Cours de philosophie en ligne du CETAD
LE SUJET – QUI SUIS-JE ?
Valentin et Ellen Davydov

(Le portrait de Dorian Gray, 1945)
SEMAINE 3
Vanité des vanités disait Qohèleth. Vanité des vanités, tout est vanité ! Quel profit l’homme retire-t-il de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va, une génération s’en vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche ; il se hâte de retourner à sa place, et de nouveau il se lèvera. Le vent part vers le sud, il tourne vers le nord ; il tourne et il tourne, et recommence à tournoyer. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est pas remplie ; dans le sens où vont les fleuves, les fleuves continuent de couler. Tout discours est fatigant, on ne peut jamais tout dire. L’œil n’a jamais fini de voir, ni l’oreille d’entendre. Ce qui a existé, c’est cela qui existera ; ce qui s’est fait, c’est cela qui se fera ; rien de nouveau sous le soleil. Y a-t-il une seule chose dont on dise : « Voilà enfin du nouveau ! » – Non, cela existait déjà dans les siècles passés. Mais, il ne reste pas de souvenir d’autrefois ; de même, les événements futurs ne laisseront pas de souvenir après eux. Ec 1, 2-11 |
L’HOMME FACE À AUTRUI
La suite de notre réflexion mène hors de soi vers l’autre. L’homme n’est pas une île, et il n’est même pas bon pour lui d’être seul. Il vit au milieu de ses semblables, appartenant au règne animal tout en s’élevant au-dessus de lui, face à un autre qui est à la fois comme lui et différent de lui, à la fois recherchant et fuyant sa propre compagnie et celle d’autrui.
Question générale de la semaine Autrui est-il mon semblable ? |
Texte 1 – L’homme est un être social : Aristote, Les politiques, 1, 2, (IV av. J.-C).

Les Politiques est le traité d’Aristote sur l’État. Rédigé à Athènes dans les dernières années de la vie d’Aristote (335-322 av. J.-C.), il pose les fondements de la philosophie sociale et politique de l’auteur. Les Politiques traite des problèmes de la famille en tant que cellule de l’État, de l’esclavage, de la citoyenneté, de la définition de l’État et des formes de son gouvernement. La thèse principale d’Aristote y est que l’homme est un être politique et l’État une communauté dont le but est de réaliser le bien de ses membres.
La communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étant constituée pour permettre de vivre, elle permet une fois qu’elle existe de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est naturelle puisque les communautés antérieures [la famille, le village, les premières cités et les tribus soumises à un roi] dont elle procède le sont aussi. […]
Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain […] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en communs c’est ce qui fait une famille et une cité.
Questions de la semaine 1) Qu’est-ce qui définit la cité ? 2) Qu’est-ce qui fait de l’homme un animal « politique » ? 3) Qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal selon Aristote ? |
Texte 2 – L’autre est un sujet semblable à moi : Husserl, Méditations cartésiennes, 5ème méditation, §43 (1931).

Les Méditations cartésiennes sont un traité philosophique d’Edmund Husserl, l’une de ses œuvres majeures, qui est une version élargie et révisée de deux conférences données par Husserl à Paris en 1929. L’ouvrage est fait de cinq réflexions portant sur la définition de la phénoménologie en tant que description de l’expérience de la conscience connaissante, et l’identification de ses caractéristiques essentielles.
Par exemple, je perçois les autres — et je les perçois comme existants réellement — dans des séries d’expériences à la fois variables et concordantes ; et, d’une part, je les perçois comme objets du monde. Non pas comme de simples « choses » de la nature, bien qu’ils le soient d’une certaine façon « aussi ». Les « autres » se donnent également dans l’expérience comme régissant psychiquement les corps physiologiques qui leur appartiennent. Liés ainsi aux corps de façon singulière, « objets psycho-physiques », ils sont « dans » le monde. Par ailleurs, je les perçois en même temps comme sujets pour ce même monde : sujets qui perçoivent le monde, — ce même monde que je perçois — et qui ont par-là l’expérience de moi, comme moi j ’ai l’expérience du monde et en lui des « autres ». On peut-poursuivre l’explicitation noématique dans cette direction encore assez loin, mais on peut considérer d’ores et déjà comme établi, le fait que j’ai en moi, dans le cadre de ma vie de conscience pure transcendentalement réduite, l’expérience du « monde » et des « autres » — et ceci conformément au sens même de cette expérience, — non pas comme d’une œuvre de mon activité synthétique en quelque sorte privée, mais comme d’un monde étranger à moi, « intersubjectif », existant pour chacun, accessible à chacun dans ses « objets ».
Et pourtant, chacun a ses expériences à soi, ses unités d’expériences et de phénomènes à soi, son « phénomène du monde » à soi, alors que le monde de l’expérience existe « en soi » par opposition à tous les sujets qui le perçoivent et à tous leurs mondes phénomènes.
Questions de la semaine 1) En quoi la perception me donne-t-elle autrui comme faisant partie du monde ? 2) Qu’est-ce qui me fait percevoir autrui comme « sujet » et non comme « objet » dans le monde ? 3) En quoi le monde est-il à la fois hors de moi et en moi et autrui comme sujets ? |
Texte 3 – L’autre comme péril ou richesse : Sartre, Texte sur la naissance de Huis clôt (1992).

Pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre, jouée pour la première fois en 1944 à Paris, Huis clos illustre un certain nombre des thèses de l’existentialisme français sur la relation entre le « moi » et l’ « autre ».
J’ai voulu dire : l’enfer, c’est les autres. Mais « l’enfer, c’est les autres » a toujours été mal compris. On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’étaient toujours des rapports infernaux. Or, c’est autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut-être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont au fond ce qu’il y a de plus important en nous-mêmes pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons ses connaissances que les autres ont déjà sur nous. Nous nous jugeons avec les moyens que les autres ont, nous ont donné de nous juger. Quoique je dise sur moi, toujours le jugement d’autrui entre dedans. Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui. Et alors en effet je suis en enfer. Et il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu’ils dépendent trop du jugement d’autrui. Mais cela ne veut nullement dire qu’on ne puisse avoir d’autres rapports avec les autres. Ça marque simplement l’importance capitale de tous les autres pour chacun de nous.
Deuxième chose que je voudrais dire, c’est que ces gens ne sont pas semblables à nous. Les trois personnages que vous entendrez dans Huis Clos ne nous ressemblent pas en ceci que nous sommes vivants et qu’ils sont morts. Bien entendu, ici « morts » symbolise quelque chose. Ce que j’ai voulu indiquer, c’est précisément que beaucoup de gens sont encroûtés dans une série d’habitudes, de coutumes, qu’ils ont sur eux des jugements dont ils souffrent mais qu’ils ne cherchent même pas à changer. Et que ces gens-là sont comme morts. En ce sens qu’ils ne peuvent briser le cadre de leurs soucis, de leurs préoccupations et de leurs coutumes; et qu’ils restent ainsi victimes souvent des jugements qu’on a portés sur eux. A partir de là, il est bien évident qu’ils sont lâches ou méchants par exemple.
S’ils ont commencé à être lâches, rien ne vient changer le fait qu’ils étaient lâches. C’est pour cela qu’ils sont morts, c’est pour cela, c’est une manière de dire que c’est une mort vivante que d’être entouré par le souci perpétuel de jugements et d’actions que l’on ne veut pas changer. De sorte que, en vérité, comme nous sommes vivants, j’ai voulu montrer, par l’absurde, l’importance chez nous de la liberté, c’est à dire l’importance de changer les actes par d’autres actes. Quel que soit le cercle d’enfer dans lequel nous vivons, je pense que nous sommes libres de le briser. Et si les gens ne le brisent pas, c’est encore librement qu’ils y restent de sorte qu’ils se mettent librement en enfer.
Vous voyez donc que, rapports avec les autres, encroûtement et liberté, liberté comme l’autre face à peine suggérée, ce sont les trois thèmes de la pièce. Je voudrais qu’on se le rappelle quand vous entendrez dire : « l’enfer c’est les autres. »
Questions de la semaine 1) Quel est le véritable sens de « l’enfer, c’est les autres » selon Sartre ? 2) Que signifie « être mort » pour Sartre ? 3) Comment Sartre définit-il la liberté ? |