Entretien avec Jérôme Pernoo, Violoncelliste
(18. 12. 2014, Fait par Ellen Moysan, à Paris, France)
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Je vous rencontre après avoir lu votre livre L’amateur qui m’avait beaucoup intéressée. Vous avez beaucoup réfléchis au métier d’interprète, que signifie donc pour vous l’expression « Chant Intérieur » ?
Vous savez je suis un élève de Xavier Gagnepain alors pour moi le chant intérieur est très important.
Et pourtant on a parfois du mal à l’appréhender…
Je crois que c’est quelque chose d’évident pour certains, mais pas pour tous.
Quels sont les effets indésirables qui apparaissent lorsqu’il n’est pas appréhendé justement ?
Sans le Chant Intérieur il y a beaucoup de problèmes techniques.
C’est-à-dire ?
Les partitions risquent d’être analysées cérébralement, et l’interprétation peut être par conséquent mécanique.
Comment expliqueriez-vous cela ?
Le chant intérieur est comme une traduction musicale. Si je vais à l’étranger avec quelqu’un qui ne parle pas la langue du pays et que je dois traduire le menu, je vais procéder ainsi : je vois le nom du plat, je ne fais pas une traduction littérale sans réfléchir ; d’abord je me représente ce dont il s’agit, je l’imagine, puis je cherche comment ça se dit dans l’autre langue et j’utilise l’expression en question. De même le chant intérieur est cette représentation qui précède la traduction du symbole en son au violoncelle. Sans lui l’interprétation est un pur geste qui exécute ce qui correspond au symbole.
Que rajoute donc le Chant Intérieur ?
Une formulation sensuelle, imagée de ce même symbole.
Comment est-ce que vous le travaillez ?
J’appréhende une texture puis je passe à l’instrument. J’ai d’abord le symbole sur la partition, avec la note, puis je traduis.
Qu’est-ce que signifie « appréhender une texture » ?
Le chant intérieur est ce qui passe à travers un filtre qui permet de comprendre ce qui est écrit : la sensation, la culture, l’imagination, la sensibilité, la connaissance stylistique, théorique etc.
Mais alors du coup, comment passe-t-on de cette texture au son instrumental ?
En ce qui me concerne je cherche d’abord à comprendre un texte, de cela résulte un état intérieur, puis une manière de me le chanter qui est ce chant intérieur.
Chacun a donc comme une sorte de monde sonore, un arrière-plan dont le Chant Intérieur se détache parce qu’il a une forme donnée dans la partition. Est-ce que ce fond est inné ? Ou est-ce qu’il se constitue au fur et à mesure du temps ?
Je crois que cet arrière-plan sonore est à la fois de l’inné et de l’acquis.
Comment qualifieriez-vous l’inné ?
C’est très difficile à dire… L’inné est la capacité d’entendre les sons vifs, lents, montants, descendants, dissonants, consonants. Il existe toute culture confondue, on peut au moins dire que dans toute culture on retrouve une note qui donne le ton.
Est-ce qu’il y a une dimension physique aussi ?
Oui bien sûr, c’est aussi une capacité, une manière d’être à l’aise avec l’instrument.
Et l’acquis alors, qu’est ce qui le caractérise ?
L’acquis serait plutôt la formation, la culture, l’apprentissage, le milieu.
Est-ce que le don relève de l’inné ou de l’acquis ?
C’est aussi une chose difficile à dire. En musique on peut être doué pour certaines choses et pas pour d’autres. Je serais plutôt d’avis de dire que tout s’apprend. Par moment on peut avoir comme des illuminations (pendant longtemps on ne comprend pas et soudainement il y a un déclic). C’est au professeur de trouver le bon chemin pour faire comprendre les choses à ses élèves.
Oui. Je comprends ce que vous voulez dire. On rejoint ici l’objectif pédagogique de tout professeur, que ce soit dans les disciplines artistiques ou même à l’école par exemple. Le professeur doit faire 50% du chemin en allant à la rencontre de l’élève pour trouver une manière d’expliquer qui lui corresponde vraiment. Ensuite il y a la question de savoir si l’élève est doué, n’est-ce pas ?
Effectivement, j’ai des élèves qui viennent me trouver en me demandant « suis-je doué » ? Ils veulent en fait savoir si c’est la peine de continuer dans la musique.
Oui, c’est toujours la question qu’on se pose quand on fait de la musique, avec un peu d’anxiété d’ailleurs. Qu’est-ce que vous leur répondez alors ?
A ce moment-là je les renvoie d’abord aux Lettres à un jeune poète.
C’est un de mes deux livres préférés. C’est une véritable bible je trouve.
Oui c’est vrai… mais revenons au Chant Intérieur. Je crois que l’important est que le Chant Intérieur corresponde à l’œuvre. Pour cela il faut se reconditionner dans chaque œuvre. On construit un conditionnement de l’œuvre. On ne se conditionne pas soi-même pour jouer.
Qu’est-ce que vous entendez par « conditionnement » ?
Le conditionnement personnel comprend l’époque, la philosophie du moment, la géographie du lieu, la politique en cours etc. On se met dans l’état de comprendre cela.
Mais est-ce que vous pensez qu’il est déterminé par la culture dont on vient ? Par exemple, en tant que française je pourrais avoir plus de facilité à appréhender Bach qu’une japonaise parce que je suis européenne.
Je ne crois pas que ce soit plus facile pour un européen d’appréhender les œuvres classiques. L’humain va au-delà des cultures. Il affronte toujours un défi lorsqu’il veut passer dans une autre langue mais il peut ensuite s’adapter à ce qui est nouveau pour lui, quand bien même il resterait marqué par son propre milieu.
Oui c’est vrai. C’est tout à fait comme l’apprentissage d’une langue étrangère.
Il me semble important de faire la différence entre « les cultures » et « la culture ». Le problème des cultures, c’est-à-dire de ce qui nous différencie, est différent du problème de la culture, c’est-à-dire de ce qui nous unit.
Oui.
C’est tout le problème de la musique classique. Elle est à la fois issue d’une culture donnée, et en même temps elle dépasse l’environnement, le folklore dans lequel elle est née.
C’est cela. Mais alors comment fait-on pour travailler une œuvre ? Faut-il s’attacher à la fois à ce qui est universel et ce qui est dépendant de la culture ?
Je crois que, pour bien comprendre l’œuvre qu’on a sous les yeux, il faut partir du nid qui lui a donné naissance, pour aller ensuite vers ce qu’il y a d’universel en elle.
Pourquoi faut-il s’attacher autant à son « nid » ?
Tout simplement pour mieux sentir ce qu’elle fait passer comme message. Le musicien est un « interprète », exactement au sens où l’on entend le mot « interprète » pour celui qui va d’une langue à une autre. Les deux interprètes, celui qui fait de la musique, et celui qui fait de l’interprétation linguistique, rencontrent les mêmes exigences. Il faut qu’ils connaissent la langue d’origine en profondeur pour faire leur travail. Ils ne peuvent en aucun cas se contenter d’avoir une connaissance basique de la langue de départ, de l’avoir appris en passant, de connaître seulement le langage de la rue. Il faut qu’ils soient au clair avec la construction des phrases, l’harmonie… qu’ils en aient une connaissance raffinée.
Oui. Finalement, le fait qu’un rapport savant à l’œuvre vienne compléter l’approche sensible permet certainement de faire une meilleure traduction.
En fait cela permet de tirer la substance du texte de sorte que celle-ci s’intègre dans le Chant Intérieur.
Mais alors, faut-il en conclure qu’une grande interprétation c’est quand l’interprète parvient à cela justement ?
Oui. D’ailleurs vous faites bien à parler de grande interprétation plutôt que de grand interprète. Même les grands peuvent se tromper.
Comment cela, « se tromper » ?
Se tromper c’est manquer un effet, mettre l’appui sur la mauvaise note par exemple.
Et pourtant, il n’y a pas qu’une interprétation correcte, chacun peut sentir les choses à sa manière n’est-ce pas ? Tout le monde n’a pas nécessairement la même vision de l’œuvre.
Il est vrai qu’on n’a pas tous la même approche. Cela dit, il y a des choses à respecter. Ce qui prime n’est pas ce que je ressens, moi. Je dirais même qu’on se moque de ce que je ressens. Ce qui est important, c’est d’entendre l’œuvre pour elle-même, dans son altérité. Je parlais de conditionnement toute à l’heure, je voudrais dire par cela qu’il est important de rentrer dans l’alter-ego de l’œuvre.
Comment cela ?
Je ne dois pas hésiter à remettre en doute ce que je ressens, à chercher à comprendre pourquoi je ressens ça. Lorsque je travaille je remets en vie le symbole, la note écrite.
Oui, c’est ce que dit Casals dans des entretiens que j’ai lu. Il parle également de « remettre en vie ».
C’est ce que je fais lorsque je chante l’œuvre que j’ai sous les yeux. Je peux chanter parce que je comprends ce que le texte raconte.
Il y a donc un aspect créatif de l’interprète puisqu’il y met du sien, mais le but n’est pas pour autant de créer.
Voilà c’est cela. Le travail de l’interprète est différent du travail du compositeur. Le compositeur créé, l’interprète non. Le second est au service d’une musique dont il n’est pas l’auteur.
Beaucoup de musiciens m’ont dit cela en entretien effectivement.
Encore une fois on peut comparer le travail de l’interprète à la traduction d’une œuvre littéraire. Par exemple, si l’on prend Don Quichotte de Cervantes, on peut lire l’interprétation d’Aline Schulman qui a voulu adapter le texte à notre époque afin de faire ressentir la même chose qu’à l’époque de Cervantes, et puis confronter cela à l’interprétation de Viardot qui est un texte plus ancien. Les deux sont bonnes mais contextualisent différemment.
On peut dire qu’il y en a une meilleure que l’autre ?
Pas vraiment. C’est une question de goût je crois. Il me semble qu’on n’a pas à décréter ce qui est bien ou de ce qui n’est pas bien. Le plus important est de respecter la transcendance de l’œuvre.
Je comprends. Et pourtant, on voit que l’histoire retient certaines interprétations plus que d’autres. Ce sont ces « grandes interprétations » que tout le monde connaît, ces interprétations de référence.
C’est un piège à mon avis. L’histoire de l’interprétation est néfaste à la compréhension des œuvres.
Ah bon ? Pourquoi ?
L’interprète est comme un prêtre : il transmet une parole en s’effaçant derrière celle-ci, ce n’est pas lui la star.
Comment cela ?
Et bien, même si les gens vont préférer aller dans telle ou telle église parce que le prêtre parle mieux, ce n’est pas lui, mais la parole qu’il transmet, qui est importante. Il est là pour servir cette parole. Pour nous interprètes, c’est la même chose : on sert une œuvre. Il ne faut pas s’y tromper, c’est toujours l’œuvre qui est géniale. Pas l’interprète. Même si le public s’y trompe souvent et vient écouter un interprète en premier lieu en oubliant parfois l’œuvre qu’il sert.
Qu’est-ce ce que c’est alors, une « belle interprétation » ?
Lorsque l’interprétation est belle cela signifie en fait que l’interprète l’a bien servie.
Le Chant Intérieur a bien rejoint l’œuvre dans son altérité, ainsi que vous le disiez tout à l’heure.
Oui c’est cela.
Mais si on prend le même interprète à deux âges différents on peut constater que cela donnera deux interprétations différentes. Comment est-ce qu’on peut expliquer cela ?
Le Chant Intérieur est toujours improvisé en fonction de l’altérité de l’œuvre. Il n’est pas fixé une fois pour toute. En reprenant un texte plus tard ça peut donc donner des choses différentes.
Comment cela « improvisé » ?
Je ne prévoie pas ce que je vais jouer. C’est spontané. Le Chant Intérieur traverse une sorte de monde que je me construis en me nourrissant du texte.
Oui. Comment vous nourrissez-vous du texte justement ?
D’abord il est important de mettre en place les fondamentaux (rythme, hauteur, etc) ; ensuite on peut s’imprégner. C’est là une attitude différente de l’étude solfégique.
Pourriez-vous développer un peu ce que vous entendez ?
Si l’on prend l’écriture de Beethoven par exemple, dans son travail on retrouve souvent la 7ème diminuée dans son écriture par exemple. Elle est frappante. Il faut donc la noter. Il utilise aussi le sforzando là où il est gênant. C’est ce genre de choses auxquelles il faut être attentif.
Je comprends mieux.
Ensuite, lorsque je sais cela, il y a comme une sorte de pâte informe qui se construit. Quand je chante, mon Chant intérieur traverse ce milieu, et ce n’est pas moi qui décide de quelle manière il le fait. C’est quelque chose de spontané.
C’est en ce sens que vous dites qu’on ne prévoit pas tout.
Oui. Le Chant Intérieur traverse ce que je suis mais il reste oral. Tout ne doit pas être prévu. Il est nécessaire que le Chant Intérieur soit libre. Lorsque je joue j’ai un sentiment d’improvisation.
Et pourtant ce n’est pas de l’improvisation car vous êtes en train de servir une œuvre.
C’est cela. Je suis dans ce que Stanislavski appelle « l’état intérieur créateur »[1].
Oui. Je me souviens de cela dans son livre. Cela dit ce n’est pas automatique : il peut arriver que l’on ne comprenne pas du tout une œuvre et qu’on n’arrive pas à se mettre dans cet état. Je me souviens d’un élève qui venait répéter chez moi, il jouait bien, tout était en place, mais on avait l’impression qu’il ne ressentait rien. Comment peut-on expliquer cela ?
Si quelqu’un ne comprend absolument pas une œuvre je crois que c’est la faute du prof.
Croyez-vous que l’on puisse apprendre à être sensible à une œuvre ?
Oui bien sûr.
Comment ?
Je crois qu’on peut le devenir en approfondissant son regard dans l’œuvre.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
L’œuvre peut être comprise en termes d’ingéniosité (construction) et de sensibilité (son message). Lorsqu’on la travaille on s’adresse aux deux. En ayant ces deux approches qui se complètent l’une l’autre on peut apprendre à apprécier quelque chose progressivement.
Je comprends. Mais je reviens sur le cas de cet étudiant. Je ne comprends pas comment on peut avoir une si excellente technique sans arriver à ressentir la musicalité.
En fait ce n’est pas possible. La technique ne peut pas être séparée de la musique. Cette division est quelque chose d’artificiel. Vous savez que technique vient de « teknos » qui signifie « art » en grec.
Oui.
Musique et technique sont donc la même chose.
Qu’est-ce que cela implique alors ?
Lorsqu’on parle d’un élève qui arrive à jouer des choses extrêmement difficiles très jeune, mais qu’il n’a pas l’air de ressentir la musique, ce n’est pas qu’il a une bonne technique mais plutôt une bonne psychomotricité.
Oui. Il est agile en fait.
C’est cela. C’est tout.
Et pourtant cette agilité est un critère de sélection fondamental pour rentrer dans des conservatoires de haut niveau.
Oui. Peut-être parce qu’on a l’impression d’avoir quelque chose de quantifiable lorsqu’on est attentif à cette agilité. On pense que c’est plus facile d’émettre un jugement à partir de cela : c’est en place ou non. Ce n’est pas comme la musicalité qui est quelque chose de plus subtil à analyser.
Comment on pourrait parler de la technique alors, si elle est différente de cette agilité ?
La technique se développe bien en donnant un sens aux choses. Il est important de comprendre que les notes/accords ont un sens, de même manière que les mots ont un sens dans une phrase.
Oui. C’est là qu’il est important de transiter par le Chant Intérieur.
C’est cela. S’il y a un passage de la note au geste sans transiter par le Chant Intérieur il me semble que le violoncelle ne chante pas. C’est un vrai problème. Il est nécessaire de partir du sens.
Vous dites toujours « chanter », quel est le rapport du Chant Intérieur avec la voix ?
En fait ce qui sort par les cordes vocales doit sortir par l’instrument.
Comment ?
Exactement en suivant le même chemin : cela part de la respiration, de la posture. L’instrument doit devenir un organe, un prolongement du corps. Tout doit se passer comme si je chantais à l’instrument.
On devient un avec l’instrument.
Oui. Si on ne fait pas ce travail cela ne sert à rien de passer par l’extérieur et de dire des trucs du style « remonte ton coude » à l’élève. Il risque de ne pas le faire.
Pourquoi ?
Parce qu’il n’en voit pas l’utilité. Il faut aller vers l’intérieur. Remonter au chant.
De quelle manière ?
En faisant appel à la sensation : lorsque le coude est dégagé le son est meilleur par exemple, la note a plus de sens.
On a une plus grande liberté dans le geste.
C’est cela. Il est fondamental d’être dans un état détendu.
Comment y parvient-on ?
Il faut apprendre à se connaître. La méthode Alexander[2] peut être efficace pour cela parce qu’elle apprend à faire les choses consciemment, à avoir une connaissance intérieure du corps.
Pratiquement parlant cela revient à quoi ?
On peut commencer par respirer les yeux fermés de sorte de sentir tout le corps par exemple. Bien sentir son corps permet de ne pas se tenir raide.
Oui.
En fait si on observe bien le squelette lui-même n’est pas raide mais courbe. Quand on dit « tiens-toi droit ! » on demande en fait de s’asseoir de sorte de respecter ces courbes naturelles.
C’est vrai que si l’on se tient mal cela a un impact direct sur l’interprétation, même des choses simples comme la justesse.
Bien sûr ! La question de la justesse est directement liée à cela.
Pourquoi exactement ?
Encore une fois, le corps se place en fonction du chant. Si l’on ne se chante pas bien la chose, on se place mal. La justesse n’est donc pas un problème qu’on corrige par l’extérieur mais par un travail intérieur, c’est un problème musical avant tout.
Mais il faut quand même reconnaître qu’on a une oreille plus ou moins bonne au départ. Il y a des gens qui ont l’oreille beaucoup moins fine et n’entendent pas bien. A l’inverse il y a ceux qui ont l’oreille absolue. Croyez-vous qu’elle aide beaucoup ?
Non, je ne crois pas que l’oreille absolue aide pour la musicalité.
Pourquoi ?
D’abord parce qu’elle peut créer des problèmes lorsqu’on est dans une église avec un orgue faux par exemple. La justesse est une question d’adaptation au contexte. Il n’y a pas de justesse absolue. Ce qui sonne juste en fait, c’est ce qui est conforme aux harmoniques.
Oui. Finalement rien n’est figé : les nuances laissent une certaine latitude à l’interprète, le rythme peut être ressenti de manière légèrement différente d’une personne à l’autre, et même la justesse qui paraît être le paramètre le plus exact ne l’est pas tant que cela.
C’est cela : les choses ne sont pas figées, c’est parce qu’on est souple qu’on est stable. Et cette stabilité commence par la position assise qui est un équilibre entre les deux ischions.
Je vois.
Si l’on commence par bien s’asseoir et qu’on est présent dans son corps, on est moins focalisé sur ses doigts et paradoxalement, on fait moins d’erreurs.
Le corps est vraiment très important pour la musicalité.
Oui, parce que c’est dans la mesure où le corps est libre que le Chant Intérieur peut le traverser plus facilement.
Cependant, on ne joue ensuite pas directement ce qu’on se chante, c’est un travail progressif, n’est-ce pas ? Comment cela se passe ?
On peut commencer par travailler en chantant et jouant de manière alternative. De cette manière, de même que le regard du peintre va de la toile au modèle, l’oreille du musicien va du Chant Intérieur au son instrumental.
Est-ce que vous entendez « chanter » au sens où il chante les choses réellement ?
Je crois qu’on a effectivement besoin de chanter en vrai pour comprendre le Chant Intérieur.
Pourquoi ?
Cela permet de mieux prendre conscience des choses : lorsqu’on dit les notes sans les chanter par exemple, lorsqu’on ne chante pas quelque chose, lorsqu’on fait de mauvaises onomatopées.
C’est ce que dit aussi Xavier Gagnepain. Je me souviens qu’il conseille des petits exercices dans son livre[3].
Le travail de l’oreille relative est fondamental. On peut faire comme cela : 1) chanter en vrai, 2) chanter en jouant, 3) jouer en chantant à l’intérieur, 4) chanter plus fort dans sa tête.
Qu’est-ce que cela apporte ?
Lorsqu’on fait plus attention à son Chant Intérieur on fait beaucoup mieux les articulations, les départs etc.
On anticipe en fait.
C’est cela. C’est comme pour tout, on n’attaque jamais quelque chose directement, sans préparation. Si je commande un café dans un bar, en fait j’ai d’abord visualisé le café, puis je me suis préparé, puis j’ai appelé le serveur. C’est pareil avec le Chant Intérieur : il s’exprime après une préparation qui reproduit cet état intérieur dont parle Stanislavki.
Beaucoup de musiciens m’ont parlé de ce livre alors qu’il est adressé aux acteurs. Pourquoi est-ce que les deux professions peuvent puiser à la même source ?
L’interprète est un acteur : il fait le même travail, il se met dans un état qui correspond au texte.
Il joue un jeu alors. Il n’est pas authentique ?
L’authenticité n’est pas si importante que cela. On se moque que le sentiment que l’on transmet ne soit pas le sentiment qu’on éprouve à ce moment-là. Ce n’est pas cela qui compte.
Alors cela signifie que l’on peut se retrouver à devoir jouer quelque chose de contraire à son état d’esprit du moment alors.
Oui. Parfois il faut savoir jouer quelque chose de joyeux alors qu’on est triste. On le fait. C’est le jeu. Ce n’est pas de l’hypocrisie.
Je comprends.
L’art est un artifice. On sublime quelque chose. Au fond c’est ainsi qu’on exprime les sentiments humains.
C’est vrai.
C’est difficile. Cela fait sortir quelque chose qui ne voudrait pas forcément sortir.
Quelque chose se dévoile.
Comme dit René Char : « Dans mon pays on n’interroge pas un homme ému ».
Je vais m’arrêter sur cette belle citation, en vous exprimant toute ma gratitude pour cette rencontre si enrichissante.
—
[1] STANISLAVSKI, Constantin, La formation de l’acteur, Paris, Payot,2001, (Petite Bibliothèque des Voyageurs).
[2] http://www.irma.asso.fr/Technique-Alexander-pour-les
[3] GAGNEPAIN, Xavier, Du musicien en général… au violoncelliste en particulier, Paris, Cité de la musique, 2003.