Entretien avec François Moysan, Pianiste

(fait le 29 Avril 2021, par Ellen Moysan, skype Paris/Heidelberg)

_MG_4729

Interviewer: Ellen Moysan

Interviewé: François Moysan, pianiste du duo François Moysan duo

***

***

EM : Comment tu définirais le chant intérieur

FM : J’ai l’impression de toujours emprunter des choses à d’autres personnes, des choses que d’autres ont dit, ou même ton travail, mais je dirais que c’est la conscience du musicien. La conscience du musicien sur tous les plans. Mais sur un plan très concret en fait. Ce n’est pas de la réflexion intellectuelle, ou en tout cas, je trouve que c’est circonscrit à la musique. Peut-être que tu as des musiciens qui ont des influences extérieures, des poèmes, des livres qu’ils ont lus, mais pour moi le chant intérieur c’est quand même un phénomène ultra musical. C’est la conscience du musicien en tant qu’elle a du sens à l’intérieur de la musique.

EM : Ce qui veut dire ?

FM : C’est un phénomène purement musical pour moi.

EM : Si c’est purement musical, cela veut dire que ce n’est pas quoi ? Ce n’est pas visuel ? Tu ne vois pas la partition ?

Quand je dis « purement musical » je veux dire que je ne pense pas que le chant intérieur soit influencé directement par la lecture de poèmes ou autre. J’ai l’impression que le chant intérieur c’est la conscience du musicien quand il fait de la musique. Par contre, en effet, tous les sens sont en éveil. Évidemment il y a le sens auditif, ça dépend des personnes aussi, mais je pense par exemple que pour moi l’oreille est très visuelle, kinesthésique. Mon oreille est instrumentale, ça c’est clair et net.

EM : Comment cela ?

FM : J’ai développé intentionnellement une oreille qui était très instrumentale parce que je me suis rendu compte, par exemple, que lorsque je lisais des pièces pour piano ou pour orgue, mais même lorsque je faisais de l’orchestration, je voyais les choses… en tout cas, c’est peut-être une déformation professionnelle, mais je me suis rendu compte que tous mes examens ont toujours été sans piano, et du coup je me suis dit que la meilleure chose à faire pour ces choses-là – et ce sont des choses que j’ai ensuite vues dans d’autres bouquins par exemple chez Joseph Levine ou Joseph Hoffman, c’était de développer une oreille instrumentale. Je me suis rendu compte que j’entendais beaucoup plus de choses, même sans instrument, quand je pensais par l’instrument. C’est ce que j’appelle le « piano virtuel », ou le « piano intérieur ». C’est quelque chose que j’ai repris de ton travail mais moi, je l’appelle le « piano intérieur ». Le clavier.

EM : C’est quoi ?

FM : C’est cette capacité à entendre l’instrument sans l’instrument. Et d’ailleurs, on s’en rend bien compte quand on rêve. Je suis quasiment sûr que, lorsqu’on joue de l’instrument la nuit, quand on rêve, c’est un véritable instrument en fait. On chante juste. On joue juste. Les hauteurs sont les bonnes. Si vraiment on a une mémoire qui fonctionne, je suis quasiment sûr que, lorsqu’on rêve que l’on joue du piano, c’est un véritable piano que l’on est en train de jouer.

EM : Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Il n’y a pas de sons inventés ? Pas de doigtés impossibles à jouer qui ne correspondent à rien ?

FM : Cela veut dire que, lorsqu’on a une pratique assidue de l’instrument, je suis quasiment sûr que l’instrument est en chair et en os dans la tête. Et quand je pense « chant intérieur », ça dépend des gens bien sûr, mais en ce qui me concerne, j’ai détaché mon oreille du chant pour arriver à quelque chose de plus large. Par exemple, quand j’écris, je pense un instrument, vraiment physiquement. Un instrument en chair et en os, devant moi. Je m’en suis rendu compte quand j’ai pris le train récemment : j’ai pris le train pour aller en Vendée, j’ai pris une Fugue de Bach, et je me suis rendu compte que si j’imaginais l’instrument devant moi, et le pédalier aussi – parce que moi je ne suis pas organiste donc pour moi le pédalier est moins intégré physiquement, j’entendais vraiment quasiment directement ce que je voyais.

Alors que si j’essayais d’intellectualiser, d’isoler une voix, peut-être de chanter les choses, j’entendais une voix, maximum deux, et en plus c’était très fatigant intellectuellement. Par contre, quand j’ai vraiment cette espèce de conscience, dans un état second, de l’instrument en face de moi, j’entends beaucoup plus de choses. Je les entends parce que je les sens physiquement en fait. Ça, c’est parce que j’ai passé un temps énorme, presque volontairement, à lire des partitions, notamment de clavier, dans les parcs, dans la rue, dans le métro, en essayant d’imaginer le plus possible les sons sur l’instrument. Avec un diapason souvent. Et encore, pas toujours le diapason… Le chant intérieur, si je peux résumer ma pensée, est différent quand on a vraiment une pratique instrumentale régulière, ou au moins qu’on l’a eue pendant une certaine période. En ce moment, je ne joue pas beaucoup par exemple. Par contre, je suis toujours en train de jouer virtuellement.

EM : Cela veut dire que tu as littéralement intériorisé ton piano.

FM : Oui c’est ça ! Au début j’appelais ça le « piano virtuel », puis « piano mental » mais je trouvais cette expression beaucoup trop abstraite, puis, en suivant ton travail, j’ai appelé ça le « piano intérieur ». C’est vraiment ce qui marche le mieux je crois.

EM : Tu connais le livre de Dominique Hoppenot Le violon intérieur, non ?

FM : Oui. Et en effet elle parle de cela.

EM : Du coup ça veut dire quoi « intérioriser le piano » ? C’est la mémoire du geste ? Tu sens le clavier au bout des doigts ? Tu entends les sons ? Tu sais comment les jouer ? Dans mon travail je parle de la « voix » du chant intérieur. Au début j’entends cela comme la voix par laquelle j’imagine, mais ensuite cela devient la voix de mon violoncelle. D’ailleurs il y a deux jours alors que j’écoutais le larghetto des pièces romantiques de Dvořák pour violon, je me suis rendu compte que, si je chantais quelque chose en pensant à comment je le jouerais au violoncelle, je chante d’une certaine manière, alors que si je chante la même chose juste comme ça, sans l’intention de jouer, je chante tout à fait différemment.

Dans le premier cas je vocalise des sons comme au violoncelle, je vois les changements d’archets etc. En fait la voix du chant intérieur est une sorte de mémoire kinesthésique de l’instrument.

FM : Oui, tout à fait. Par contre ça peut être circonstanciel. Par exemple, en ce moment à l’approche de l’examen où je vais devoir écrire de la musique pour orgue, mon oreille est particulièrement instrumentale parce que j’ai envie qu’il n’y ait quasiment aucune variante entre toutes les parties. D’ailleurs, j’en parlais avec Thierry Escaich[1] une fois et je lui disais que j’ai vraiment envie d’apprendre à développer ce côté « improviser sur le papier ». J’ai vraiment envie que, lorsque je vais écrire devant ma feuille, il n’y ait quasiment aucune barrière entre les musiques que j’ai lues et que j’ai intégrées sans piano mais en m’imaginant l’instrument, c’est-à-dire des partitions d’orgue, et par contre que ça aille directement dans mon inspiration sur papier. J’ai envie, lorsque je suis devant ma feuille, de jouer de l’orgue ou du piano. C’est ce que j’ai envie de faire. C’est ce qui marche le mieux. C’est comme ça que j’entends le plus. C’est là que j’entends plus les accords, que j’entends plus les masses. Peut-être que la pratique de l’improvisation, notamment au piano, ça va donner ce côté-là, de toujours sentir l’instrument physiquement. De sentir les distances, l’espace, le son d’un certaine manière, l’intensité. Il s’agit de créer le contrepoint mais là, comme on écrit pour orgue par exemple, c’est toujours physiquement qu’il faut faire les choses. Il y a des choses qui sont possibles dans la main, et d’autres qui ne sont pas possibles. Et ça, à force de jouer, je m’en rends compte. Même sans instrument.

EM : Oui.

FM : D’ailleurs, ce que je trouve intéressant dans ce « piano intérieur », si on peut l’appeler comme ça, c’est que c’est une sorte de piano mutant parce qu’il va presque au-delà du vrai piano en fait. On peut jouer beaucoup plus vite. On peut lire une partition beaucoup plus vite.

EM : Quand tu lis une partition, tu entends les sons dans ta tête.

FM : Oui c’est ça. Comme je te dis, parfois ce ne sont pas les sons du piano, même si j’essaye. Cela peut aussi être les distances. La masse. Comme dit Escaich une sorte de texture instrumentale. Par contre avec l’orchestre c’est un peu différent.

EM : Parce que tu dois entendre plusieurs voix ? Ou tu entends toujours une voix principale ?

FM : Mon oreille est moins développée avec l’orchestre. Lorsque j’ai fait de l’orchestration avec Dalbavie l’année dernière et que j’écrivais sur la musique de Bartók, d’avoir écouté juste avant des partitions d’orchestre.

Je fais toujours un travail de copie quasiment. J’essaye de me mettre dans le cerveau du musicien, de transférer ce cerveau dans la partition, dans le style que je veux imiter en fait. C’est peut-être juste parce qu’en ce moment je fais beaucoup d’écriture et que je développe cet aspect-là.

EM : Tu fais ça lorsque tu lis ou lorsque tu écris ?

FM : Peut-importe puisque j’essaye de faire en sorte qu’il n’y ait aucune barrière entre toutes les pratiques. Je voudrais que, lorsque je lis je sois en train d’entendre etc. C’est ce que je dis à mes élèves : faire une dictée musicale ou lire de la musique sont les deux faces d’une même médaille.

EM : Lire, entendre, écrire, ce sont les trois pratiques ?

FM : Oui. Lire, entendre, écrire. Jouer. La mémoire kinesthésique est tout de même très importante.

EM : Est-ce que tu penses que tu peux entendre des choses que tu ne pourrais pas jouer ?

FM : Que je ne pourrais pas jouer techniquement ?

EM : Oui.

FM : Oui, forcément. C’est concret. Par exemple lorsque j’écrivais des choses de Bartok il y avait des choses à la clarinette basse ou au contrebasson, je n’aurais pas pu les jouer en fait. En tout cas j’ai remarqué que, ce qui est important, c’est de revenir toujours au concret du son, du geste.

EM : Qu’est ce qui vient en premier alors ? Intérioriser le piano, puis extérioriser le chant intérieur ? Ou l’inverse ? Un ami violoniste me disait l’autre jour que, clairement, pour lui on imagine d’abord puis on va vers le concret.

FM : Je pense qu’il a raison. C’est une question de microseconde mais lorsque je joue quelque chose sur le piano, que j’improvise, je pense que je l’ai déjà joué avant. Après l’oreille fait défaut parfois. On peut avoir des problèmes d’oreilles bien entendu, mais dans le meilleur des cas, c’est cela.

EM : Je vois trois différents thèmes ici : l’improvisation, l’écriture, et l’improvisation. Dans chaque pratique est-ce que tu dirais que c’est le même chant intérieur ou ce sont des chants intérieurs différents ? Des voix différentes plutôt je dirais.

FM : Je pense que ça dépend du format.

EM : Quel format ?

FM : Quand je lis du piano, j’ai une oreille pianistique et je pense à tout le piano que j’ai joué, tout le piano que j’ai entendu, tout le piano que j’ai étudié. Quand je pense à l’orgue je suis obligé de m’adapter à ce format en imaginant un pédalier donc là c’est vraiment le travail de la mémoire, je vais me souvenir des orgues que j’ai vues, que j’ai pu jouer parfois – par exemple l’orgue de Batz-sur-mer qui est un orgue baroque, donc peut-être qu’avec un orgue comme ça Bach n’aurait pas dépassé le ré là-haut, ou alors le pédalier est comme-ci, comme ça, ou je vais me dire que ce pédalier-là peut faire telle ou telle chose – par exemple on ne peut pas faire de gammes au pédalier donc je vais faire des motifs en escalier.

http://orguesfrance.com/BatzSurMerStGuenole.html

Je pense à des choses comme ça. Peut-être très techniques. En tout cas très organistiques. L’oreille orchestrale va être influencée par la musique d’orchestre que j’ai lue, peut-être que je vais me souvenir d’un concert que j’ai vu à la Philharmonie, où je vais me dire « tiens, on sentait bien que les trompettes étaient au fond de l’orchestre ». Dalbavie nous a appris à sentir l’orchestre en face tu vois. Comme si tu étais dans le public ou en tant que chef d’orchestre.

EM : Je vois.

FM : Mais là je te parle d’un processus qui est évolutif. En tout cas qui a été conscientisé. C’est-à-dire que, plus je suis allé vers une oreille concrète, mieux j’ai entendu.

EM : Et comment tu expliques ça ?

FM : C’est compliqué à expliquer. Je pense que ma mémoire était plus stimulée par le concret tout simplement. La mémoire est plus stimulée. Elle apprend mieux le réel que l’abstrait. Peut-être que c’est moi. A mon avis on est tous un peu comme ça d’une certaine manière. Si tu imagines un violon et que tu le joues concrètement tu vas t’en souvenir beaucoup plus, comme d’une impression vivante, que si tu voyais le violon sur une partition et que tu essayais de t’imaginer cela de façon décontextualisée.

EM : C’est la mémoire du toucher.

FM : Oui c’est ça. C’est étonnant de le dire car c’est une mémoire du toucher, en tout cas une mémoire instrumentale, même si ce n’est pas un instrument que j’ai joué moi-même, par exemple le violon. Mais là je vais me souvenir de tous les violons que j’ai vus, de tous les violons que j’ai entendus, ou de Paul (notre frère) quand il jouait du violon et que je le voyais travailler. Je vais me souvenir de détails techniques, que les cordes sont sol-ré-la-mi etc. Je n’écris pas pour violon en ce moment mais tu vois… Il y a des gens qui disent qu’il faut jouer tous les instruments de l’orchestre quand on est orchestrateur. Je ne sais pas. Il faut au moins un minimum. Connaître les possibilités. Personnellement je n’ai pas encore fait ce travail.

EM : Je comprends. Cela rejoint vraiment mon intuition de départ qui est que le chant intérieur n’est pas abstrait, au contraire, c’est quelque chose d’incarné.

FM : Oui. En tout cas il faut s’efforcer pour que cela le soit.

EM : C’est un processus d’incarnation ?

FM : Pour moi ça été le cas. J’ai observé que mon oreille entendait mieux quand je pensais « instrument » donc je me suis dit « pensons instrument dès le départ ». Il faut s’y forcer. C’est une sorte de prise de conscience très régulière que je reprends. Par exemple, la dernière fois j’étais dans un parc pas très loin, je me suis posé dans le parc, je me suis dit : « tu te forces à penser l’instrument en face de toi ». Vraiment, c’est en chair et en os. Cela demande peut-être dix ou quinze minutes mais au bout d’un moment on est dedans en fait. Tu es vraiment en train de jouer de l’instrument. Et là, tu es vraiment organiste par exemple. Ce que j’aime bien aussi c’est qu’il y a un recul : quand on lit une partition on voit tout de loin. Tu vois les lignes. C’est un peu extraterrestre comme façon de voir les choses !

EM : Tu te détaches de ce que tu lis pour pouvoir imaginer mieux ?

FM : Oui c’est ça ! Et plus la partition s’incarne kinesthésiquement, sans instrument, mieux j’entends. Par exemple, j’étais en train d’écouter la « Dorienne » de Bach qui est un monument, une cathédrale – j’essaye de rentrer quasiment dans un état de transe grâce à la concentration… [il cherche la note de départ, un ré, et observe qu’il avait chanté intérieurement la juste hauteur de note. Il continue.] Tu vois à force j’ai presque l’oreille absolue. Je me force à taper le diapason et imaginer que je joue un ré sur un piano ou sur un orgue.

EM : Le fondement est vraiment la perception en fait.

FM : Oui c’est ça. J’ai remarqué que je n’ai pas l’oreille absolue lorsque j’essaye de choper un son dans la rue, par contre lorsque je lis une partition, la plupart du temps je joue à la bonne hauteur. C’est assez étonnant.

EM : Oui.

FM : J’ai parlé de ça avec Eric Le Sage, un pianiste.

Par exemple, je prends la partition de la Dorienne. Je vois « ré-mi-sol-fa-si… » [il chante] Je peux le chanter en le lisant bien sûr. Je peux le chanter. Mais au bout d’un moment il y a des choses qui excèdent les capacités vocales aussi donc, si on pense trop « vocal » en lisant une partition instrumentale, on est limités par la vocalité. Alors que si on a un chant intérieur qui se détache de la vocalité pour aller vers une conscience plus large, une conscience instrumentale par exemple, on peut chanter des choses, intérieurement, qu’on n’aurait pas pu chanter extérieurement.

EM : Justement, est-ce que tu penses que la voix intérieure est fondée sur ma voix à moi, et ensuite élargie ? Ou bien elle est totalement déliée de ma voix ? 

FM : Je pense qu’elle se détache parce que lorsqu’on est un bébé, on babille, on répète ce que les gens chantent autour de nous – par exemple pour nous c’était maman qui chantait dans la maison… Bien sûr, je pense que les chanteurs ont une oreille très très vocale. Après quand on est instrumentiste, l’oreille est une sorte de passoire, donc la voix va être tout ce que l’oreille va être capable d’intégrer et de ressortir. Il y a toujours un mouvement interne/externe, intérieur vers l’extérieur tu vois.

EM : Oui. Franchement je ne pense pas que l’on puisse détacher cette voix du chant intérieur totalement de ma voix à moi, de ma voix physique.

FM : La preuve ! Là je viens de te lire quelque chose et je t’ai donné des notes. Je dis souvent à mes élèves « quand je lis une partition, je suis en train de penser à l’instrument, mais je suis aussi toujours en train de solfier. Je suis toujours en train de dire [il chante] ré-mi-farésol ». Comme si je jouais les notes. Et quand je lis les notes sur la partition, je vois l’instrument, mais lorsque je suis à l’instrument je suis aussi en train de solfier finalement parce que j’arrive à solfier le clavier. Lorsque je joue un sol je pense « sol » dans ma tête, s-o-l.

EM : Oui bien sûr. C’est ça l’intérêt du solfège à la Française quand même.

FM : Oui. C’est vrai que je suis très français dans ma façon de penser les choses. Et plus j’étais instrumentiste lorsque je lisais cette partition – ça m’a pris 15 minutes, 20 minutes, plus j’ai réussi à entendre. Et au bout d’un moment j’étais vraiment en train de jouer le truc à la bonne hauteur sur mon piano intérieur [il chante] « mi-la-ré-mi-fa-ré-sol, fa-si, la-ré, do, si, la,sol »… et là tu as deux voix qui rentrent, puis tu arrives à quatre voix donc ça devient une texture plus compliquée… et là c’est plus dur donc je passe peut-être plus de temps sur une mesure parce qu’il y a plus de choses à entendre… et puis au bout d’un moment je me dis qu’il faut que je mette mes pieds dans un coin, que j’imagine un pédalier un peu. Évidemment, c’est difficile pour moi d’imaginer un pédalier parce que je ne suis pas organiste. Par contre j’imagine qu’un organiste a une sorte de kinesthésie des jambes, ou des pieds, que moi je n’ai pas.

EM : Est-ce que lorsque tu commences à jouer ton chant intérieur, tu te concentres, tu rentres dans ta tête, et ensuite tu respires comme si tu allais jouer, et ça commence ?

FM : Ça dépend de la concentration. Je cherche quasiment un état second en fait, qui me permette de tout prendre en compte.

EM : Tu cherches à sentir la pulsation intérieure avant de commencer ?

FM : Justement, je voulais en parler. Parfois je me rends compte que mon tempo n’est pas très très… quand j’entends ce n’est pas très limpide en fait. C’est un travail à faire en fait. Il faut que je m’entraîne à entendre au tempo parce que, souvent, c’est comme tout, c’est ce qui arrive à mes élèves instrumentistes : avec les choses qu’ils connaissent bien ils ont un tempo plus rapide, et dès qu’ils connaissent mal ils ont un tempo qui s’effondre. Pour moi c’est pareil : moins mon oreille entend, plus elle est obligée de prendre un tempo lent. Parfois je passe cinq minutes sur une seule mesure en cherchant à être au plus proche de ce que ça doit être.

EM : Ce que je veux dire c’est que, ce tempo, c’est un élan qui part de ton corps, pas quelque chose que tu entends abstraitement dans ta tête, non ?

FM : Oui. Complètement.

EM : On le respire le chant intérieur. On le sent, non ?

FM : Oui bien sûr. Je n’étais pas capable de ça avant. J’ai développé ça depuis sept ou huit ans à force de faire des trajets dans les transports en commun. En tant que musicien, je ne lisais pas beaucoup de romans mais j’avais une vraie excitation et un vrai enthousiasme à lire des partitions. C’était un truc que j’adorais. J’adore toujours le faire. Là en revenant de Vendée j’ai lu des partitions. J’ai un vrai plaisir à lire des partitions. J’adore parce que, en fait, je me dis que je peux transporter mon instrument virtuellement avec moi, partout. Je suis dans le train, et en fait je suis en train de jouer de l’orgue dans le train, ou du piano. Ce que j’aime bien, c’est quand on est dans un état second, qu’on a un recul de fou sur ce qu’on lit, et qu’on arrive à réellement jouer de l’instrument, sans même penser au notes au bout d’un moment, alors qu’on est en train de les lire.

EM : Oui, c’est une véritable intériorisation de l’instrument.

FM : Voilà. Et je pense que ça arrive aussi quand on sait très bien lire. Plus on sait lire, plus on sait imaginer l’instrument sans lire lorsqu’on est en train de lire. Un peu comme un déchiffrage en fait. Lorsque tu déchiffres tu n’es pas en train de penser que tu es en train de jouer « fa-mi-ré » littéralement. Tu ne vois plus les notes parce que tu les as déjà vues en fait.

EM : Tu es plongé dans l’expérience.

FM : C’est exactement ça. Par contre, parfois je me rends compte qu’au bout de deux pages je suis une quinte ou deux quintes au-dessus donc j’essaye de revenir à l’oreille réelle, parce que je n’ai pas l’oreille absolue. Mon diapason n’est jamais très loin. Parfois je n’entends pas à la bonne hauteur mais j’entends bien les proportions donc ce n’est pas trop gênant.

EM : Il y a donc un contrôle par l’oreille réelle.

FM : J’essaye. J’essaye d’entendre instrumentalement ce que ça va donner.

EM : Oui.

FM : Étonnamment, lorsque je compose de la musique je n’utilise pas du tout le même procédé. Quand j’écris, j’écris dans le style d’un autre. Du coup j’essaye de faire une sorte de transfert direct de ce que je perçois de l’oreille du compositeur, vers le style ou l’exercice de style que je dois faire. Quand je compose moi-même ce sont beaucoup plus des improvisations remarquables donc je me souviens plus que d’autres, et qui se transfèrent vers le papier. Mes compositions partent souvent d’une improvisation. Je n’ai pas ce travail mental lorsque j’écris ma musique en tout cas. En fait j’ai envie d’être dans la mémoire de Bach lorsque j’écris des notes. En fait c’est vraiment une expérience quand on lit ça. C’est comme lorsque tu lis du Flaubert, tu as vraiment le cerveau de Flaubert devant toi, sous forme de papier.

EM : Oui, c’est fondé sur l’empathie.

FM : Effectivement je pense qu’il y a un côté empathique. Et ce qui m’intéresse c’est vraiment de plonger dedans, au sens physique du terme, comme si tu plongeais dans l’eau. J’essaye de me mettre dans son cerveau en fait. Ce que j’aime bien me dire en ce moment, c’est que j’ai pris plein de notes en cours avec Eschaich, Leszczynski, même les années d’avant, mais finalement le truc qui revient, une sorte de simplicité, c’est vraiment de regarder la musique de Bach, et sans penser trop aux règles d’harmonie que j’ai finalement intégrées avec le temps. Il y a beaucoup d’exceptions. Je pense que si vraiment je me fonds sans a priori dans la pensée de Bach lorsque je lis la partition, une fois que je devrais composer moi-même, je ne vais pas faire de « bêtise ».

EM : Est-ce que tu penses qu’il y a un composant émotionnel là-dedans ? C’est affectif ?

FM : Oui, c’est totalement affectif. Par exemple, là je lis la « Dorienne », en ce moment je suis en train de lire les Toccata dans l’ordre, un peu comme un bouquin. C’est beaucoup plus long qu’un bouquin bien sûr, parce que je peux passer trois heures sur trois pages, mais après quand je suis vraiment en état de transe j’arrive à lire quasiment au tempo. Evidemment, c’est difficile d’arriver à cet état-là. C’est affectif parce que je me souviens de cours que j’ai lus, de personnes qui m’ont joué la « Dorienne », de personnes que j’ai aimées qui m’ont joué ça, j’ai eu un cours de Pincemaille là-dessus par exemple, ou je me souviens qu’avec Thibault Perrine on l’avait vu il y a cinq ans et que j’avais été super enthousiaste pendant ce cours parce qu’il avait été lui-même hyper émerveillé de ce qu’il racontait.

Ce sont des intervalles, des sons, des masses que j’entends qui sont très expressifs. C’est aussi parce que Bach est un compositeur très émotif. On parle d’un Bach abstrait mais moi, j’ai rarement vu un Bach abstrait. En fait, j’ai l’impression que ce qui est intéressant avec Bach, et c’est ça qui fait que c’est le compositeur de plus grand de l’histoire qui ne sera peut-être jamais dépassé même dans le futur -même les plus grands compositeurs disent que c’est le plus grand, on se demande comment c’est possible d’arriver à cela, j’ai l’impression qu’il est beaucoup plus concret qu’on ne le pense. Même dans l’Art de la Fugue. Vraiment, je me dis qu’il n’a peut-être pas mis plus d’une heure à écrire ça. Il devait improviser à ce niveau-là je pense. On voit que parfois il est pris dans un espèce de flux, et que ça ne s’arrête pas.

[Ellen rit]

FM : C’est incroyable. La « Dorienne » est comme ça. C’est un flux improvisé. Il est dans une ubris permanente à toujours rajouter une couche, toujours rajouter un truc. Il faut essayer de retrouver cette spontanéité sur le papier je crois.

EM : Finalement cette intériorisation c’est du son, du toucher, il y a une dimension affective, du visuel parce que tu visualises ton instrument, tu visualises ta partition… Qu’est ce qui serait le plus fondamental ? Le toucher ? En fait, je ne veux pas influencer ta réponse mais bon… pour Husserl le toucher est le fondement de la constitution de cette espace intérieur. Les autres sens ajoutent des dimensions mais si tu veux, le toucher est premier. Notre géographie intérieure se fait d’abord par le toucher en fait.

FM : Je serais assez d’accord quand même. Comme mon oreille est instrumentale, si je ne suis pas en train de jouer dans ma tête, le son ne sortira pas à l’instrument, même dans ma tête tu vois.

EM : Ensuite tu as parlé de deux autres pratiques : l’écriture et l’impro. L’impro vient en premier mais là aussi, tu as appris en copiant, non ?

FM : Oui oui bien sûr !

EM : C’est rentré dans tes mains.

FM : En fait, ça dépend des musiciens. Moi, j’ai toujours eu des obsessions sur un musicien, ou un autre. C’est presque amoureux. Musicalement je suis un peu volage [il rit] : je vais passer trois mois sur Tigran Hamasyan,

ensuite sur Jacob Collier,

ensuite sur Bach, et à chaque fois j’ai des obsessions comme ça. J’essaye vraiment de m’unir à leur pensée et à leur façon de faire. Je me suis souvent dit que plutôt que d’avoir peur des styles il valait mieux copier les gens, et à force de fusionner toutes les influences qu’on reçoit, ça peut donner quelque chose de nouveau.

EM : Tu écoutes plusieurs influences et ensuite, quel est ton processus d’improvisation ? Tu écoutes, tu te mets dans cet état second, et ensuite ?

FM : Ça dépend de la fréquence avec laquelle je joue. En ce moment je joue beaucoup de tête. Evidemment, j’aimerais beaucoup développer le côté scénique… En ce moment, lorsque j’improvise dans le style de Bach parce que c’est ce que j’étudie en ce moment, mais sinon je reviens beaucoup à des motifs répétés qui sont eux-mêmes des états de transe, des trucs qui sont influencés par le Flamenco, la musique arabe… C’est ça que j’aime jouer en ce moment. J’aime beaucoup jouer dans le style du Flamenco en ce moment. Je pense à Paco de Lucia

je pense à des choses orientales, andalouses, avec des répétitions… donc du coup il y a du Scarlatti dedans parce que Scarlatti à emprunté des choses là-dedans… J’aime beaucoup improviser des choses orientales parce que, comme en ce moment je travaille beaucoup du chapeau, sans instrument, j’ai besoin de revenir à un truc très simple et fondamental comme le rythme, la danse, et la transe quand je joue.

EM : Du coup tu visualises du rouge, l’Espagne, les Espagnoles [elle rit] ?

FM : Bien sûr. Je visualise la danse, les danseuses, je pense au Gnawa, je pense à des choses que j’ai pu écouter, à des musiques que j’ai pu écouter avec Omar…

EM : … A la cuisine… la nourriture…

FM : Oui bien sûr ! Je pense à des expériences en fait.

EM : Et comment ça se traduit en son ? Il y a certain accords qui sonnent plutôt orientaux ? Tu as appris ça par contre, non ? Ce sont des codes culturels en fait.

FM : Oui. Parfois j’aime me remettre « dans mes vieux chaussons » et réimproviser sur une séquence que j’ai travaillée avant, que j’ai aimé travailler avant. Je n’ai pas encore fait de morceau qui soit vraiment dans le style flamenco, mais lorsque j’improvise sans thème en ce moment j’aime improviser dans ce style. Je pense à Dhafer Youssef par exemple. Je pense à quand il joue du oud, je pense à sa voix. Je pense à Paco de Lucia, je pense à un concert que j’ai vu lorsque je suis allé voir un ami à Madrid, je pense à la musique du Maroc. En tout cas, c’est ça que j’aime improviser en ce moment. C’est quelque chose qui m’est cher.

EM : Et comment tu dirais que ces atmosphères se transforment en suite de son ? Comment est-ce que ça s’enchaîne ?

FM : C’est-à-dire ?

EM : Une atmosphère, c’est vague. Ensuite improviser, c’est hyper concret.

FM : J’ai quand même essayé de transférer la guitare flamenco sur le piano. J’ai retrouvé des façons de faire… C’est étonnant que je n’aie pas encore vraiment composé de morceau, comme ça…

EM : Tu t’en entraîné, tu as appris des motifs… tu as passé du temps…

FM : Bien sûr ! La gamme andalouse, c’est la gamme espagnole [Il chante], le mode andalou, avec des modes mobiles. Ce sont des accords un peu sale que fait Paco de Lucia. Des manières de faire des arpèges [il chante], de faire des aller-retours très rapides. Ce sont des clusters, parce que dans la musique flamenco il y a des clusters comme ça. Avec des basses.

EM : Tu apprends donc des motifs séparés, et ensuite tu les enchaînes les uns avec les autres, et une fois que tu en as beaucoup et que tu sais les connecter ça te permet d’improviser pendant 45 minutes par exemple.

FM : Oui c’est ça ! Après tout ce travail je sens quand même qu’en ce moment je n’ai pas la capacité de renouveler le discours comme j’ai pu l’avoir avant, ou comme tu peux le remarquer chez les très très grands comme Keith Jarrett qui, même s’ils utilisent des choses nouvelles… J’ai tendance à avoir ce côté plus séquentiel tu vois. On peut le voir chez Tigran Hamasyan par exemple. C’est vrai que Tigran est assez peu évolutif dans ses improvisations. Il a un morceau, il va jouer avec. Parfois il est même quasiment interprète en fait. Tu peux voir d’un concert sur l’autre, il y a des séquences entières… Par exemple compare un concert à la Roque d’Anthéron (concert de promotion) avec son album Fable, et tu te rends compte qu’il y a des séquences entières qui ne sont pas du tout improvisées chez Tigran. Je pense que c’est quelqu’un qui a besoin d’investir ses propres thèmes.

EM : Hum…

FM : Tigran est intéressant pour ça. Ça m’a toujours intéressé ce côté très interprète chez lui. Il improvise sur des séquences mais il y a des pans entiers de ses impros qui sont très interprétées et très notées.

EM : Je vois. Comment tu dirais qu’on apprend à renouveler son discours ? En répétant ?

FM : Il faut multiplier les influences je pense. Il y a deux ans, lorsque j’ai commencé à écouter du rock, Jeff Buckley

Led Zeppelin, du Funk, D’Angelo

ça a vraiment renouvelé mon discours, et surtout, j’ai écouté du chant, les Beatles, j’ai écouté plus de guitare qu’avant, plus de voix qu’avant, ça a vraiment renouvelé…

EM : Par exemple des voix, des instruments, des styles…

FM : Typiquement, lorsque j’improvise dans le style flamenco ce sont beaucoup de choses qui peuvent venir de « Dream Brother », ce genre d’ambiance… ou ça vient plutôt de Nusrat Fateh Ali Khan peut-être…

pas trop andalou mais plutôt indien du coup. Mais tu vois, ce sont des couleurs comme ça. Je pense à Jeff Buckley quand j’improvise dans ce style-là, je pense à « Dream Brother ». J’ai beaucoup aimé transplanter cette atmosphère de « Dream Brother » au piano et improviser dessus.

EM : Ça m’intéresse vraiment de comprendre comment tu traduis une atmosphère vague en un truc concret. Les musiciens disent : « ce sont des couleurs, moi je vois du bleu », d’accord, mais après il faut que ça devienne du son ! C’est concret. C’est du son, des enchaînements d’accords…

FM : A un moment j’aimais jouer sur « Dream Brother », j’aimais rajouter beaucoup de réverb’ comme il fait avec sa guitare en ajoutant beaucoup de pédale [il chante et tape le rythme]. J’essaye de reprendre la mélodie – d’ailleurs Brad Meldhau a fait une impro sur ce thème à Vienne. J’ai beaucoup aimé l’intensité du Rock, et j’ai essayé de la reproduire au piano. J’ai tendance à prendre le langage harmonique, mélodique, et ensuite à voir si instrumentalement je peux me rapprocher pour faire une sorte d’émulation de ce que j’ai entendu sous d’autres formats.

EM : Hum…

FM : « Dream Brother », c’est ce que j’aime improviser en ce moment. Avec des boucles qui mènent vers un état second, parce que j’ai besoin de m’évader de ce cerveau qui analyse beaucoup de Bach en ce moment, et des choses très savantes… même si c’est très spontané et improvisé… il reste tout de même cette dimension savante qui est intégrée chez Bach, et qui fait qu’il sera toujours intéressant sur le plan abstrait ou intellectuel.

EM : La dernière pratique, c’est l’écriture. Tu dis que l’impro est plus intuitive. Maintenant le problème n’est plus « comment je traduis une atmosphère vague en un son » mais « comment je l’écris » ?

FM : Oui.

EM : C’est aussi un processus de traduction… mais c’est peut-être moins perceptif d’un sens…

FM : Pour l’écriture, ce que j’ai expérimenté cette année, c’est organiquement, de faire une sorte de clonage. Par exemple je prenais un quatuor de Bartok, numéro quatre ou cinq, et tout de suite après de sauter sur ma partition pour écrire, écrire, écrire, en essayant d’improviser sur le papier avec le langage que j’ai c’est-à-dire tout ce que j’ai appris avec l’instrumentarium du quatuor.

Tout ce que je sais sur le solfège aussi. Le vocabulaire aussi, parce qu’en fait il va falloir avoir du vocabulaire pour pouvoir improviser sur du papier. Si j’entends « sforzzando », il faut que je marque tout de suite « sf ». Si j’entends un crescendo il faut que j’écrive un crescendo. Ou alors j’imagine le pizzicato…

EM : D’accord.

FM : Je te dis, j’ai toujours essayé de faire fusionner les pratiques donc lorsque je suis en train d’écrire je suis un peu en train de faire un transfert inconscient de ce que j’ai dans mes partitions.

EM : En fait tu traduis du son en signe. C’est un peu comme lorsqu’on apprends à lire et à écrire. Tu sais que « sforzando » ça s’écrit « sf » donc tu écris « sf ».

FM : Oui voilà. Essayer d’avoir une fusion entre la pratique de l’instrument, le compositeur. Mais même lorsque j’improvise, j’aurais le vocabulaire pour écrire ce que j’improvise.

EM : Du coup, comme tu as appris par styles, et que tu sais écrire dans le style de Bach, le style de machin, comment tu fais ton propre truc à toi ? Tu peux vite devenir juste un pastiche en fait !

FM : C’est la grande question.

EM : Surtout si tu as été un bon élève qui a bien appris.

FM : Oui oui. Les périodes où j’ai écrit mes trucs à moi les plus originaux je pense que c’étaient des périodes où je n’avais pas d’impératifs spécifiques… j’avais du temps et de l’espace pour que les choses fusionnent en fait. Là en ce moment je suis dans Bach et Bartok, c’est comme ça. C’est ce qu’on doit travailler. Par contre, pendant mon année de césure j’ai écrit beaucoup de morceau ou, soit j’avais du temps et de l’espace pour digérer toutes les influences sans beaucoup écouter de musique, soit au contraire je multipliais tellement les influences que ça sortait. C’est un travail ! Je ne pourrais pas dire « j’ai envie de sonner personnel ». J’écris ce que j’entends et ce que j’ai envie d’entendre. Après je n’ai pas de peur… je me dis que si c’est personnel, tant mieux, mais ça doit être inconscient. Je n’ai pas envie de faire quelque chose d’intentionnellement personnel.

EM : D’un sens, ce qui fait que c’est personnel, c’est que ça finit par se détacher de là d’où ça vient, tu oublies que c’est du Bach ou du Bartok, ça se mélange dans ton monde à toi, avec tes propres trucs à toi, ta sensibilité, et au bout d’un moment c’est digéré.

FM : Bien sûr !

EM : C’est vraiment un processus de digestion, comme pour la nourriture. Tu manges, et puis ça devient toi. Tu manges du boudin noir, ça te donne de l’énergie.

FM : Bien sûr ! C’est exactement ça. Ça ne peut pas être la même chose parce que c’est passé par un autre filtre. Ça ne pourra jamais être la même chose. C’est le filtre de la perception. Ça ne pourra jamais être la même chose.

EM : Ça ne peut être la même chose que si ça reste à la surface de toi. Si ça rentre vraiment en toi, si ça devient vraiment une partie de toi, ça ne peut jamais être la même chose. Si, pour une raison ou pour une autre, les choses ne pénètrent pas vraiment en toi parce que pour une raison ou pour une autre tu es bloqué, ou tu n’es pas assez perméable, j’imagine qu’effectivement tu dois avoir tendance à refaire la même chose que d’autres. D’un sens, la créativité c’est la capacité à être complètement perméable. Si tu n’es pas du genre à laisser les choses pénétrer en toi parce que tu as une bonne vieille carapace, tu vas répéter ce que les autres disent parce que ça n’aura pas pu être digéré finalement.

FM : C’est vrai oui. En tout cas moi, je marche à l’affectif musicalement. Donc c’est plutôt comme ça que ça se passe.

EM : Je dirais que les enfants sensibles sont plus créatifs parce qu’ils sont plus perméables. Ils digèrent plus et du coup, comme c’est digéré, ça devient leur truc à eux.

FM : Oui, je pense que c’est vrai. C’est tout à fait vrai.

EM : Quand je regarde des petits enfants jouer, je me dis qu’ils sont créatifs parce qu’ils sont sensibles.

FM : Oui, c’est vrai que ça va ensemble.

EM : C’est la perméabilité qui fait qu’on est capable de refaire du nouveau je dirais.

FM : Oui. Après, encore faut-il se souvenir de ce qu’on a entendu, ce qu’on a perçu. C’est le rôle de la mémoire. C’est très important la mémoire. C’est un allié très précieux.

EM : Se souvenir… et oublier aussi. La mémoire, c’est toujours les deux. C’est aussi la capacité à oublier les choses qui ne fonctionnent pas. D’avoir une mémoire sélective finalement.

FM : Oui. Juste pour finir, il y a quelques années je travaillais beaucoup le style bebop mais je n’arrivais pas vraiment à saisir le truc, jusqu’à ce que je me dise qu’en fait j’allais continuer à galérer parce que je n’avais pas vécu la même chose qu’eux. On peut essayer d’imiter des éléments de style mais, s’ils ont fait ça, c’est leur musique. Donc pourquoi ne pas faire aussi « notre » musique ? C’est dur aussi au bout d’un moment d’imiter Bud Powell, Phineas Newborn…

Ce n’est pas forcément qu’on n’est pas assez doué pour ça, ça peut être qu’on n’a pas vécu les mêmes choses, qu’on n’a pas mangé la même chose au petit déjeuner… Rien que ça, ça va faire qu’on va galérer à imiter vraiment quelqu’un.

EM : Vous n’avez pas le même monde intérieur finalement.

FM : C’est ça ! Et peut-être que si Phineas Newborn descendait sur terre, il ne réussirait pas à m’imiter non plus finalement. On a tendance à se jauger par rapport à notre capacité à imiter mais on est quand même limités parce qu’on est dans un corps différent, à une époque différente. On est dans une autre réalité en fait. Une autre perception. On est les seuls à voir ce qui se passe dans nos yeux. On est les seuls à entendre ce qu’on entend. C’est tout.

EM : Ce que tu dis, c’est que le fait qu’on perçoive différemment parce qu’on perçoit en fonction de ce que l’on est, fait qu’on imagine différemment.

FM : C’est ça !

EM : Je pense vraiment que l’imagination est fondée dans la perception. Même si c’est difficile de comprendre le passage de l’un à l’autre. Comment, la perception qui est une sorte d’emmagasinement de choses qui créent ton propre monde perceptif, passe dans l’imagination ? C’est difficile à expliquer. Mais je suis sûre que l’imagination est fondée dans la perception dans le sens où, ce qu’on imagine, est une sorte de réorganisation de ce qu’on a perçu. 

FM : Oui. C’est toute la question de comprendre comment, entre deux élèves qui ont le même niveau scolaire de piano par exemple, avoir les mêmes profs etc., l’un va en faire quelque chose et pas l’autre. Ce n’est pas que la perception en fait. Il y a des gens qui écoutent de la musique toute la journée et qui ne sont pas créatifs. Perception et imagination ne sont pas forcément corrélées. C’est plutôt « qu’est-ce que je vais faire de la perception » ? Il y a une question de confiance, de volonté qui rentre en jeu. La volonté est importante. A un moment il faut décider, en tout cas moi, j’ai décidé « je vais devenir musicien ». Je ne vais pas faire d’études à côté. J’ai décidé de galérer et de faire des erreurs. Il y a des choses qu’on ne peut pas économiser. Il y a un temps pour faire des erreurs. Il faut laisser du temps pour ça. Du coup, peut-être qu’entre la personne créative et la personne non-créative, la personne créative va avoir un autre rapport au temps. Peut-être que ce sera un temps plus habité. Plus vécu finalement.

EM : Il faut un temps pour rentrer en soi c’est tout. Les personnes qui sont créatives sont celles qui sont capables de se mettre à distance des choses, de ne rien faire. Comme nous disaient nos parents quand on se plaignait qu’on s’ennuyait : « c’est très bien ! c’est important de s’ennuyer ! ». Je pense que c’est aussi ça la clef. Avoir un temps de digestion où les choses rentrent vraiment en soi. Si tu es tout le temps pressé, si tu es tout le temps avalé par le monde autours de toi, pris par la perception, tu n’as pas le temps de digérer vraiment, tu restes un peu à la surface.

FM : Oui tout à fait. Il faut toujours des temps de retraite après des temps d’absorption. Ne serait-ce que lorsqu’on a fait une bonne séance de boulot il faut sortir. Après deux heures et demie de boulot il faut s’aérer. Et sans écran, surtout.

EM : Oui. Moi aussi je fais des promenades après les moments où j’écris. Et je pense que ce n’est pas une manière de se vider. C’est plutôt une manière de digérer.

FM : Oui. J’ai écrit ça dans ma méthode de piano. C’est un peu la chambre noire. Il faut du temps, de l’espace et de la lumière pour que les choses soient révélées.

CAMERA OBSCURA

Les temps de repos et de sommeil seront aussi là pour consolider (je dirais presque, l’air de rien) tout ce qui a été appris, que tout s’imprime dans votre mémoire comme dans une chambre noire, comme une matière photosensible qui a besoin d’air et de lumière pour se révéler et se fixer.

(Matière photosensible → Révélateur → Fixateur.)

Après une séance de travail intensive, où la conscience et la mémoire ont travaillé à plein, je conseille une demi-heure d’activité réduite à minima. Pas d’écrans, mais une promenade ou un fauteuil. Rien qui puisse perturber ce travail passif et ne vous rende amnésique!

Rien qui fasse diversion et ne prenne la place de ce que vous venez d’apprendre.

Apprendre par méditation. C’est un terme utilisé par les pianistes Karl Leimer et Walter Gieseking dans leur méthode.

Matière photosensible. Révélateur. Fixateur. Pour moi, la promenade c’est le moment fixateur. C’est le moment où les choses vont s’imprimer dans la mémoire, se fixer. C’est essentiel. Je dis à mes élèves : « rien après le cours de piano ». Surtout pas d’écran. A chaque fois que je vais sur un écran après, je me dis que ça va quand même fonctionner et non. Ça ne marche pas. Je me fais avoir. L’écran est vraiment mauvais.

EM : Parce qu’il t’avale hors de toi-même en fait.

FM : Exactement.

EM : Alors que la chose importante est justement de rentrer en soi-même.

FM : C’est ça. Il y a un côté amnésique. Il y a un côté passif qui se passe après le travail et qui est important sinon on devient amnésique. Ou sinon ça fait une sorte de mémoire un peu superficielle qu’on peut avoir après une année de prépa par exemple, ou on oublie tout. On ne peut pas intégrer les choses émotionnellement. Peut-être qu’on n’avait pas besoin de les intégrer émotionnellement.

EM : Oui. Bon, ben merci franchement, c’était super intéressant ! Tu aurais quelque chose à dire pour finir ?

FM : Vraiment, je pense que ce n’est pas un hasard si on a énormément parlé du piano intérieur, c’est le plus important.

[1] https://www.davydov.bzh/entretien-avec-thierry-escaich-organiste/?fbclid=IwAR2vkkrsuK8fu97AzOGW73U9nxpBEXtY9goBI19Zoz1HpbkGptpaKh7vhnU

Comments are closed.