Cours de philosophie en ligne du CETAD
LA RAISON ET LE RÉEL – QUE PUIS-JE CONNAITRE ?
Valentin & Ellen Davydov

(Johannes Vermeer, L’astronome, 1668)
Semaine 4
Mais rester au sein de cette rerum concordia discors, rester au sein de toute l’incertitude de toute la pluralité merveilleuse de l’existence, et ne pas interroger, ne pas trembler du désir et de l’envie d’interroger, ne pas même haïr celui qui le fait, peut-être s’en moquer à s’en rendre malade, voilà ce que je sens comme méprisable, et c’est ce sentiment-là que je cherche d’abord en chacun. Nietzsche, Le gai savoir, §2, 1882 |
« La connaissance se fait par la logique » ou « La connaissance est reçue par les sens »
Introduction
Question générale de la semaine La pensée abstraite détourne-t-elle de la réalité ? |
Textes de la semaine
Texte 1 – Empirisme – John Locke, Essai sur l’entendement humain (1690)

John Locke (1632-1704) est un philosophe anglais appartenant au mouvement empiriste (selon lequel toute connaissance provient de l’expérience). Son Essai traite des fondements de la connaissance et de l’entendement humain. Il y décrit l’homme comme une table rase qui se trouve ensuite remplie par l’expérience.
En premier lieu, en effet, il est évident que tous les enfants et tous les idiots n’en ont pas la moindre perception, pas la moindre notion. Et ce défaut suffit à détruire l’assentiment universel qui devrait nécessairement accompagner toute vérité innée ; car il me semble presque contradictoire de dire qu’il y a des vérités imprimées sur l’âme que celle-ci ne percevrait ou ne comprendrait pas. Car imprimer, si cela signifie quelque chose, ce n’est rien d’autre que faire percevoir certaines vérités ; imprimer quelque chose sur l’esprit, sans que celui-ci le perçoive, me semble en effet difficilement intelligible. Si donc les enfants et les idiots avaient une âme, ou un esprit, sur lesquels ces vérités sont imprimées, ils devraient inévitablement percevoir ces vérités, nécessairement les connaître et leur donner assentiment. Puisqu’il n’en est pas ainsi, il est évident qu’il n’y a pas d’impressions de ce genre.
Car, si ce ne sont pas des notions naturellement imprimées, comment peuvent-elles être innées ? Et si ce sont des notions innées, comment peuvent-elles être inconnues ? Dire qu’une notion est imprimée sur l’esprit et dire en même temps que pourtant l’esprit l’ignore, qu’il ne s’en est jamais rendu compte, c’est faire de cette impression un néant. On ne peut dire qu’une proposition est dans l’esprit s’il ne l’a jamais connue, s’il n’en a jamais été conscient. Car si c’était possible, on pourrait dire que, pour la même raison, toutes les propositions vraies que l’esprit pourrait un jour admettre sont dans l’esprit et y sont imprimées. En effet, si on peut dire de l’une de ces propositions que l’on n’a jamais connue qu’elle peut être dans l’esprit, ce doit être uniquement parce que l’esprit peut la connaître ; et l’esprit est dans cette situation à l’égard de toute vérité qu’il connaîtra un jour. Et même, des vérités qu’il n’a jamais connues et qu’il ne connaîtra jamais pourraient être imprimées dans l’esprit, car un homme peut vivre longtemps et finalement mourir dans l’ignorance de nombreuses vérités que son esprit était capable de connaître, jusqu’à la certitude.
Questions de la semaine 1) Que signifie pour les idées être « imprimées » sur l’âme ? 2) Pourquoi l’auteur mentionne le cas des enfants et des idiots ? 3) Peut-il y avoir des idées innées non conscientes ? |
Texte 2 – Rationalisme – David Hume, Enquête sur l’entendement humain (1748)

David Hume (1711-1776) est un philosophe écossais considéré comme l’un des plus importants des Lumières écossaises. Il est avec Locke et Berkeley l’un des fondateurs de l’empirisme britannique, et l’un des plus radicaux par son scepticisme. Dans son Enquête, l’auteur tente de préciser les pensées qu’il a exposé dans son Traité de la nature humaine (1739-40). Il y parle notamment du rôle de l’habitude sur la causalité et du fondement de la connaissance.
Supposez que quelqu’un, fut-il doué de facultés de raison et de réflexion les plus fortes, soit soudain amené dans ce monde ; il observerait certainement immédiatement une succession continuelle d’objets, un événement suivant un autre événement ; mais il ne serait pas capable d’aller plus loin et de découvrir autre chose. D’abord, il ne serait pas capable, par un raisonnement, de parvenir à l’idée de cause et d’effet, car les pouvoirs particuliers, par lesquels toutes les opérations naturelles sont accomplies, n’apparaissent jamais aux sens. Il n’est pas raisonnable de conclure, simplement parce qu’un événement, dans un cas, en a précédé un autre, que, par conséquent, l’un est la cause, l’autre l’effet. Leur conjonction peut être arbitraire et accidentelle. Il peut ne pas y avoir de raison d’inférer l’existence de l’un de l’apparition de l’autre. En un mot, une telle personne, sans plus d’expérience, ne pourra jamais faire de conjectures ou de raisonnement concernant une chose de fait, ou être assurée de quelque chose au-delà ce de ce qui est immédiatement présent à sa mémoire ou à ses sens.
Supposez encore que cet homme ait acquis plus d’expérience et qu’il ait vécu assez longtemps dans le monde pour avoir observé que des objets familiers ou des événements sont constamment joints ensemble. Quelle est la conséquence de cette expérience ? Il infère immédiatement l’existence de l’un des objets de l’apparition de l’autre. Pourtant, par toute son expérience, il n’a acquis aucune idée ou connaissance du pouvoir secret par lequel l’un des objets est produit par l’autre ; et ce n’est par aucun processus de raisonnement qu’il est engagé à tirer cette inférence. Mais pourtant il se trouve déterminé à la tirer ; et, serait-il convaincu que son entendement n’a pas de part dans cette opération, il continuerait pourtant le même cours de pensée. Il y a un autre principe qui le détermine à former une telle conclusion.
Ce principe est l’accoutumance, l’habitude. Car chaque fois que la répétition d’un acte particulier ou d’une opération particulière produit un penchant à renouveler le même acte ou la même opération, sans que l’on soit mu par aucun raisonnement ou opération de l’entendement, nous disons toujours que ce penchant est l’effet de l’accoutumance. En employant ce mot, nous ne prétendons pas avoir donné la raison ultime d’un tel penchant. Nous indiquons seulement un principe de la nature humaine qui est universellement reconnu et qui est bien connu par ses effets. Nous ne pouvons peut-être pas pousser nos recherches plus loin et prétendre donner la cause de cette cause, mais nous devons nous en contenter comme de l’ultime principe que nous puissions assigner à toutes nos conclusions venant de l’expérience. […]
L’accoutumance est donc le grand guide de la vie humaine. C’est ce principe seul qui nous rend l’expérience utile, et nous fait attendre, dans le futur, une suite d’événements semblables à ceux qui ont paru dans le passé. Sans l’influence de l’accoutumance, nous serions totalement ignorants de toute chose de fait au-delà de ce qui est immédiatement présent à la mémoire et aux sens. […]
Il y a donc ici une sorte d’harmonie préétablie entre le cours de la nature et la succession de nos idées ; et bien que les pouvoirs et les forces par lesquels ce cours est gouverné nous soient totalement inconnus, pourtant nos pensées et nos conceptions ont toujours marché, trouvons-nous, au même train que les autres ouvrages de la nature. L’accoutumance est le principe par lequel cette correspondance a été effectuée […]
[…] Comme la nature nous a appris l’usage de nos membres sans nous donner la connaissance des muscles et des nerfs par lesquels ils sont mus, de même elle a implanté en nous un instinct qui porte la pensée en avant, dans un cours qui correspond à celui qu’elle a établi entre les objets extérieurs, bien que nous soyons ignorants de ces pouvoirs et de ces forces dont dépendent totalement ce cours régulier et cette succession des objets.
Questions de la semaine 1) Pourquoi ne peut-on pas établir un rapport de cause à effet à partir de l’observation d’une succession entre deux événements ? 2) Qu’est-ce que l’accoutumance ? 3) Expliquez la comparaison du dernier paragraphe. |
Texte 3 – La voie kantienne – Emmanuel Kant, Logique (1800)

Emmanuel Kant (1724-1804) est un philosophe Allemand majeur des Lumières allemandes ayant eu une influence considérable sur l’idéalisme allemand, la philosophie analytique, la phénoménologie, la philosophie moderne et la philosophie critique. La Logique est une de ses œuvres tardives.
Car la philosophie, dans le second sens, est même la science du rapport de toute connaissance et de l’usage de la raison à la fin dernière de la raison humaine, comme fin suprême à laquelle toutes les autres fins sont subordonnées, et dans laquelle elles se réunissent toutes pour n’en former qu’une seule.
Le champ de la philosophie, dans ce sens familier, donne lieu aux questions suivantes :
- Que puis-je savoir ?
- Que dois-je faire ?
- Que faut-il espérer ?
- Qu’est-ce que l’homme ?
La métaphysique répond à la première question, la morale à la seconde, la religion à la troisième, et l’anthropologie à la quatrième. Mais au fond, l’on pourrait tout ramener à l’anthropologie, parce que les trois premières questions se rapportent à la dernière.
Le philosophe doit par conséquent pouvoir déterminer :
- Les sources du savoir humain ;
- La circonscription de l’usage possible et utile de toute science ; et enfin,
- Les bornes de la raison.
La dernière question est tout à la fois la plus importante et la plus difficile ; mais le philodoxe ne s’en occupe pas.
Un philosophe doit réunir deux qualités principales :
- La culture du talent et de la capacité, pour faire servir l’un et l’autre à toutes sortes de fins ;
- L’habileté dans l’usage de tous les moyens pour les fins qu’il se propose.
Ces deux choses doivent aller ensemble : car sans les connaissances on ne sera jamais philosophe ; mais aussi jamais ces connaissances seules ne feront le philosophe, si l’union régulière de toutes les connaissances, de toutes les capacités, ne concourt pas à l’unité, et si la lumière ne règne pas dans leur alliance avec les fins suprêmes de la raison humaine.
Celui-là, en général, ne peut s’appeler philosophe, qui ne peut philosopher. Or, on ne philosophe que par l’exercice et en apprenant à user de sa propre raison.
Mais comment la philosophie doit-elle s’apprendre ?
Tout penseur philosophe élève pour ainsi dire son propre ouvrage sur les ruines de celui d’autrui ; mais jamais un ouvrage n’a été si solide qu’il fût inattaquable dans toutes ses parties. On ne peut donc pas apprendre la philosophie à fond, parce qu’elle n’est pas encore donnée. Mais, posé aussi qu’il en existât réellement une, celui qui l’aurait apprise ne pourrait pas dire qu’il est philosophe : car la connaissance qu’il en aurait ne serait toujours subjectivement qu’historique.
Il en est autrement en mathématiques : on peut en quelque sorte apprendre cette science ; car ici les preuves sont si évidentes que chacun peut en être convaincu ; aussi les mathématiques peuvent-elles, à cause de leur évidence, être considérées comme une science certaine et stable.
Celui qui veut apprendre à philosopher ne doit considérer tous les systèmes de philosophie que comme des histoires de l’usage de la raison, et comme des objets propres à orner son talent philosophique.
Le véritable philosophe, comme libre penseur, doit faire un usage indépendant et propre, et non un usage servile de sa raison. Mais il ne doit pas en faire un usage dialectique, c’est-à-dire un usage qui tendrait à donner aux connaissances une apparence de vérité et sagesse qu’elles n’auraient pas. C’est là une oeuvre digne des sophistes, tout à fait incompatible avec la dignité du philosophe comme possesseur et précepteur de la sagesse.
En effet, la science n’a une valeur intrinsèque qu’à titre véritable d’organe ou d’expression de la sagesse. Mais, à ce titre, elle lui est tellement indispensable, que l’on peut bien dire que la sagesse sans la science est la silhouette d’une perfection à laquelle nous n’atteindrons jamais.
Celui qui hait la science, mais qui aime d’autant plus la sagesse, s’appelle misologue. La misologie provient d’ordinaire d’un défaut de connaissances scientifiques, et d’une espèce de barbarie. Quelquefois aussi ceux-là tombent dans la misologie, qui d’abord ont couru après les sciences avec une grande application et un grand bonheur, et qui cependant n’ont pu trouver aucune satisfaction véritable dans tout leur savoir.
La philosophie est la seule science qui nous enseigne à nous procurer cette satisfaction intérieure : elle ferme en quelque sorte le cercle scientifique, et les sciences reçoivent d’elle seule tout leur ordre et leur ensemble.
Nous devons donc plutôt avoir égard, dans l’exercice de notre libre pensée ou de notre philosophie, à la méthode qu’il convient de suivre dans l’usage de notre raison, qu’aux principes mêmes auxquels nous sommes arrivés par elle.
Questions de la semaine 1) Quels sont les différents champs de la philosophie ? 2) Quelles sont les qualités du philosophe ? 3) Quelle est la différence entre le philosophe et le misologue ? |