Entretien avec Armand Amar

(05.05.2015, Fait par Ellen Moysan à Paris, France)

amar

http://www.armandamar.com/

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Ainsi que je vous l’ai écrit, je fais une recherche, en philosophie, sur le « chant intérieur ». Est-ce que c’est une notion qui vous parle ?

C’est un mot un peu sophistiqué comme terme je trouve… si je devais le définir je dirais que le chant intérieur c’est le ressenti. C’est le fait de littéralement « se chanter intérieurement » quelque chose qui sublime ce qu’on joue. Ça fait la force de notre musique, le fait que ce soit riche.

Lorsqu’on joue avec une partition je trouve que c’est parfois difficile de s’exprimer à travers elle, est-ce que vous pensez que c’est plus compliqué de s’exprimer avec partition que sans ?

Non, je ne crois pas que la partition empêche cela. Pas du tout même. Au contraire, le ressenti c’est lorsqu’on s’est totalement approprié la partition. C’est ce qui fait qu’une interprétation est différente d’une autre : le ressenti de chaque interprète.

Vous êtes le premier musicien que je rencontre qui travaille avec la musique extra-européenne, est-ce que vous pensez que ce ressenti est lié à la culture à laquelle on appartient ? à la langue ?

Je crois que ce n’est pas vraiment lié à la culture en général, plutôt à la culture de chaque musicien. C’est sa culture personnelle qui fait qu’il est un bon musicien, ou moins bon. Après c’est vrai que l’impact de la culture est plus grand dans les musiques traditionnelles. Cela dit, le fait de ressentir ce qu’on joue est une chose que l’on l’apprend vraiment au fondement de notre pratique musicale.

Comment cela ?

Par la transmission. Par exemple pour les tablas[1] à force d’apprentissage.

A force de jouer ça se constitue de plus en plus.

Oui. On est obligé de passer par une étape très technique puis, une fois qu’on a oublié cette technique on peut se chanter, on peut ressentir, on peut se libérer. Une fois qu’on a acquis, et bien acquis, toutes les techniques, alors on est libre et on peut interpréter.

Je pensais justement qu’avec un apprentissage très classique, très académique, on pouvait risquer de rester à cette étape technique, avoir une interprétation mécanique figée par cette connaissance. 

Bien sûr, on peut être bloqué par la technique, mais dans toutes les musiques.

Ce n’est pas la partition qui fait ça.

Non. Je ne crois pas. Sinon, pourquoi est-ce qu’on aurait des chanteurs dix fois meilleurs que d’autres qui ont la même technique ?

Oui mais tout le monde ne parvient pas à s’exprimer si facilement. Il faut quelque chose en plus. Est-ce qu’on réussi à se libérer par un déclic ?

Oui je crois.

Et c’est peut-être aussi le rapport à l’instrument n’est-ce pas ? Si on est très connecté à son instrument ça sort mieux.

Sûrement, c’est comme avec n’importe quel partenaire c’est une complicité qui se créé et qui permet de communiquer.

Une de vos particularité est que vous vous êtes intéressé à des musiques extra-européennes, des instruments qui n’appartenaient pas à votre culture d’origine, pourquoi ?

Je trouvais ça plus ludique, l’apprentissage me convenait mieux que la musique occidentale.

Vous vous êtes aussi intéressé à la musique traditionnelle européenne ?

Oui un peu mais de l’est plutôt.

De la Hongrie, République Tchèque etc . donc. Vous avez commencé par approcher quelle musique ?

J’ai d’abord commencé avec les « conga » de la musique cubaine.

En fait ce qui m’intéressait par rapport à la musique occidentale c’était la manière d’apprendre. Je n’arrivais pas à m’accrocher à un apprentissage classique. Du coup la transmission orale me convenait mieux. C’est instantané, c’est un échange.

C’est plus instinctif ?

Non, pas instinctif. C’est un échange.

Quelque chose de relationnel.

Oui, plus ou moins houleux, une relation avec des maîtres.

Donc après les « conga » vous avez continué avec quoi ?

La musique indienne, iranienne, africaines. Ça me plaisait de découvrir.

Il y a une tradition qui vous a plus intéressé que les autres ?

La musique indienne oui, je crois. Je n’ai jamais été un instrumentiste extraordinaire mais j’aime bien essayer et j’arrive à faire un son avec n’importe quel instrument.

Je trouve que, dans vos musiques, on ressent bien la culture, la géographie du pays de l’instrument que vous utilisez. Vous êtes allé dans les pays liés aux traditions musicales qui vous intéressaient pour regarder les paysages etc. ?

Oui. Mais ce qui est intéressant c’est d’abord la musique, la complexité des musiques. En fait, je voulais avoir une autre approche que celle un peu baba cool et exotique des années 68. J’ai donc voyagé.  Je voulais découvrir la richesse des instruments et de leur culture.

Comment cela « exotique » ?

Je veux dire que dans les années 70 on utilisait les instruments comme des couleurs et non pas avec la richesse de leurs techniques. On a découvert la technique très tard.

Comment faisait-on alors ?

Dans la musique contemporaine on utilisait les instruments extra-européens pour faire exotique, orientaliste. Puis ça a changé dans les années 80 : on a compris qu’une flûte peule c’était différent d’une flûte classique, que cela nécessitait une technique de jeu différent. Puis il y a eu le mouvement inverse, on a adapté les techniques traditionnelles à des instruments européens.

Donc vous, vous avez eu une autre démarche.

Oui, je me suis intéressé aux instruments, comment ils étaient construits etc.

A leurs rythmes propres, les rythmes composés… ?

Oui.

Et ensuite, comment fonctionne votre processus de composition ? Vous travaillez beaucoup à l’ordinateur ?

Je suis complètement autodidacte, je ne lis pas vraiment bien la musique, je n’ai pas non plus vraiment envie de travailler avec l’écrit. C’est un peu ce que j’ai gardé de mon apprentissage des musiques extra-européennes, je fais tout par mémoire.

Vous construisez une base sonore ? Vous avez une méthode ?

Non, pas vraiment. Ça dépend beaucoup. En fait dans les années 70 j’ai entendu Terry Riley et ça m’a fasciné, du coup j’ai eu une passion pour les musiques un peu répétitives qui s’est confirmée ensuite.

Je travaille par cycle et par éléments qui se superposent.

Et vous collaborez avec des réalisateurs. Ce sont eux qui viennent vous chercher ? Ce sont des amis ?

Un peu les deux. En fait je n’ai pas d’agent parce que je préfère que les gens viennent pour ma musique.

Je comprends. Et on vous propose un film tout fait ?

Ça dépend, on peut proposer un travail en amont avec une lecture du scénario, en regardant ensemble les moments où l’on a besoin de musique. En fait c’est un échange.

Et ce que vous composez peut influencer les images qui vont derrière ?

Non, jamais. Je travaille sur un film terminé, une fois que le film est tourné, monté. La musique est l’avant dernière étape, après il y a le mixage c’est-à-dire lorsqu’on assemble les différents éléments du film.

Est-ce qu’il y a des films qui vous ont particulièrement marqué ?

Bien sûr, par exemple Amen de Costa-Gavras

Va, vis, deviens de Radu Mihaileanu

Indigène

pas mal de films en fait.

Et c’est l’histoire qui vous intéressait particulièrement dans ces films ?

L’histoire oui… mais d’abord le réalisateur. Pour la musique de Va, vis et deviens je connaissais le musicien parce qu’on a un label de musique et qu’à l’époque on avait enregistré trois disques d’un grand chanteur Mahmoud Ahmed  découverte de la musique du monde des années 80,

et un autre avec Alemu Aga qui chante des chants religieux chrétiens avec la harpe de David.

Et il y a une différence entre les traditions musicales chrétiennes et juives en Ethiopie ?

Pas vraiment je crois, en tout cas je n’ai pas entendu de différence majeure. Mais vous savez, les juifs éthiopiens sont presque tous en Israël maintenant.

Oui. Je m’intéresse beaucoup à la scène israélienne. Elle est vraiment riche et variée justement grâce à toutes ces traditions qui se côtoient. En même temps est-ce qu’il n’y a pas un risque que cela constitue une musique fusion où les chants originaux perdent la saveur de leur tradition propre ?

Je ne crois pas, ce sont des musiciens qui ont su s’imprégner fortement de leurs traditions tout en l’enrichissant avec la musique occidentale. Lorsque j’ai été au festival de musique sacré de Jérusalem j’ai été très impressionné. J’ai rencontré Ravid Kahalani, le chanteur de Yemen Blues, c’était très intéressant.

Vous travaillez surtout avec des musiciens qui appartiennent à ces traditions orales ?

Non, pas toujours. Je collabore aussi beaucoup avec Sarah Nemtanu, la violoniste de l’Orchestre National de France.

J’ai travaillé aussi avec Sandrine Piau.

Les musiciens sont en général très ouverts, on est forcément amené à travailler ensemble, notamment grâce aux films. On ne peut plus se permettre de se renfermer car il y a tellement de musiciens qu’il faut être très bon maintenant. Il y a tout de même beaucoup de musiciens qui sont à cheval sur plusieurs types de musiques, de traditions.

Comment vous rencontrez les musiciens ?

Je connais bien la musique indienne parce que j’ai longtemps vécu en Inde, celle du Moyen-orient, c’est donc facile de rencontrer des musiciens là-bas. Ensuite il y a des fixeurs, des gens qui sont là pour conseiller des musiciens. Et puis il y a le cas où l’on découvre par nous-même des musiciens qui n’ont pas de carrière du tout.

Vous pourriez dire pourquoi vous accrochez avec telle ou telle personne ?

Souvent c’est lorsqu’il y a quelque chose qui me touche, qu’il y a quelque chose dans la voix…

Vous connaissez les techniques orientales de chant, d’Iran par exemple 

Oui, oui.

Lorsque vous avez utilisé un chanteur iranien dans le Poème des Atomes il a improvisé ?

Non, ce n’était pas du tout improvisé. Tout est écrit. Je lui ai donné la mélodie, puis il s’est référé à quelque chose de la tradition, a trouvé le mode et s’est adapté à ce que je lui demandais.

Ça peut donc être réenregistré par un autre chanteur ?

Bien sûr.

Et vous gardez les partitions pour cela ?

Ça dépend, pour l’Oratorio Leyla and Majnun tout est écrit et il n’y a pas une fois où ça n’a pas été fait de la même manière.

C’est un poème arabe sûfi qui a été adapté et écrit au 13ème siècle en Persan. Il a été ensuite changé et adapté de manière mystique.

Lorsque vous composez vous travaillez donc comment ?

Je travaille avec des logiciels, je choisis les instruments, et puis c’est retranscrit par des gens qui travaillent avec moi, dont un orchestrateur qui répartit les instruments.

Avec l’ordinateur vous pouvez voir ce que ça va donner.

Oui.

Comment travaillez-vous avec l’instrument ?

Je le prends dans sa culture. Elle est plus ou moins sophistiquée. Ça peut aller des cultures où l’on utilise que la voix comme les Pygmées du Cameroun.

aux instruments de bergers comme les Kalimba en Afrique du Sud, Mozambique, Sénégal, Mali

ou même aux balafons

Comment les instruments sont-ils liés à leur culture ?

Tout dépend de l’endroit où les gens vivent. En Amazonie il y a très peu d’instrument par exemple, on utilise beaucoup la voix.

Vous choisissez l’instrument en fonction de l’image ?

Non, pas du tout. C’est tout à fait indépendant. En fait ce qui m’intéresse c’est de pouvoir intégrer à l’orchestre des instruments.

Je comprends, par exemple vous faites chanter une jeune femme mongole pour le prélude de Home de Yann-Arthus Bertrand.

Sa voix m’intéressait oui.

Le réalisateur vous avait dit comment il ouvrirait son film et vous a ensuite commandé la musique ?

Non, j’ai attendu que le film soit terminé et j’ai composé cette musique.

Les musiciens collaborent facilement pour des films même s’ils ne sont pas du tout dans le circuit du cinéma ?

Non, jamais.

Comment ça s’est passé avec Levon Minassian ? 

J’aimais beaucoup la musique arménienne. Peter Gabriel voulait utiliser cet instrument pour La dernière tentation du Christ de Scorsese

et nous avons trouvé Minassian via la diaspora arménienne. Puis nous sommes devenus amis et j’avais envie de décliner un peu tous les chants religieux arméniens. En 94 nous avons donc sorti le premier CD. Il a joué une première fois et j’ai reconstruit avec d’autres musiciens.

Comment a-t-il appris la musique arménienne s’il est issu de la diaspora et né à Marseille ?

Sa sœur connaît très bien la tradition, il a aussi travaillé avec Gasparian, le grand maître qui a collaboré notamment dans Gladiator sur une musique de Hans Zimmer

Ensuite on a travaillé sur un deuxième CD. J’ai choisi avec lui le répertoire et il est rentré à Marseille et j’ai travaillé trois ans dessus.

Pourquoi aimez-vous autant les musiques sacrés ?

En fait ces musiques sont celles qui me rappellent le plus la musique occidentale, la musique baroque.  On retrouve une même écriture horizontale. J’aime bien la simplicité des mélodies qui donne un accès direct à l’émotion. J’ai découvert récemment le « hulusi », un instrument traditionnel qui m’intéresse beaucoup.

Je voulais le mettre dans un film mais le seul musicien en France a refusé.

Comment ça se passe dans ces cas-là ?

On peut aller chercher des musiciens et les faire venir ici mais dans ce cas-là c’était trop compliqué. Les musiciens viennent aux studios séparément et on fait l’enregistrement.

Je comprends. Mais on pourrait penser que les instruments qui ne sont pas de notre culture touchent moins alors que ce n’est pas du tout le cas.

Ce qui est beau peut toucher universellement, l’émotion que l’on ressent en écoutant quelque chose ne dépend pas de l’endroit d’où on vient.

Le message est quand même d’autant plus fort que ça « colle » bien avec l’image, non ?

Pas forcément. On peut choisir de faire quelque chose de décalé, justement pour produire de l’effet.  Par exemple, dans Tu seras mon fils on a créé un décalage.

Dans la Jeune fille et les loups on a utilisé un doudouk.

Dans Va, vis et deviens on n’a travaillé avec  aucune voix éthiopienne et on a pris une voix plus pop pour une des chansons

La musique est là pour participer à donner la force au film. Bon, je crois que je vais arrêter là pour aujourd’hui. Merci beaucoup de m’avoir rencontrée, je suis très contente de tout ce que j’ai appris !

[1] Instrument de musique à percussion de l’Inde du Nord.