qu’on en est tous là : on est fragile, on est un mélange de tout, on n’a pas toujours raison. Il faut donc apprendre à faire les choses : pas de magie, elles ne sont pas spontanées. Ensuite on progresse en se remettant en question. On cherche d’abord à organiser sa musique, on le fait en visant la régularité, et ensuite la musique passe à travers le corps. On fait sortir ce qu’on a en se laissant aller. La musique est ce qu’on est. Elle n’est pas que pour soi mais elle est faite pour être partagée. C’est en s’agrippant à la musique qu’elle vient. On est dans des sociétés aseptisées, stériles qui proposent des canons de beauté sans vie et sans relief. Il faut sortir de ça, sortir dans la rue et écouter les bruits de la rue, les gens, les autres, vivre dans notre contexte parce que notre musique vient de là.